Des prédictions diverses, désignées du nom inapproprié de « prophéties », connaissent une vogue d’autant plus grande qu’elles recoupent le sentiment, très répandu à l’heure actuelle, selon lequel nous vivons la fin d’un cycle et que nous approcherions de bouleversements imminents. Des publications s’efforcent, avec une ingéniosité plus ou moins grande, d’interpréter ces pseudo-prophéties. On ne saurait trop mettre en garde ceux qui seraient tentés d’accorder une confiance excessive à ces prédictions, ou de se laisser impressionner par leur ton alarmiste.
Les discours catastrophistes ne sont pas exclusifs à notre époques ; ils ont connu des fortunes diverses au cours des siècles, mais certains facteurs contribuent de nos jours à les conforter, notamment les transformations accélérées dues au progrès technique, ainsi que le vide laissé par la désaffection croissante vis-à-vis des religions et des cultes traditionnels.
Les sources de la soi-disant prophétie
Parmi les prédictions qui connaissent une réelle fortune à notre époque figure la célèbre « prophétie » des papes dite de saint Malachie. L’intérêt qu’elle suscite ne peut qu’aller en croissant à mesure que l’élection d’un nouveau pape nous rapproche de son dénouement.
L’authenticité de ce texte, de source douteuse, doit toutefois être regardée comme suspecte. Il est fort probable que saint Malachie, à qui on attribue cette « prophétie », ne soit qu’un pseudonyme emprunté à Malachie O’Morgair, l’archevêque d’Armagh en Irlande, qui fut canonisé par le pape Clément III en 1190. Il n’est pas non plus impossible qu’il s’agisse d’un pseudonyme collectif, celui d’un groupe qui aurait rédigé cet écrit.
En 1595, le moine bénédictin Arnold (de) Wion exhiba la « Prophétie des Papes » de saint Malachie, un manuscrit soi-disant écrit par ce saint irlandais, qu’il aurait dénichée dans la bibliothèque du Vatican. Elle consiste en une liste de cent onze devises courtes en latin, attribuées à chacun des papes qui se sont succédé depuis Célestin II (1143-1144). Aucun des contemporains de Malachie qui l’ont côtoyé n’évoque cette prophétie dans leur témoignage. Le texte semble plutôt avoir été produit à la fin du XVIe siècle. Son origine a donné lieu à plusieurs spéculations. Elle serait soit une mystification inventée pour amuser le public, soit un acte de propagande cléricale destiné à légitimer la papauté, en incitant les fidèles à croire au caractère providentiel de la désignation des papes. L’Église n’a toutefois jamais reconnu cette soi-disant prophétie, à laquelle elle ne se réfère jamais dans ses communications ; elle ne lui accordera jamais le statut d’un article de foi.
Le plus probable reste que ce texte n’aurait été qu’un artifice fabriqué dans un but électoraliste, à la veille du Conclave de 1590, par des faussaires partisans du cardinal Girolamo Simoncelli en vue d’orienter le choix du Conclave. La prétendue prophétie serait une sorte de mot d’ordre crypté, destiné à éclairer ceux qui en détiendraient la clé. Le 75e pape, celui qui devait être élu, est désigné par la formule De antiquitate urbis (De l’ancienneté de la ville) ; or la ville d’Orvieto, où naquit Simoncelli, vient du latin urbs vetus (Vieille ville). Par malchance, ce candidat prédestiné rata l’élection ; c’est Niccolò Sfondrati, qui décrocha la tiare après avoir soudoyé les cardinaux dont il obtint les suffrages.
Les devises affectées aux papes
Les devises antérieures à cette élection coïncident de façon parfaite avec les 74 papes qui l’ont précédée, ce qui n’a rien d’étonnant. La plupart consistent en des allusions ou en des jeux de mots inspirés par le nom des pontifes ou par des épisodes de leur vie. Le procédé laisse le champ libre à différentes façons d’interpréter les devises postérieures à 1595 ; libellées dans un langage sibyllin, la plupart sont si confuses et si imprécises qu’elles pourront s’appliquer à différentes personnalités. Elles ne se vérifient qu’a posteriori, souvent en cherchant de façon alambiquée des détails dans la vie du pape, dans ses armoiries, l’ordre religieux auquel il appartient, le lieu de sa naissance, celui du siège ecclésiastique qu’il a occupé… Aucune de ces devises n’a jamais permis de prédire le candidat qui sera élu.
Il n’est pas toujours facile d’établir un lien convainquant entre les devises et les papes concernés. Certaines parmi celles qui se rapportent à des papes postérieurs à 1590 ont pu frapper par leur justesse et leur pertinence. Ainsi, Religio depopulata (La religion dépeuplée) convient très bien au règne de Benoît XVI (1914-1922), qui fut pape pendant la Première Guerre mondiale, la grippe espagnole et la révolution soviétique qui dépeuplèrent la chrétienté. On peut également reconnaitre la qualité de Fides intrepida (La foi intrépide) à Pie XI (1922-1939), le pape des missions, dont les encycliques condamnèrent ouvertement le nazisme et le communisme. S’agissant de Paul VI (1963-1978), on explique sa devise Flos florum (La fleur des fleurs) par les trois lys présents sur ses armoiries, le lys étant surnommé « la fleur des fleurs ».
De medietate lunæ (De la moitié de la lune ou Du temps moyen d’une lune) coïncide avec le règne très bref de Jean-Paul Ier (1978-1978), mort trente-trois jours seulement après son élection, soit l’équivalant approximatif d’une « lune ». À l’inverse, De labore solis (Du labeur du soleil) illustre le pontificat de Jean-Paul II (1978-2005), dont la durée, vingt-six ans, recoupe celle du cycle solaire calendaire utilisé dans le comput ecclésiastique ; certains y voient également une allusion à la personnalité « solaire » de Jean-Paul II, le pape qui voyagea beaucoup, et dont le long et éreintant labeur a marqué son époque.
En revanche, on peine à trouver la signification de l’olive dans la devise Gloria olivæ (La gloire de l’olive ou de l’olivier) à propos de Benoît XVI (2005-2013). Quant à la qualification de Pastor angelicus (Le pasteur angélique) attribuée à Pie XII (1939-1958), elle risque de soulever bien des objections, notamment au regard de l’attitude ambiguë de ce pontife vis-à-vis du nazisme et durant la Deuxième Guerre mondiale.
La 112e et dernière prédiction concernerait l’actuel pape François Ier, appelé Pierre le Romain. Cette devise, tout aussi symbolique que les autres, ne veut pas dire que le pape aurait choisi de s’appeler Pierre, car il est d’usage qu’aucun souverain pontife ne reprenne ce nom ; elle ferait plutôt allusion à l’analogie entre la fin du cycle et son début. Cette devise, d’une longueur exceptionnelle, n’annonce rien de moins que la fin de l’Église : « Dans la dernière persécution de la sainte Église romaine siégera Pierre le Romain qui fera paître ses brebis à travers de nombreuses tribulations. Celles-ci terminées la cité aux sept collines sera détruite et le Juge redoutable jugera son peuple ». Beaucoup de spécialistes assimilent la cité aux sept collines à Rome, le siège de la papauté, qui se trouve entourée de sept collines.
Le dénouement de la prophétie
Nous serions ainsi parvenus à une période cruciale, proche de la fin, puisque l’actuel pape François coïncide avec le dernier de la liste, et ce qui doit lui succéder n’a rien de joyeux. Il est probable que peu de gens seraient disposés à prêter foi à une prédiction qui promettrait le paradis sur la terre ; mais il en va tout autrement lorsqu’une prédiction annonce une tragédie, à l’exemple de la fin de l’Église et de son jugement sans complaisance. L’idée de la fin d’un cycle ou d’une époque, que l’on tend à appeler la « fin des temps », recoupe les prophéties contenues dans les Écritures sur la « fin du monde » et le jugement final, portées notamment par les descriptions dramatisées de l’Apocalypse. On aura beau expliquer qu’il s’agit là de visions au caractère symbolique qu’il conviendrait de ne pas prendre à la lettre, leur compréhension littérale n’en a pas moins longuement imprégné les esprits, au point de laisser subsister dans le public des dispositions à prêter l’oreille à un certain catastrophisme.
S’il ne plaisait à Dieu de détruire Rome et de juger son peuple avant la fin du pontificat actuel, gageons que les partisans de cette « prophétie » trouveront une explication pour justifier un report de l’échéance. Sans doute diront-ils que François Ier n’était en fait pas le dernier pape, mais seulement l’avant dernier à occuper le trône de saint Pierre !
Le 17 décembre 2021.