La première réaction que suscite le nom de Vladimir Poutine est sans doute un cri d’indignation à l’encontre de cet autocrate, dont les exactions commises en Ukraine ont été précédées d’autres abominations en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie… Il n’est pas utile de détailler ici la biographie du personnage, ni ce qui a déjà été dit au sujet de son profil psychopathologique.
En revanche, le point de vue « synarchique », sur la base des théories de Fabre d’Olivet et de Saint-Yves d’Alveydre, apporte un éclairage intéressant sur la nature et le ressort du pouvoir de Poutine. Deux choses essentielles en ressortent :
- le personnage est un « homme fatidique »,
- son régime est du « bonapartisme ».
Avant d’envisager s’il est possible d’arrêter Poutine, voyons dans quel sens il faut entendre ces deux catégories qui caractérisent son pouvoir.
Qu’est-ce qu’un homme fatidique ?
Un homme fatidique est favorisé par ce que Fabre d’Olivet appelle le Destin, c’est-à-dire « la pente des évènements », « la force des choses », « l’engrenage fatal ». Les hommes fatidiques qui marquent leur époque n’inventent rien ; ils exploitent, avec une énergie et une habilité sans doute hors du commun, les circonstances de leur époque et les moyens qu’elle met à leur disposition. De tels profils, mus par une pulsion de domination, ne surnagent que quand ils peuvent faire coïncider leur ambition personnelle avec une conjoncture qui leur est favorable, sans qu’ils l’aient créée eux-mêmes.
En général, un homme fatidique s’impose dans des périodes troublées et anxiogènes. Bonaparte s’empara du pouvoir quand les souvenirs de la Terreur étaient encore vifs, pour écarter son retour. Yannick Jaffré confronte la Russie de Poutine au Consulat bonapartiste ; Poutine rétablit l’ordre dans un pays qui, sorti d’un système totalitaire, était livré aux désordres, aux violences mafieuses et à l’insécurité[1]. Hitler imposa sa dictature dans un pays humilié par la défaite, accablé par l’inflation, la crise et le chômage, qui poussaient au désespoir des millions d’hommes du prolétariat et des classe moyennes. Bonaparte, sans les bouleversements de la Révolution, serait peut-être resté un obscur officier subalterne. Hitler, qui s’imposa sur des esprits perturbés par la crise, aurait continué en temps normal à passer pour un marginal bizarre et anormal. Poutine, sans la période difficile qu’a vécue la Russie au sortir du communisme, serait resté un obscur fonctionnaire aigri et frustré.
Poutine a été fabriqué par le régime soviétique et son appareil répressif qu’était le KGB, qui perdure sous le nom de FSB. Cette police politique lavait le cerveaux de ses recrues, en déployant à divers moyens élaborés, tels que l’hypnose. Des individus façonnés dans un tel moule peuvent changer en apparence, si la nécessité leur impose de s’adapter aux circonstances, mais dans la grande majorité des cas, le fond reste inchangé. Les anciens du régime soviétique ne demandaient pas mieux que d’en revenir à ce qu’ils associent à leur ancienne gloire. Il suffit que les circonstances laissent entrevoir la possibilité de restaurer, au moins partiellement, l’empire soviétique pour mobiliser plus d’un nostalgique.
Poutine sut utiliser, avec une redoutable efficacité, les moyens de pression et de chantage qu’il avait appris au KGB. C’est ainsi qu’il s’est rendu indispensable auprès de ses mentors politiques en leur rendant d’appréciables services : l’assassinat, la corruption, les fausses preuves et les faux dossiers d’accusation pour faire plier ou éliminer les juges et les procureurs trop indépendants…
Quand Eltsine, à bout de ressources, finit par quitter le pouvoir, Poutine n’eut qu’à prendre la succession. La reprise en main du pays par l’administration centrale, après la période de troubles et de laissez-faire, satisfaisait une grande partie de la population, lassée des pénuries et de l’insécurité généralisée, ainsi que les nostalgiques de la puissance de l’ex URSS effondrée en 1991.
Qu’est-ce qu’un régime bonapartiste
Le bonapartisme peut se définir comme un despotisme fondé sur le populisme, et sur un discours démocratique qu’il proclame en théorie tout en le contredisant de fait. Le mot fait référence à Napoléon Bonaparte, héritier de la Révolution française, dont cet autocrate se réclamait bien qu’il en ait trahi l’esprit. Pour préciser la définition, le bonapartisme, résulte d’un compromis passé, sur fond de crise, entre les milieux conservateurs, le capitalisme industriel et un mouvement populiste. Parmi d’autres représentants du bonapartisme, on peut citer Kemal en Turquie, Codreanu en Roumanie, Primo de Rivera en Espagne, Mussolini en Italie, Hitler en Allemagne, et Poutine en Russie.
Le chef bonapartiste est un mélange de machiavélien opportuniste sans scrupules et de tribun charismatique démagogue. Il se pose en fils du peuple, dont il se dit proche. Il peut être lui-même de basse extraction, comme Mussolini, Hitler ou Poutine. Ces aventuriers, portés par la passion du pouvoir, ne dédaignent pas le culte de la personnalité ; ils exploitent l’art de monter un leader en vedette par les médias.
Du point de vue trifonctionnel selon la théorie synarchique de Saint-Yves d’Alveydre, un régime bonapartiste tient la route lorsqu’il prend appui sur des représentants des trois fonctions sociales : l’autorité enseignante, l’ordre politique et l’ordre économique.
Dans le premier ordre, l’autorité enseignante, le pouvoir bonapartiste s’assure le soutien des cultes officiels. Bonaparte conclut avec Rome un concordat mettant fin au conflit religieux ; par la suite, l’Église de France multiplia les marques de fidélité à l’empereur. Les accords du Latran, signés entre la papauté et Mussolini, déclarèrent le catholicisme « seule religion de l’État » et rendirent l’enseignement religieux obligatoire. En Allemagne, le clergé catholique, inquiet de l’attrait que suscitait l’URSS, « patrie des travailleurs », auprès des masses, signa un concordat avec l’État national-socialiste, que celui-ci s’empressa d’afficher comme une légitimation. En Russie, la subordination du clergé orthodoxe officiel vis-à-vis du Kremlin est un fait acquis déjà depuis le régime soviétique.
Pour le reste de l’autorité enseignante, l’appareil d’État coiffe les organes d’éducation, les écoles, les universités et la presse.
S’agissant du deuxième ordre, le dictateur bonapartiste s’assure le soutien des forces conservatrices, à commencer par l’armée. En Allemagne, l’armée et les junkers prussiens en vinrent à regarder le nazisme comme un moindre mal. La caste militaire, même si elle méprisait les nazis, était sensible à la crise de l’identité nationale. En Italie, on a qualifié de « dyarchie » la coexistence d’une monarchie avec la dictature fasciste ; mais celle-ci prit très vite la primauté sur une royauté privée de vraie signification. En Russie, Poutine obtient le soutien de cadres nostalgiques de l’empire soviétique, et notamment de la caste militaire qui, après la chute de l’URSS, avait soudainement perdu ses avantages et son statut social.
Dans le troisième ordre, l’ordre économique, le bonapartisme fait le jeu d’une oligarchie de nouveaux riches, disposée à appuyer un despote qui puisse les préserver de la menace que représentent les classes défavorisées. Le coup d’État du 18 brumaire de Bonaparte fut monté avec l’appui des milieux aisés. L’aide invisible de la grande bourgeoisie permit aux mouvements fasciste et hitlérien de prendre le pouvoir. Les barons de l’industrie, qui soutinrent Hitler par leurs subventions, purent compter en retour sur des syndicats officiels et des organisations ouvrières contrôlés par l’État. De surcroit, le réarmement et la conquête extérieure assuraient des débouchés à leur production. En Russie, Poutine implanta son pouvoir avec l’appui des oligarques et des nouveaux riches. Cet autocrate accéléra les privatisations des grandes entreprises pour permettre à quelques hommes richissimes, qui lui restent fidèles par intérêt, de prendre le contrôle de l’essentiel de la production.
Un pouvoir bonapartiste ne peut toutefois s’instaurer que si le pays ne dépend pas du crédit extérieur. En Russie, les ressources du pays permettent au régime de s’appuyer sur une bourgeoisie nationale autonome vis-à-vis du capital étranger. Le fascisme mussolinien, pour éviter une telle sujétion, pratiqua l’autarcie, quitte à imposer l’austérité à l’Italie pour assurer un maximum d’indépendance économique.
En dépit de leur forte emprise sur la vie sociale, les régimes bonapartistes ne peuvent pas être qualifiés de totalitaires, comme l’était le stalinisme. Ils ne bouleversent pas la structure sociale et n’érigent pas l’économie en monopole d’État. Le compromis bonapartiste n’implique pas la fusion des forces sociales qui le soutiennent, mais leur convergence factice. Il en résulte un équilibre précaire, toujours susceptible de compromettre la stabilité du régime. C’est un homme fatidique, Mussolini, Hitler ou Poutine, qui constitue le centre de fixation de ces forces plus ou moins autonomes et qui lie cet assemblage hétéroclite.
Le mensonge visant à concilier les milieux conservateurs, les dirigeants de l’industrie et les milieux populistes ne peut tenir indéfiniment la route. Les contradictions entre la bourgeoisie et les masses laborieuses, à qui la propagande a fait miroiter de grandes promesses, finiraient par affaiblir ces régimes. Pour maintenir un ressort propre à entraîner toutes les parties prenantes, le chef bonapartiste flatte la fibre nationaliste du pays par une politique de prestige, quitte à détourner les énergies de la plèbe dans des guerres d’expansion. Ni les succès diplomatiques qu’on lui concèdera, ni les victoires militaires qu’il remportera ne calmeront ses ambitions, car le ressort de son pouvoir reste fondé sur son prestige. De surcroit, la folie mégalomaniaque de ce leader a tôt fait de lui faire perdre le sens de la limite.
Poutine a passé un pacte implicite avec les Russes : leur rendre leur fierté nationale et améliorer un minimum leurs conditions de vie, en échange de quoi ils feraient l’impasse sur leurs libertés. Pour justifier la soumission des volontés à un État policier, il refait de la nation une référence pour les masses en quête d’identité. Sa propagande reprend du répertoire tsariste les valeurs patriotiques. L’annexion de la Crimée en 2014 et le retour de la Russie dans l’arène internationale flattèrent le désir de la société russe de renouer avec une fierté nationale.
Peut-on arrêter Poutine ?
Un homme fatidique engagé dans la pente fatale de la violence n’a pas d’autre choix que de persister jusqu’à l’issue fatale, car son pouvoir ne peut survivre à une perte de prestige.
Mussolini a été destitué par son propre parti. Hitler s’accrocha jusqu’à la destruction de son armée et de l’Allemagne. Napoléon abdiqua non parce que les armées alliées étaient arrivées à Paris, mais parce que ses maréchaux lui avaient signifié qu’ils ne le suivaient plus.
Reste à savoir ce qui pourrait arrêter Poutine. La réponse à cette question touche les différents supports de son pouvoir.
- Sa popularité personnelle
La popularité en politique est un phénomène éphémère ; quelle que soit sa virulence initiale, elle s’use avec le temps, surtout quand les difficultés matérielles indisposent la population. Le dirigeant bonapartiste ne se maintient au pouvoir que tant qu’il peut alimenter sa popularité par son prestige extérieur.
- L’autorité religieuse
L’opposition à Poutine ne viendra pas de l’institution officielle de l’Église orthodoxe, domestiquée par le pouvoir politique, du moins pas tant que ce dernier ne sera pas discrédité. Elle pourra venir des croyants et du clergé dissident en phase avec une société civile éduquée.
- La caste militaire
Actuellement, c’est le pouvoir militaire, et non celui de l’argent, qui domine en Russie. Poutine garde le contrôle sur l’armée et les services de renseignement parce qu’il a rendu à la caste militaire ses avantages et son prestige social. Un échec en Ukraine pourrait toutefois remettre en cause l’attachement à son égard, sinon du haut commandement militaire, du moins d’un nombre croissant d’officiers et de soldats, déjà peu convaincus de l’opportunité d’agresser un pays frère.
- Les oligarques russes
Dans les années 1990 sous Eltsine, ces nouveaux riches exerçaient une réelle influence sur la politique russe. Dès son arrivée au pouvoir, Poutine changea les règles. Après avoir écrasé les oligarques gênants ou récalcitrants, il imposa ses conditions aux autres milliardaires : leur docilité en politique et leur soutien économique aux initiatives du Kremlin, en échange de quoi le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire, qui lui est assujetti, fermaient les yeux sur leurs profits acquis de façon douteuse.
Les oligarques restent sous la coupe de Poutine parce qu’au lieu de coopérer entre eux, ils sont en rivalité pour obtenir les largesses du gouvernement. Un enlisement en Ukraine et les lourdes sanctions économiques contre la Russie, qui exposent le pays à un effondrement économique, pourraient changer la donne. Il s’agirait alors pour eux de défendre leurs intérêts communs en obtenant la levée des sanctions. Certains oligarques expriment déjà leur opposition à la guerre en Ukraine.
- Une issue possible
La pire erreur à commettre consisterait à assassiner Poutine. Un assassinat, loin de régler un problème, ne fait jamais que l’aggraver, car il érige sa victime en martyr. La place deviendrait aussitôt disponible pour un successeur qui ne vaudrait guère mieux, et dont le pouvoir serait regonflé par le climat émotionnel qui résulterait du meurtre de son prédécesseur.
Un scénario envisageable serait une sortie analogue à la Révolution des œillets de 1974 au Portugal, avec à sa tête un général au rôle identique à celui que joua Spinola. Ceci supposerait qu’un nombre suffisant d’oligarques, soucieux de limiter leurs pertes, s’entendent entre eux pour financer, parmi un certain nombre d’officiers russes, un mouvement identique au MFA (Mouvement des Forces Armées) qui déclencha le changement politique au Portugal. Un général russe ambitieux, assuré de l’appui des forces économiques, ne dédaignerait pas la gloire internationale que lui vaudrait son action pour dédiaboliser la Russie et mettre fin à une guerre honnie.
Ce qui arrangerait au mieux la nouvelle direction provisoire mise en place serait probablement de laisser Poutine fuir la Russie, quitte à ce qu’il emporte avec lui une partie de sa fortune, afin de décourager la résistance de ses partisans dans le pays.
Dans l’attente de cette éventualité, les pays solidaires de l’Ukraine, à défaut d’entrer en guerre, peuvent faire deux choses :
- assurer, sans jamais se lasser, un soutien matériel et moral à la résistance des Ukrainiens ; plus longtemps Poutine sera tenu en échec, plus son pouvoir s’effritera ;
- maintenir et renforcer les sanctions à l’encontre de la Russie, pour obliger les forces économiques du pays à reconsidérer leur intérêt.
À plus ou moins long terme, il faut souhaiter que Poutine n’échappe pas à une comparution devant un tribunal pénal international pour y répondre de ses crimes.
Le 16 mars 2022.
[1] Yannick Jaffré, Vladimir Bonaparte Poutine, Perspectives Libres, Paris, 2014.