Les individualités remarquables

Józef Piłsudski

Les individus qui comptent pour quelque chose dans l’ordre politique peuvent être classés parmi les hommes que Fabre d’Olivet appelle providentiels, volitifs ou fatidiques, selon qu’ils vivent de la loi correspondante à l’une des trois puissances qu’il voit en œuvre dans le monde : la Providence, la Volonté humaine ou le Destin. Leur rang à l’intérieur de ces classes dépend de leur enthousiasme, de leur force ou de leur talent. Leurs opinions sont parfois tranchées, parfois mitigées, mais les seuls qui laissent un souvenir en tant qu’individualités remarquables sont ceux qui ont adopté des opinions fermes.


Selon l’époque, les hommes providentiels ont pu être appelés des théocrates ou des « inspirés », les hommes volitifs des républicains, des démocrates ou des révolutionnaires, les hommes fatidiques des monarchistes, des conservateurs ou des réactionnaires. Dans l’Antiquité, Socrate et Platon ont été des hommes providentiels, Démosthène et Cicéron des hommes volitifs, Philippe de Macédoine et Jules César des hommes fatidiques.

Les hommes volitifs, fatidiques ou providentiels 

La distinction entre ces trois types d’hommes dépend de la façon dont ils fonctionnent, de leur manière de voir le monde, et des principes dont ils se réclament. Un homme volitif n’est pas nécessairement plus volontaire qu’un homme fatidique, et un homme fatidique ne sera pas obligatoirement plus fataliste qu’un homme volitif.

Soljenitsyne
Sakharov

Parmi les figures emblématiques de la résistance au totalitarisme soviétique, Alexandre Soljenitsyne, opposé au « pluralisme » démocratique, est un homme fatidique qui s’inscrit dans un courant slavophile, orthodoxe et nationaliste à tendance autoritaire, tandis que Andreï Sakharov, rationaliste et incroyant, porté vers l’Occident, défenseur des droits de l’homme, de la démocratie et de la liberté, est un homme volitif.


Comme l’explique Fabre d’Olivet, les hommes volitifs et fatidiques se comprennent mal entre eux, car ils ne donnent pas aux mots la même signification. Les hommes volitifs ne voient dans un roi qu’un roi, et dans un magistrat qu’un magistrat, sans admettre ni la royauté ni la magistrature comme des choses existantes par elles-mêmes. Ils n’entendent pas la royauté comme préexistante au roi, mais comme une idée abstraite qui découle de l’existence d’un roi. Pour les hommes fatidiques, au contraire, la royauté et la magistrature préexistent aux rois et aux magistrats qui les incarnent, de même qu’une armée, quand elle est décrétée comme idée première, entraînera l’existence de soldats. Aucun royaliste vraiment fatidique ne peut douter que la royauté soit une chose décrétée d’avance, que ce soit par le Destin ou par une puissance supérieure, voire par Dieu.

Les hommes volitifs considèrent que ce sont les hommes qui créent le droit par effet d’une convention, alors que pour les hommes fatidiques, la notion de droit relève de quelque chose d’assimilable à une loi naturelle, dont l’existence dépend d’une nécessité indépendante des hommes et qui précède sa codification[1]. Les hommes fatidiques s’arrêtent à ce qui est nécessaire et légitime, alors que les hommes volitifs veulent tendre vers ce qui est possible.

Beaucoup d’hommes publics sont difficilement classables parce qu’insignifiants ou changeants, à l’image de la majorité des politiciens des régimes représentatifs, à la fois volitifs et fatidiques sans être ni trop l’un ni trop l’autre. Volitifs et contestataires dans l’opposition, ils deviennent fatidiques et conservateurs sitôt au pouvoir. Par ailleurs, l’adhésion de personnalités dites autoritaires à des valeurs conservatrices, à un conformisme social et à un système normalisé où tout est ordonné et délimité, où les uns commandent et les autres obéissent, est souvent le fait d’individus incertains ; ils se raccrochent à la stabilité du cadre social pour suppléer à leur propre instabilité, n’ayant rien à quoi se raccrocher en eux-mêmes.

Exemples dans l’histoire

La distinction entre libéraux et réactionnaires, ou entre révolutionnaires et conservateurs, correspond assez bien à celle entre hommes volitifs et fatidiques. Les uns prêchent les droits de l’homme, la démocratie et la liberté, les autres parlent de devoirs, d’ordre, de légitimité et de tradition. Au XIXe siècle, la coupure équivalait à celle entre républicains et monarchiques, mais la distinction ne se limite pas à ces étiquettes, notamment à l’époque moderne où le Destin a donné force à de nouvelles créations.

Robespierre

En politique, on peut citer dans la liste des hommes volitifs des personnalités comme Robespierre, Danton, Mazzini, Garibaldi, Sun Yat Sen, Jaurès, Blum, Bakounine, Kautsky, Bebel, Rosa Luxembourg, Kollontaï, Sakharov, Havel, Walesa, Michnik ou Kuron.


Staline

La liste des hommes fatidiques ayant marqué leur temps comprendrait les noms de Bonaparte, Bismarck, Cavour, Kémal Attaturk, Pilsudski, Lénine, Staline, Hitler, Mussolini, Mao, de Gaulle, Khomeiny, Poutine. On peut dire de ces hommes fatidiques que leur Destin s’est confondu avec celui de leur pays.


Moïse

La troisième catégorie, celle des hommes providentiels, beaucoup moins représentée, comprend les grands prédicateurs religieux plus ou moins mythiques comme Krishna, Fo-Hi, Moïse, Jésus, Zoroastre ou Orphée. Parmi ceux dont on peut retenir l’influence politique, on trouve Confucius, qui enseigna non seulement les peuples de la Chine mais aussi ses rois. Son éloignement de toute fonction publique montre son absence d’ambition personnelle ; lorsqu’il rencontre des rois, c’est à eux, et non à lui-même, qu’il fait honneur. La même remarque s’adresserait à Gandhi, qui eut lui aussi une immense influence sans s’être enrichi et sans avoir jamais occupé la moindre fonction publique ou gouvernementale. Il s’agit là sans doute d’un critère applicable aux hommes providentiels, car tout fonctionnaire a plus ou moins vendu son âme au pouvoir, alors que jamais la droiture et la vertu scrupuleuse n’ont conduit aux honneurs, pas plus que le désintéressement et la probité n’ont conduit à la fortune.

Particularités des hommes volitifs

Les hommes volitifs, rebelles à toute nécessité du Destin, n’acceptent de reconnaître la Providence que s’ils la trouvent conforme à leurs desseins ; dans le cas contraire, ils la rejettent comme un mythe, comme une aliénation et un opium du peuple. Ils regardent l’homme comme le centre de l’univers, le but et la fin de toute œuvre créatrice. Le monde leur semble imparfait mais perfectible, soit qu’un dessein providentiel appelle l’homme à réaliser ce perfectionnement, soit que le monde soit absurde et qu’il appartienne à l’homme de le créer, en donnant un sens à ce qui en soi n’en a pas.

Démosthène

Les hommes volitifs ont foi en l’homme, collectif ou individuel, qu’il s’agisse d’une minorité élitiste ou de la majorité démocratique. S’ils se disent démocrates, ils croient en la vertu d’une conscience civique pour dénoncer la servitude. Ils agissent sur l’impulsion de leur volonté, et nomment parfois « raison » le principe auquel ils prêtent foi. Les révolutionnaires français, incroyants en matière de religion, croyaient en la puissance de l’homme et en sa vertu. Ils puisaient leur force dans la conviction qu’ils pouvaient régénérer la société et l’humanité.

Vaclav Havel

Ceux qui ne partagent pas la passion de la liberté se demandent parfois d’où vient à certains le courage d’affronter le despotisme dans une lutte disproportionnée. Quelques-uns de ces dissidents, comme Adam Michnik ou Jacek Kuron, ont témoigné de la jouissance qu’ils éprouvèrent, en dépit du danger, à rester inflexibles et à disputer la moindre parcelle de liberté. Un autre opposant au totalitarisme de la même trempe, Vaclav Havel, rapporte dans ses essais politiques que des hommes volitifs ne se seraient plus reconnus dignes d’être des hommes s’ils désarmaient devant l’oppression, faute d’assumer leur responsabilité.

Une vision volitive dans les sciences humaines regarde l’homme comme étant le sujet autonome de ses actions, alors qu’une vision fatidique le réduit à n’être qu’un produit des structures et du déterminisme social. Le marxisme, le structuralisme ou la sociologie classique héritée de Durkheim fonctionnent selon un schéma dans lequel la société agit seule ; ses acteurs reproduisent inconsciemment ses règles de fonctionnement, la seule liberté qui leur soit laissée étant celle de nourrir l’illusion de la liberté. 

Particularités des hommes fatidiques

Les hommes fatidiques ne sont pas des créateurs ; ils n’inventent rien et ne sont à l’origine d’aucune idée nouvelle. En revanche, ils se montrent opportunistes pour exploiter les conditions et les moyens qu’offrent l’époque et le contexte, par exemple lorsqu’ils font coïncider leur ambition personnelle avec une fermentation populaire. Des individus de ce type ne peuvent s’élever au pouvoir que sur un terrain propice, quand les circonstances les favorisent, dans des conditions consécutives aux antécédents historiques. Leur fortune résulte de la conjoncture favorable que leur l’offre leur époque, alors qu’ils n’ont pas créé ces circonstances qui, souvent, résultent de l’action de la Volonté humaine.

Bonaparte survint quand le pays se lassait de l’agitation révolutionnaire, avec l’appui des nouveaux riches désireux de stabiliser la situation. Sans la Révolution, il serait peut-être resté un obscur officier subalterne, mal perçu par sa hiérarchie pour son caractère peu amène. Sans la Révolution russe, Staline aurait continué dans le banditisme, alors qu’il hérita des moyens en place, comme le parti formaté par Lénine. Hitler s’imposa sur des esprits perturbés en période de crise ; en temps normal, il aurait continué à passer pour un marginal. De Gaulle, sans la déroute de la France en 1940, aurait peut-être fait au mieux une carrière de généralissime ou de ministre.

Les hommes fatidiques les plus évolués savent adapter au contexte les concepts ou les principes d’action, ce que fit Lénine avec le marxiste. Il n’a pas déclenché le soulèvement de la Russie, mais il arriva au moment où l’écroulement du tsarisme appelait un nouvel ordre que Kerenski, au pouvoir, ne sut pas imposer. En revanche, il servit d’exemple à d’autres hommes fatidiques, comme Mao, qui surent s’adapter à d’autres circonstances.

Les hommes fatidiques qui marquent leur époque se distinguent par leur charisme, leur énergie et leur pulsion de domination. Un instinct assez sûr pour percevoir les situations leur donne confiance en eux. Gengis-Khan découvrit seul les procédés pour assurer son pouvoir, briser ses ennemis et rallier ses fidèles. Certains possèdent la capacité de réguler les mouvements désordonnés. Les grands meneurs de foules sentent d’instinct ce que les masses sont prêtes à entendre. Machiavel souligne qu’un prince qui prévoit à temps les mesures à prendre et qui sait animer les multitudes ne sera jamais trompé par le peuple.

En dépit du flair instinctif et de l’opportunisme dont ont fait preuve des hommes fatidiques comme Hitler, Mussolini ou Staline, on ne songerait pas à les qualifier d’intelligents, car ils n’ont conçu la gloire, dont ils étaient avides, que dans le sens où l’entend l’instinct animal de domination. Cette limitation mentale les mène à l’échec quand leur Destin ne les soutient plus. Bonaparte sait exploiter les ambitions humaines et comprend la position des armées sur le terrain, mais sur le plan diplomatique, il se laisse berner par des hommes plus habiles et plus expérimentés. Hitler sait profiter par instinct des faiblesses des démocraties européennes, mais il sous-estime la force des USA et de l’URSS.

Les hommes fatidiques illustrent la mentalité qui domine leur époque, ce dont peuvent être tenus pour responsables tant les hommes volitifs que l’autorité enseignante. Les études classiques n’offraient pas d’autre référence que le césarisme romain à un ambitieux comme Bonaparte, qui, faute d’une meilleure inspiration, gâcha l’occasion d’unifier l’Europe autour d’un idéal nouveau. Quand les corps enseignants ne trouvent pas mieux à livrer à l’admiration de la jeunesse que la puissance militaire de Rome, et quand les artistes et les écrivains ne savent pas élever leur regard vers de plus hautes références que des conquérants, on ne doit pas s’étonner qu’un arriviste prompt à se saisir du pouvoir en l’absence de garde-fous ne sache pas concevoir des objectifs plus louables.


[1] Antoine Fabre d’Olivet, Histoire philosophique du genre humain, L’Âge d’homme, p. 394-396.


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Pascal Bancourt - Écrivain