Simone Weil

Ces derniers temps, on a redécouvert Simone Weil, dont la pensée s’offre comme l’exemple d’une pure intelligence. La contribution essentielle de cette auteure ne consiste pas dans l’élaboration d’un corps doctrinal, mais dans un grand nombre d’analyses portant sur des domaines très divers, qui convainquent par leur finesse et leur pertinence.

Cette philosophe d’inspiration platonicienne ne pouvait nier l’existence de la Providence, de même que cette militante engagée dans l’action sociale ne pouvait démentir l’importance de la Volonté humaine. Néanmoins, quand elle approfondit sa pensée dans sous ouvrage, La pesanteur et la grâce, en prenant de la distance – ou de la hauteur -, la marge de liberté humaine lui parait se réduire à une alternative entre la Nécessité, assimilée à la pesanteur, et la Providence équivalente à la grâce.

Pour Simone Weil, tout ce qui existe dans l’univers sensible est soumis à la Nécessité, avec ses limites et ses lois de variation[1]. Les supposés desseins de la Providence sont des mirages de l’imagination. Ce qu’on peut attribuer à la Providence, c’est l’existence de l’ordre du monde, qui exclut tout arbitraire divin, et dont le mécanisme aveugle de la Nécessité représente l’un des aspects. La Providence ne vient jamais déranger cet ordre qu’elle a généré. La Nécessité du monde résulte d’une combinaison de relations instituées par une pensée de source transcendante. Elle s’impose comme une contrainte, mais elle participe également à l’intelligence, à la justice et à la beauté, car cette médiatrice instaure un agencement par lequel chaque chose à sa place permet aux autres choses d’exister.

Face à la Nécessité, la première aspiration de la Volonté humaine est celle de la liberté. Ses partisans s’accordent en général à définir la liberté comme consistant dans l’absence de pouvoir arbitraire, susceptible de la contraindre en dehors de ce que disent les lois jugées acceptables par la conscience humaine. Cette volonté d’autonomie revendique la faculté de se donner sa propre norme, en refusant qu’elle soit imposée par la tradition ou par une instance supérieure. Dans les faits, la liberté se définit avant tout par la sensation qu’on la possède. Ce sentiment ne peut être ni imposé par la contrainte ni distillé par la propagande, bien qu’on puisse forcer les gens à l’exprimer sans qu’ils l’éprouvent. Le critère, qui reste d’ordre intérieur, consiste dans « une certaine intensité de vie morale qui est toujours liée à la liberté »[2].

L’homme ne subit pas moins une nécessité rigoureuse, car le déterminisme s’étend aux faits psychologiques. Bien qu’un sentiment de libre choix reste inséparable de l’idée de Volonté humaine, cette dernière n’en est pas moins soumise, comme les phénomènes naturels, aux lois de la Nécessité. Simone Weil méconnaît la marge d’autonomie que Dieu laisse dans le monde, et qui permet à la liberté d’exister. Pour elle, la pesanteur est toute-puissante : la plupart des actions humaines, dictées par l’appétit des sens, sont assujetties au déterminisme. L’homme, même s’il aime à se croire libre, demeure l’esclave des forces qui gouvernent le monde comme lui-même. Certaines situations le forcent cependant à prendre conscience de son illusion, notamment quand la contrainte brutale, la souffrance et, surtout, le malheur s’imposent à lui comme des maîtres absolus, qui le ramènent de façon brutale en face de la Nécessité.

Simone Weil en Espagne durant la guerre civile

À plusieurs reprises, Simone Weil met en évidence l’effet de la nécessité dans l’histoire. Ainsi, la fatalité consolide l’État bureaucratique, qui inspire une fois aveugle aux multitudes et reproduit chaque jour les mêmes choses que la veille. À Rome, l’empire tenait par le mécanisme d’une administration centralisée et d’une armée disciplinée ; le pouvoir d’État reposait sur l’emprise de la force sur les âmes. La machine étatique restait intacte à travers les luttes civiles et la fantaisie des empereurs, les coups d’État à répétition ne changeant que le souverain à sa tête[3].

De même, les révolutions prolétariennes, censées libérer l’homme, ont reproduit son asservissement dans la collectivisation, car l’imagination des ouvriers plongés dans le malheur est forcée d’en porter la marque. S’ils tentent de s’en dégager, ils rêvent d’un impérialisme ouvrier qui ne vaut pas mieux qu’un impérialisme bourgeois, car l’oppression forme à son image aussi bien les opprimés que les oppresseurs[4].

La seule chose qui rend libre, c’est l’amour surnaturel ; la liberté sans amour surnaturel, celle de 1789, n’est qu’une abstraction sans aucune possibilité de devenir réelle. La pesanteur ne peut être mise en échec que par la grâce ; il n’existe pour l’homme aucune autre liberté en dehors de celle d’opter pour la grâce surnaturelle. La notion de justice est ambiguë, car comme le dit Simone Weil en se fondant sur Platon, on n’a rien compris tant qu’on confond l’essence du nécessaire avec celle du bien. La vraie justice suppose que l’homme ait la possibilité de choisir le bien en rejetant le mal, tandis que la Nécessité implique l’absence de choix.

Les préoccupations sociales n’en restent pas moins très présentes dans l’œuvre de Simone Weil. Elle expose notamment qu’un milieu propice au développement de l’âme n’est préservé que par une vie sociale peu centralisée, fondée sur l’équilibre, avec des limites posées à l’arbitraire, ce qui permet aux individus de se soumettre sans que le pouvoir d’État imposé par la contrainte ne les entraine à s’abaisser[5].

Albert Camus a rendu justice à la contribution, dans le domaine social, de celle qu’il qualifia de « seul grand esprit de notre temps » : « Il me paraît impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies dans L’Enracinement ».


[1] Intuitions préchrétiennes, p. 36.

[2] Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1979, p. 376-377

[3] Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1979, p. 48.

[4] L’enracinement, Gallimard, Paris, 1970, p. 73.

[5] Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1979, p. 110.

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Pascal Bancourt - Écrivain