À ce jour, l’Ukraine reste encore trop mal connue dans sa profondeur culturelle. Elle a souvent été perçue comme un sous-ensemble de la Russie, sans véritable identité propre, dont l’art et la culture s’assimileraient au champ culturel russe. Or il se trouve que l’agression commise par la Russie en 2022, qui niait à ce pays le droit d’exister en tant que nation autonome, a produit l’effet inverse : nul ne doute plus désormais qu’il existe une forte identité ukrainienne, héritière d’une très longue histoire, y compris quand l’Ukraine fut intégrée dans l’empire russe, puis dans l’URSS, avant de devenir un État indépendant.
L’Ukraine possède un riche patrimoine culturel, dont l’une des principales sources d’inspiration est constituée par son héritage de contes populaires. Ces histoires du temps passé ne visaient pas uniquement à divertir l’auditoire ; sous leur trompeuse ingénuité, elles transmettent, lorsqu’on décrypte leurs images symboliques, une connaissance qui touche à la vie intérieure et à ses richesses méconnues.
À l’encontre d’une croyance encore largement partagée, les fables du folklore traditionnel ne résultent pas de créations spontanées du peuple. Les contes dits populaires n’ont de populaire que le milieu dans lequel ils se sont diffusés. Le peuple n’a fait que conserver, sous une forme accessible à sa compréhension, les débris d’anciennes traditions qui remontent parfois à des temps immémoriaux. Il nous reste à décrypter le message que ce mode de transmission nous a fait parvenir.
L’intérêt essentiel des contes populaires tient au fait qu’ils sont porteurs de motifs hérités d’une très vieille pratique initiatique. Ils reflètent, sous une forme voilée, un schéma de réalisation intérieure connu des temps anciens, qui opérait sur l’être humain une véritable transmutation. L’enseignement que distillent ces fables prolonge cette initiation ne serait-ce qu’au niveau de l’imaginaire ; il appelle l’homme à réaliser sa propre transformation
Mon ouvrage se fonde sur un choix de contes puisés dans le fond traditionnel de l’Ukraine. Chacun de ces récits fait l’objet d’un chapitre comprenant son résumé, suivi d’explications visant à décrypter son message et à interpréter son sens caché, l’ambition étant d’éclairer ce qu’il nous enseigne sur notre condition d’être humain.
L’Ukraine est un pays à la fois ancien et neuf ; une nouvelle étape de la construction de son identité se joue actuellement, impulsée par une volonté d’affirmation accrue. Sa composante culturelle demeure plus que jamais un édifice en construction. Il serait intéressant de voir la puissance que pourra lui communiquer la reviviscence de ce patrimoine enraciné dans le pays depuis un temps immémorial.
Bien des choses erronées ont été colportées au sujet de l’alchimie. La vraie alchimie, de nature intérieure et spirituelle, ne manipulait pas des éléments matériels ; elle ne poursuivait pas le but chimérique de fabriquer de l’or par des traitements appliqués aux métaux physiques. Cette discipline, qui s’identifiait avec l’art antique de l’initiation, se donnait pour objectif de métamorphoser l’être humain en opérant sur lui une véritable mutation, au moyen d’une technique spirituelle éprouvée. Le plomb qu’elle ambitionnait de transmuer symbolisait l’âme ordinaire, lourde, opaque et obscure comme ce métal ; les opérations s’appliquaient à la traiter afin de l’élever à des états spirituels assimilés successivement au cuivre, à l’argent et à l’or.
Les entités constituant l’être humain
L’être humain est constitué par un corps, une âme, une conscience et un esprit. Alors que l’âme, étroitement liée à l’enveloppe corporelle, reste dépendante des conditions de l’existence, l’entité spirituelle qu’est l’esprit n’est nullement déterminée par de tels liens. L’esprit supra-individuel existe lui-même en tant que reflet de l’Esprit divin dans l’être humain. Quant à l’entité psychique qu’est l’âme, elle doit être distinguée de la conscience, laquelle s’identifie chez l’être humain ordinaire à l’ego. L’un des objectifs de l’initiation visait à remplacer l’ego ordinaire, étroit et immature, par une conscience supérieure qui révèle directement l’esprit dans l’existence.
La matière de l’œuvre
Les opérations décrites sous une obscurité volontaire par les textes alchimiques cherchaient à ennoblir non pas les métaux physiques, mais l’âme et le corps. Les procédés employée opéraient sur l’âme, regardée comme constituée d’une matière psychique, en vue de transmuter cette matière vile pour la rendre à l’image de la splendeur solaire. L’or équivaut à l’état d’une âme saine devenue comme un miroir nettoyé, apte à refléter la pure Lumière de l’Esprit, ce qu’empêche de faire l’état infirme et déformant du « plomb ». Le facteur appelé à transmuer l’âme est le Feu céleste, de même nature que l’Esprit divin, que les alchimistes appellent le Souffre. L’âme ordinaire, lourde et opaque comme le plomb, reste impénétrable à la Lumière divine. Pour la rendre perméable à la puissance informative du Soufre, sa rigidité doit être vaincue par l’agent dissolvant que les alchimistes appellent le Mercure.
Dissoudre et coaguler
L’alambic, symbole des opérations de dissolution et de coagulation
L’œuvre alchimique se résume dans la formule solve et coagula : « dissous et coagule« . L’âme, étroitement liée au corps, résulte de ce que les alchimistes appellent une coagulation, par laquelle sa substance se trouve figée dans sa forme actuelle. Transmuer l’âme nécessite que sa coagulation soit déliée afin qu’elle devienne une substance malléable, susceptible de revêtir une forme plus noble. L’opération commence par séparer l’âme des liens du corps. Ses rigidités sont ensuite réduites par le Mercure alchimique. La matière « volatilisée » est alors purifiée, puis de nouveau coagulée dans sa nouvelle configuration par les facultés créatrices de l’Esprit, le Soufre alchimique, pour lui imprimer la forme du « métal noble ».
Le Mercure qui dissout et le Souffre qui informe et coagule sont des énergies supra-physiques enfouies dans les profondeurs de l’homme, confinées à la racine de son existence. Les textes hermétiques ne livrent pas les moyens techniques employés pour faire intervenir ces forces transformatrices dans l’être humain, à moins qu’un langage codé ne cache certaines clés ; ils montrent de façon imagée les résultats produits.
L’œuvre alchimique utilise le pouvoir dissolvant du Mercure pour réduire l’âme à un état malléable. L’opération expose le candidat à un risque réel, car elle éveille en lui une force destructrice pour celui qui ne serait ni apte ni préparé à la maîtriser. Quand cette énergie élémentaire surgit dans l’être humain, seul un parfait contrôle intérieur, succédant à une longue discipline, peut préserver l’individu des tragiques conséquences d’un dérapage.
À la suite de la liquéfaction de l’âme, l’acte spirituel, identifié au Soufre, l’Essence créatrice, va émaner du centre de l’être et rayonner sur la psyché, rendue malléable, pour la façonner d’une nouvelle configuration. Le même facteur, le Soufre alchimique, va à nouveau coaguler l’âme dans son nouvel état lumineux. La réunion avec le corps, lui-même spiritualisé, aboutira à stabiliser le résultat.
Les trois grandes phases de l’œuvre
L’œuvre alchimique dans son entier se divise en trois phases : l’œuvre au noir ou « calcination », l’œuvre au blanc ou « petit œuvre », associé symboliquement à la fabrication de l’argent, et l’œuvre au rouge ou « grand œuvre », associé à la transmutation en or.
La transformation de la substance humaine débute par l’étape dite de putréfaction qui constitue l’œuvre au noir, la matière étant « noircie », c’est-à-dire dépouillée de sa forme initiale, afin que l’identification au moi terrestre soit brisée par la mort de l’ego.
L’œuvre au noir se termine lorsque commence l’œuvre au blanc, consistant à achever de purifier la matière pour la spiritualiser. Quand la puissance subtile de l’âme est libérée de sa coagulation, l’âme et le corps sont nettoyés et blanchis de toute impureté jusqu’à ce que la nature transmuée de l’âme soit rendue lumineuse. Sa substance purifiée appelle une nouvelle coagulation ; elle sera figée dans son nouvel état par le pouvoir fixateur du Feu de l’Esprit. La blancheur intégrale s’obtient avec la « production de l’argent » ou de la « Pierre blanche », qui équivaut à la rénovation à la fois de l’âme et de l’organisme physique. L’âme spiritualisée peut s’assembler de nouveau avec le corps.
Après l’œuvre au blanc identifié à l’élaboration symbolique de l’argent, l’œuvre au rouge qui lui succède doit aboutir à la « production de l’or » ; mais les épreuves de cette phase s’annoncent plus dures et plus dangereuses que celles de l’œuvre au blanc. Si le candidat ne renonce pas à en courir le risque, le processus de dissolution et de recoagulation se reproduit avec une tout autre intensité, en augmentant l’action du Mercure et celle du Feu divin. L’argent devient or quand le Soufre céleste cristallise à nouveau la forme psychophysique qu’il a transmuée. Le grand œuvre est accompli quand l’Essence divine se manifeste directement dans la forme humaine renouvelée ; l’éclat de l’Esprit divin peut dès lors rayonner sur le monde par le relais de ce corps glorifié.
La pierre philosophale
La projection de l’esprit dans l’âme ordinaire avait donné vie au moi terrestre. À l’issue de l’œuvre au blanc, la psyché assainie, rendue cristalline, donne naissance à une conscience nouvelle, un reflet plus fidèle du Soi, pour remplacer l’ego. À l’étape supérieure, celle de l’œuvre au rouge, la conscience humaine transmuée atteint le degré de subtilité qui lui permet de s’identifier avec l’esprit. L’âme spiritualisée, révélée à sa pureté originelle, trouve dans l’esprit l’époux qui lui échoit ; la « noce alchimique » peut dès lors s’accomplir. Ce mariage fait renaître l’être humain sous une forme glorieuse et rayonnante, que symbolisait la fameuse pierre philosophale. La personne réalise la finalité de la vie, qui est de refléter l’Esprit divin, afin de rendre sensible sa présence et de lui servir de relais dans le monde qui l’environne.
Les explications théoriques qui vont suivre, sur les rapports entre la Matière et l’Esprit, relèvent de la métaphysique et de la cosmologie.
La matière au sens plein
Quand les métaphysiciens grecs évoquent la matière dont est fait le monde, ils ne parlent pas la matière physique dont nous percevons les apparences au moyen des sens corporels. La notion de matière, dans la signification où ils l’entendent, s’étend à la substance qui sert de support aussi bien au monde sensible qu’aux mondes dits immatériels. Le corporel et le psychisme, par exemple, sont des degrés de densité ou de ténuité de la Substance universelle. L’âme est constituée d’une matière psychique de même que le corps est formé d’une matière physique, la différence étant que ces deux réalités ne présentent pas le même degré de subtilité ou de densité.
La Substance fondamentale de la Création
Les anciennes traditions spirituelles évoquaient sous l’image symbolique de l’Eau élémentaire, ou de l’Océan primordial, la Substance fondamentale de l’univers, le principe plastique substantiel de toute chose et de tout être, substrat de toute existence physique ou supra physique. La Substance première universelle est la puissance pure à son état premier, informe, où elle n’a rien de distingué ni d’« actualisé ». Elle est la potentialité « indistinguée » et indifférenciée, d’où émanent tous les mondes et tous les états existants.
La dualité Esprit et Matière
La première de toutes les dualités cosmiques, source de tout ce qui existe dans l’univers visible et invisible, est constituée de l’Esprit divin et de la Substance élémentaire. Ces deux principes universels représentent les deux pôles de toute manifestation. L’Esprit pur équivaut à l’Essence qui fait prendre à la Substance plastique universelle les formes et les déterminations qu’elle ne revêtirait pas à elle seule ; rien n’existerait si l’Acte divin ne pliait cette réalité élémentaire aux limites formelles qu’il lui imprime. En retour, la Substance peut tout devenir quand le pouvoir formateur de l’Esprit lui impose ses déterminations.
La Substance primordiale de l’univers, loin de se réduire à une sorte de pâte à modeler passive, est à la base une puissance terrible, dynamique et impétueuse quand elle n’est déterminée par aucune contrainte. Elle contient en effet toutes les possibilités, y compris toutes les énergies susceptibles de se manifester dans l’univers sous une forme spécifiée. Cependant, quand l’Esprit divin exerce sur elle son pouvoir créateur, cette puissance élémentaire se fait passive devant lui et se rend entièrement réceptive à sa volonté.
La Substance première et les substances spécifiées
Thomas d’Aquin, l’un des maîtres de l’école scolastique
Les scolastiques, après Aristote, parlaient de materia prima et de materia secunda, des notions que l’on pourrait restituer par les expressions « substance première » et « substance spécifiée ». La substance spécifiée représente le principe substantiel propre à un ordre d’existence délimité. Pour créer les univers, visibles ou invisibles, la Volonté divine définit, à partir de la Substance première, ce qui jouera pour chacun de ces mondes le rôle de matière appropriée. À la différence de la Substance première, la substance spécifiée n’est pas informelle et indifférenciée ; elle est au contraire déterminée, en accord avec les conditions spéciales du monde auquel elle sert de support.
La matière telle que l’entendent les physiciens doit être regardée comme une substance spécifiée, puisqu’elle ne peut se définir que par les propriétés que voient en elle les scientifiques. Il faut rappeler que les qualités sensibles d’une substance spécifiée ne lui appartiennent pas en propre ; elles procèdent toutes des déterminations qu’elle a reçues de l’Esprit.
La dualité essence et substance
Le dualisme qui, avec L’Esprit et la Matière, est présent au niveau suprême se reproduit dans tous les mondes, ou états d’existence, constitués d’une substance spécifiée. L’existence de tout être procède en effet de deux choses : son essence et sa substance. Chaque chose existante résulte de l’action qu’exerce le principe actif, l’essence, sur le principe passif et réceptif, la substance. L’essence d’un être, c’est la synthèse de tous les attributs ou qualités qui lui appartiennent, et qui font que cet être est ce qu’il est, tout en étant constitué d’une matière, son principe substantiel.
Les philosophes scolastiques expriment la même idée en disant que tout être est composé de « forme » et de « matière » ; mais les mots « forme » et « matière » prêtent à confusion de nos jours, en raison du sens tout différent qu’ils ont pris dans le langage moderne. La « forme » et la « matière », ou l’essence et la substance, sont également appelés, en langage aristotélicien, « l’acte » et « la puissance ». L’acte est ce par quoi tout être participe à l’essence, et la puissance ce par quoi il participe à la substance.
Le pouvoir de créer les formes, qui appartient à l’Esprit, est à l’origine de l’essence de chaque être, celle qui permet à celui-ci d’exister en étant formé à partir d’une substance particularisée. L’âme, par exemple, résulte de ce que les alchimistes appellent une fixation, ou une coagulation, par laquelle la substance spécifiée, en l’occurrence la matière psychique, est figée dans sa forme actuelle.
Selon les enseignements traditionnels, l’être humain est constitué de trois éléments : le corps, l’âme et l’esprit ; ces entités se situent respectivement sur les plans physique, psychique et spirituel.
Sur le plan psychique, intermédiaire entre le corporel et le spirituel, il faut encore distinguer l’âme proprement dite de la conscience. Il est vrai que l’association étroite dans laquelle fonctionnent la conscience et l’âme favorise la confusion, mais il est nécessaire de clarifier la distinction entre ces deux entités si l’on veut comprendre l’être humain.
La conscience du moi
Chez l’individu ordinaire, la conscience s’identifie à l’ego, le moi. On appelle « moi » ou « ego » l’entité qui dit « moi » et « je ». Ce qui domine dans l’être humain ordinaire, c’est cet ego étroit, trop souvent immature, façonné depuis la prime enfance par les perceptions sensorielles, les expériences vécues, l’éducation, l’opinion qu’il nourrit de lui-même, et aussi par ses déceptions et ses frustrations. Le moi se rigidifie à mesure que l’homme fige sa conception de la vie et que ses habitudes et ses certitudes s’enracinent en lui.
L’âme terrestre et l’âme spirituelle
À côté de la conscience, l’âme, ou la psyché, désigne l’entité complexe qui double le corps physique sur le plan psychique, plus subtil. Le corps ne serait qu’une masse inerte s’il n’était pas animé par l’âme et ses énergies. La psyché est le siège des sensations, des perceptions, des sentiments, des émotions et des passions. Elle regroupe l’ensemble des facultés telles que le mental, l’imagination, la mémoire, la sensibilité, etc. Elle comprend également de nombreuses extensions qui échappent à la conscience ordinaire. Parmi ses facultés figure le mental, qu’on a tendance à confondre avec la conscience, parce que le moi ordinaire fonctionne en liens étroits avec le mental, qui influe beaucoup sur ses perceptions.
L’âme s’étend en fait sur deux niveaux : psychique et spirituel. Sur le plan psychique, l’âme charnelle ou terrestre conditionne les besoins et les désirs ; elle comprend une nature instinctive et une nature passionnelle. Sur le plan supérieur, « céleste », se trouve l’âme spirituelle, le noyau pur et immaculé de la psyché, constituée d’une essence lumineuse inaltérable. Le symbolisme chrétien évoque l’âme spirituelle sous la figure de la Vierge Marie.
L’esprit, le Moi supérieur
Zeus
Sur le même plan que l’âme spirituelle, l’esprit désigne l’Intellect supérieur, le Soi, l’Être essentiel que les Grecs appelaient le noûs et qu’ils personnifiaient par Zeus, et que le christianisme ésotérique appelle le Christ. Le Soi est porteur des idées justes et des idéaux nobles, source d’inspirations élevées pour qui sait lui prêter attention. Cette conscience supra-individuelle qu’est l’esprit résulte d’un reflet de l’Esprit divin dans l’être humain. Le mot « esprit », écrit sans majuscule, s’applique à l’esprit humain, tandis qu’avec une majuscule, il renvoie à l’Esprit universel.
Pour donner naissance à l’esprit humain, l’Esprit divin projette sa Lumière dans la partie de l’âme spirituelle appelée le « cœur », si l’on entend par ce mot non pas l’organe physique, mais le centre de l’être humain intégral. C’est ce point central inaltéré de l’âme spirituelle que le langage symbolique chrétien, rarement compris, appelle le « Cœur immaculé de Marie ».
L’origine de la conscience ordinaire
Le moi ordinaire n’est lui-même qu’un reflet dans l’âme charnelle de l’esprit, la conscience supérieure, le principe spirituel en l’homme. Ce caractère relatif et presque inconsistant de l’ego autorise les bouddhistes à le qualifier d’illusion et à lui dénier toute réalité. Le moi, souvent immature et borné, prétend néanmoins imposer sa prééminence dans l’être humain ; bien qu’il ne soit qu’un phénomène illusoire et inconsistant, il se dresse comme un filtre obscurcissant qui obstrue la lumière du Soi.
Tant que l’âme charnelle n’est pas à même de s’ouvrir au Soi, elle se lie à l’ego qu’elle a généré, car elle ne peut se manifester dans l’existence en étant privée de cet interface. La psyché se livre donc au moi, dont le niveau équivaut au sien ; une âme dominée par la bestialité se lie à un ego centré sur ses instincts, tandis qu’une âme passionnée s’associe à un ego assujetti aux passions.
Le but de l’œuvre spirituelle
L’objectif premier de toute spiritualité authentique, c’est de rendre l’être humain perméable à l’influence de l’esprit, le Soi, afin que sa Lumière rayonne en lui et autour de lui. Celui qui ne surmonte pas son égocentrisme et ne se préoccupe que de ses avantages matériels manque le but de son existence. Une longue discipline doit s’efforcer de réduire le moi, ce nœud de préjugés et de crispations, à un filtre de moins en moins opaque à la Lumière de l’esprit. En même temps, le candidat doit, par un constant effort, affranchir son âme charnelle de ses emportements, de ses erreurs et de la frivolité des sens. Lorsqu’il parvient à maîtriser ses passions et ses pensées, la psyché cesse de se laisser déterminer par les impulsions. Elle reçoit alors du Soi l’irradiation divine qui se propage jusque dans le corps.
La projection de l’esprit dans l’âme charnelle a généré le moi terrestre. À l’issue d’un travail mené sur des années, parfois sur une vie entière, la psyché assainie donnera naissance à l’embryon d’une conscience nouvelle, à un reflet plus fidèle du Soi, appelé à succéder à l’ego ordinaire. La vocation spirituelle de l’homme, c’est, à terme, le remplacement total du moi par la conscience supérieure, le Soi, le relai de l’Esprit divin dans l’existence. Dès que le Soi prend l’ascendant dans l’être humain, le « cœur immaculé de Marie » devient comme un tabernacle ouvert ; il rayonne et diffuse dans l’homme la Lumière d’En haut.
Dans toutes les disciplines des sciences humaines, une question fondamentale transparait : l’opposition entre la liberté et la nécessité, ou entre la volonté humaine et la fatalité. Antoine Fabre d’Olivet théorise ce dualisme auquel il ajoute un troisième terme : la Providence. Selon lui, tout événement sans exception ne peut naître que de l’action de l’une au moins de ces trois causes : le Destin, la Volonté humaine et la Providence. Rousseau n’a vu dans l’état social que la Volonté humaine consacrant la souveraineté du peuple ; d’autres philosophes, comme Hobbes, ont tout ramené au Destin ; d’autres encore, comme Bossuet, attribuaient tout à la Providence. Pour Fabre d’Olivet, l’état social ne repose pas sur un seul de ces principes actifs ni sur deux d’entre eux, mais sur les trois.
Distinguer entre la Providence, la Volonté humaine et le Destin n’est pas chose aisée ; si ce l’était, il y a longtemps que les philosophes auraient su définir leurs actions et leurs attributs. C’est en étudiant ce qui a été écrit sur Pythagore que Fabre dit avoir éclairci la question. La distinction est exposée avec précision, pour la première fois, dans son Examen des Vers dorés de Pythagore, dans la dissertation introductive de son Histoire philosophique du genre humain et dans ses Souvenirs.
Qu’est-ce que le Destin
Par le Destin, il faut entendre la puissance d’après laquelle les choses sont ainsi et pas autrement. Le Destin forme le principe du déterminisme ; il est rendu dans le langage courant par des expressions comme « la pente des événements », « la force des choses », « l’engrenage fatal »… Sa loi de causalité, appelée « nécessité », contraint ce qui y est soumis à suivre une voie déterminée selon des lois fixées à l’avance. Son action propre, appelée « fatalité », enchaîne les effets à leurs causes, les conséquences aux actes. Le Destin ne crée rien ; il s’empare de tout élément nouveau pour en produire les conséquences, par lesquelles seulement il agit sur le présent et sur l’avenir. Il consiste également dans la force d’inertie qui maintient les choses telles qu’elles sont, qui reproduit ce qui existe dans la nature comme dans la société. Cet aspect conservateur fait de lui le principe de la légitimité.
L’homme est soumis au Destin en ce sens qu’il en subit les contraintes, comme conséquences des nombreux antécédents l’ayant précédé. Les hommes parlent par ignorance de hasard pour ce qui résulte de l’enchevêtrement de multiples causes accidentelles dont la complexité des combinaisons rend leurs effets imprévisibles. Affirmer qu’un événement arrive par hasard, donc sans qu’il n’ait de cause, serait une contradiction.
L’acceptation courante du mot « Destin » évoque une puissance aveugle qui pèse sur les hommes comme une fatalité, en dépit de leur libre arbitre. Cependant, à la différence de certains philosophes comme les stoïciens, pour lesquels toutes les actions sont déterminées à l’avance, Fabre d’Olivet n’accorde pas au Destin ce caractère irréfragable. Loin de l’ériger en maître absolu de l’univers, il souligne le contrepoids que constituent la Volonté humaine et la Providence. Tout individu conscient ne peut pas croire sincèrement qu’une fatalité inéluctable le contraint jusque dans ses choix les plus élémentaires. Réfuter sa Volonté libre serait condamner l’homme à l’esclavage perpétuel du Destin naturel ou social. L’ignorance de la doctrine du ternaire universel a néanmoins abouti, selon les cas, à soutenir des thèses fatalistes ou à s’épuiser dans une contradiction sans issue.
Fabre d’Olivet se défend d’élever le Destin au rang d’une divinité ; il le présente comme un mécanisme impersonnel, une sorte de volonté obscure autonome, prompt néanmoins à se manifester de sa propre initiative comme s’il agissait d’une entité consciente. Le Destin domine la nature minérale, végétale et animale, car l’essentiel s’y déroule d’une manière fatale, selon des lois réglées à l’avance. En revanche, son action dans les affaires humaines ne se laisse pas aisément distinguer ; il faut un esprit exercé et attentif pour parvenir à repérer l’intervention de la Volonté humaine et celle du Destin.
Qu’est-ce que la Volonté humaine
À ses débuts, l’homme parait sur la terre en étant assujetti au Destin, car ses facultés sont loin d’être développées ; mais une étincelle en lui ne se résout pas à cette soumission. Ce germe se développe en s’opposant au Destin pour constituer la Volonté humaine, dont l’essence est la liberté. Par un mystère qui caractérise la Volonté, son énergie s’accroît en s’exerçant et sa force, quelque comprimée qu’elle soit, n’est jamais vaincue. À mesure que cette Volonté réagit sur les choses forcées, elle se fortifie et devrait aboutir à se libérer du Destin. En réalité, elle ne pourra pas échapper à son emprise tant qu’elle continuera, par ignorance, à armer de ses forces un nouveau Destin qui l’asservira.
On mentionne la Volonté humaine sous les termes de « libre arbitre » ou de « libre choix ». Elle fournit le mouvement qui donne la progression ; rien ne se perfectionnerait sans elle. Comme puissance volitive, elle provoque les causes et, avec elles, leurs effets ; elle donne ainsi sans arrêt naissance à un Destin, dont elle augmente les forces à mesure qu’elle exaspère les siennes. Le Destin se modifie sous le poids de la Volonté. Ce qui empêche l’homme de contrer les évènements qui le touchent, c’est que la plupart de ces mouvements résultent de ses actes ou ont obtenu autrefois son adhésion. Les suites d’une décision prise par une Volonté forte ne se retournent que par un effort encore plus violent ; et pour qu’une volonté puisse déterminer un mouvement, il faut qu’elle soit proportionnée à l’importance de l’événement qu’elle souhaite provoquer.
L’homme, quoique nécessité par le Destin à se trouver dans telle position, devant telles circonstances, reste libre de décider du parti à prendre. Le Destin n’est pas plus mauvais en soi que la Volonté humaine n’est bonne, puisque cette dernière, selon qu’elle soit guidée par la sagesse ou par l’ignorance, par la vertu ou par le vice, produit des effets bénéfiques ou néfastes.
Qu’est-ce que la Providence
On assimile la Providence au Ciel, à la Grâce ou à la Volonté divine, ou à l’éternelle Sagesse. Tocqueville fait remarquer qu’il était de mode en France, avant et après la Révolution, de faire intervenir la Providence à tout propos. Fabre d’Olivet, qui écrivait à la même époque, n’en a donc pas parlé de façon isolée. Il définit la Providence comme la Loi divine universelle par laquelle les choses passent de puissance en acte, et se réalisent selon l’impulsion qu’elle leur a déterminée. Son but est la perfection de tous les êtres. Fabre d’Olivet précise cependant que la Providence n’opère directement que sur les choses universelles ; elle n’agit sur l’homme que par inspiration ou, en certains cas, par illumination. Elle l’influence mais elle répugne à le contraindre, d’autant que le dernier mot lui reviendra ; seul variera le temps qui s’écoulera avant que ses desseins aboutissent, selon que les hommes choisiront de relayer son influence ou de rester sourds à ses appels. Le temps pour elle ne compte pas.
Cette conception d’une Sagesse suprême dément l’idée d’une Providence interventionniste selon laquelle Dieu se réserverait le pouvoir arbitraire de changer le cours des événements. Toute interprétation dite providentielle de l’Histoire, à l’exemple de celle que soutenait Bossuet, finit par glisser vers l’ineptie.
L’action des trois principes
Pour éclairer l’action des trois principes, Fabre d’Olivet avance l’exemple d’un gland. La Providence a infusé à ce gland la puissance d’un chêne, destinée à éclore ; le Destin agit comme l’effet nécessaire de cette impulsion vitale en faisant aboutir un chêne, si le gland rencontre une situation favorable. Une troisième puissance peut intervenir pour modifier le Destin. Il suffit à un homme mal intentionné d’écraser le gland pour le détruire et changer sa destinée. Le gland va alors se décomposer ; ses éléments se dissoudront selon des lois fatales irrésistibles et iront nourrir une autre plante, offrant ainsi des chances à un autre Destin. La Volonté de l’homme peut ainsi modifier les conséquences du Destin d’une façon négative et condamnable, comme dans l’exemple du gland écrasé volontairement, mais elle peut également s’appliquer à améliorer les espèces par la culture, car le Destin, stationnaire par nature, ne perfectionne rien. Une pomme sauvage n’ayant reçu que l’influence du Destin reste acerbe ; en cultivant l’arbre avec soin et en le greffant, l’homme parvient à produire des fruits qui s’amélioreront de plus en plus. Le Destin, qui ne produisait que des arbres stériles, sera ainsi transformé de façon à produire des arbres fructueux.
La Providence a préétabli les choses en puissance d’être, alors que le Destin confère la stabilité – mais non l’intangibilité – à leur état actuel. La Volonté de l’homme modifie les choses existantes forcées par le Destin et en crée de nouvelles, qui tombent aussitôt sous la coupe du Destin, préparant ainsi pour l’avenir les conséquences nécessaires de ce qui vient d’être fait. Cette Volonté libre, qui peut changer les événements fixes du Destin en opposant la nécessité à elle-même, peut également contrer l’action de la Providence, auquel cas, au lieu d’accepter le joug facile de la Providence, l’homme se verra accablé du joug rigide du Destin. Ses efforts tentés pour le briser n’aboutiront qu’à l’appesantir ; lorsqu’il s’en croira délivré sous une forme, le Destin reviendra sous une autre forme (Antoine Fabre d’Olivet, Le Caïn de Lord Byron, p. 247). L’homme connaitra le bonheur ou le malheur selon qu’il joigne son action à l’action universelle ou qu’il en diverge.
Quand on parle de l’action de l’une des trois puissances, il faut comprendre que le déploiement de la loi providentielle, de la loi volitive ou de la loi fatidique produit tel ou tel événement, et que les hommes soumis à l’une de ces trois lois servent ou déclenchent ces événements. Selon les exemples donnés par Fabre d’Olivet, l’action de Moïse est orientée par la loi providentielle, qui régule l’intellectualité de ce prophète. Le Destin a provoqué la prise de Constantinople par les Turcs en ce sens que les Turcs ont obéi à l’impulsion fatidique qui les y inclinait, conséquence fatale des événements antérieurs. Luther a servi d’instrument à la Volonté humaine parce qu’il s’est fait l’interprète de passions diffuses qu’il éprouvait lui-même, et qui ne demandaient qu’à s’embraser ; ceux qui partageaient ces mêmes passions se sont reconnus en lui.
La force des choses, appelée Destin, agit comme cause immédiate, à la différence de la norme divine, appelée Providence, qui ordonne l’harmonie générale du monde sans en faire la police. La Providence n’intervient que sur la libre sollicitation de l’homme, tandis que le Destin réprime les écarts de sa Volonté, d’autant plus sévèrement que cette Volonté s’obstine dans ses dérives. La Providence est l’inspiration du bien, mais elle ne peut se manifester dans le monde que si l’homme demande et appuie son intervention. La Volonté humaine peut librement altérer le cours de sa marche, en suspendre l’effet et nuire ainsi à son propre intérêt.
Le libre choix de l’homme
La Providence laisse à l’homme sa liberté ; tout événement qui le contraint provient de sa propre Volonté ou de la fatalité du Destin. La Providence ne se manifeste que par la médiation des individus qu’elle inspire. Elle ne peut ni empêcher un événement de se produire ni entraver la liberté de l’homme sans contredire ses propres lois. Si elle intervenait directement dans le monde pour entraîner l’homme dans un mouvement irrésistible, il n’existerait aucune liberté, puisque tout serait déterminé par une Providence qui ne différerait pas du Destin.
L’homme n’agit jamais sans subir d’influence providentielle ou fatidique ; le Destin lui fournit des circonstances favorables ou contraires, la Providence l’approuve ou le désavoue dans sa conscience. Il peut contrer un événement que prépare le Destin s’il sait le prévoir ; autrement, rien ne peut empêcher cet événement de se produire. La lucidité, la prudence et la circonspection sont des qualités utiles à cet effet. Au moment où survient un évènement voulu par la Providence, l’homme peut le contrer, bien qu’il ne fasse que le différer : le dessein de la Providence n’en sera pas moins rempli à long terme.
La Volonté de l’homme, en collaborant avec la Providence, peut faire contrepoids au Destin, et agir ainsi efficacement sur l’avenir, alors que si elle repousse la Providence, elle passe la main au Destin. Elle peut choisir de suivre la pente du Destin, mais une Volonté qui agit hors de la règle providentielle se désordonne et se livre à la Nécessité, dont les conséquences acerbes se retourneront contre elle. L’homme qui cède à ses passions, comme sa liberté le lui autorise, cimente sa propre fatalité. S’il souffre par effet de ses fautes passées, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, au lieu d’en accuser la Providence.
Sur le plan collectif, la Volonté humaine aspire à la souveraineté du peuple et à sa liberté absolue ; le Destin assujettit ce même peuple à la contrainte ; tandis que la Providence l’invite, sans le forcer, à une soumission librement consentie à ses desseins. Pour Fabre d’Olivet, ce n’est que par cette obéissance volontaire à la Providence que les hommes pourront s’affranchir de toute servitude et qu’ils pourront garantir la souveraineté et la liberté à laquelle ils aspirent, et que leur Destin les empêche de réaliser.
La fête chrétienne de l’Épiphanie, qui a lieu le 6 janvier, célèbre la visite des rois-mages venus rendre hommage au Messie nouveau-né. À cette occasion, il est de coutume en France de partager la galette des rois contenant une fève ; celui ou celle qui trouve la fève est appelé(e) le « roi » ou la « reine ». Cet usage que l’on croit n’être, comme bien d’autres, qu’un simple amusement festif, nous relie en réalité à un lointain passé, chargé de valeurs profondes.
À l’origine, le mot Épiphanie signifie « manifestation », « apparition » ou « vue d’en haut ». Dans l’antiquité, elle constituait le plus haut degré des Mystères initiatiques, qui s’achevaient par cette révélation suprême ; l’Épiphanie élevait l’initié au rang d’Épopte, ou de voyant par excellence, admis à contempler les lumières divines. L’Épopte d’Éleusis ou d’Hiérapolis était regardé comme « le premier des hommes, le favori des Dieux, le possesseur des trésors célestes et de la vertu sublime » (cf. Fabre d’Olivet, Les Vers dorés de Pythagore, L’âge d’homme, p. 324-325). La galette de l’Épiphanie, sans prétendre reproduire ce stade suprême de l’initiation, remémore cette révélation à l’initié de sa propre nature céleste et lumineuse.
Le produit élaboré qu’est la galette symbolise l’être humain qui a été travaillé par l’initiation, à l’issue d’une longue succession d’efforts soutenus. On rejoint le symbolisme de la terre labourée et semée, pour donner le blé. Le blé est ensuite récolté, battu, broyé en farine, laquelle est pétrie pour donner une pâte qui sera cuite au four… L’être humain, transmué par ces opérations symboliques, devient mur pour découvrir le germe divin présent en lui.
La galette des rois n’a de signification que par sa fève, assimilée au « petit Jésus » que les rois-mages sont venus honorer. La fève, le « petit roi » enfoui dans sa matrice, la pâte, représente le ferment divin, le Christ ou l’esprit enclos dans l’être humain. Elle figure le soleil caché, la lumière à l’état embryonnaire, qui porte l’espoir d’une renaissance et d’une croissance intérieure. L’ancienne initiation avait pour objectif de révéler à l’initié le Principe christique lumineux, présent en l’homme.
Le convive qui gagne la fève atteint symboliquement ce résultat. Il se voit alors poser sur sa tête la couronne royale, ce qui fait de lui l’équivalent de l’initié. Il devient le « roi-mage » ou le « roi-prêtre », porteur du Principe christique, le vecteur sur Terre de l’énergie divine, et il aura alors pour charge de révéler aux autres participants cet état de conscience supérieur.
Le cérémonial se conclut quand le « roi » invite les convives à « boire un coup » ; le rite initiatique de la communion, commencé sous l’espèce solide avec le pain ou la galette, se poursuit et s’accomplit sous l’espèce liquide, le cidre ou le vin. Cet autre produit du travail de l’homme, après la pâte travaillée et cuite, consacre l’étape suivante dans la transmutation de l’être humain.
La déesse grecque Perséphone, comme la plupart des anciennes figures mythologiques, est porteuse de significations d’une richesse méconnue. Son mythe, pas aussi innocent qu’il y parait, va bien au-delà de son aspect esthétique et divertissant. C’est ce que nous révèle cet intéressant ouvrage dans lequel Camille Serres décrypte ce joyau de la mythologie grecque.
Perséphone est la fille de Déméter et de Zeus, ce qui fait d’elle une divinité de la Terre et du Ciel ; elle est également l’épouse d’Hadès, le dieu des Enfers, d’où elle tient sa qualité de souveraine du monde souterrain. Sa présence sur les trois niveaux, céleste, terrestre et souterrain, lui confère une place d’exception sur le plan cosmologique, mais aussi dans le cadre de l’être humain, dont elle couvre les trois niveaux de conscience. Ceci justifie le rôle essentiel qu’elle jouait dans la célébration des anciens rituels initiatiques de l’Antiquité grecque.
En tant que fille de Déméter, la déesse terre mère de toute vie, Perséphone dispense ses largesses avec abondance, tandis qu’en tant qu’épouse d’Hadès, elle est la déesse de la mort et des Enfers. Cette ambigüité se retrouve dans l’alternance des saisons, qu’elle incarne, ainsi que dans le cycle de la vie et de la mort, auquel tout être vivant est assujetti ; la mort et la vie, au lieu de s’opposer, se complètent et s’équilibrent.
L’ouvrage de Camille Serres éclaire les faces les plus intimes de Perséphone. Son livre, richement documenté, opère un rapprochement fructueux avec des thèmes similaires appartenant à d’autres panthéons et à d’autres traditions spirituelles du monde. Son exploration fournit une clé d’accès à la dimension intérieure de l’être humain, ainsi qu’un moyen permettant à chacun de voir clair en lui-même. Le mythe de Perséphone sert de guide et d’outil efficace dans cette quête.
Le mythe offre plusieurs niveaux d’interprétations. C’est ainsi que sur le plan psychologique, Camille voit en Perséphone la jeune fille qui devient femme. À cet effet, elle doit s’arracher à sa dépendance sécurisante vis-à-vis du giron maternel pour gagner sa propre identité ; son histoire devient celle d’une individuation. En même temps, Perséphone découvre sa part d’ombre sous les traits d’Hadès, son époux ; cette révélation à soi-même permet de trouver son équilibre et sa souveraineté intérieure.
Dans les Mystères d’Éleusis, Perséphone jouait pour les initiés un rôle essentiel non seulement dans la compréhension de leur nature profonde, mais surtout dans leur transformation intérieure. La présence de cette figure sur les trois plans, céleste, terrestre et souterrain, lui permettait de faire appel à toutes les puissances en œuvre dans l’être humain, en particulier aux forces obscures et inconscientes, facteurs de peur et de mort, mais aussi de croissance et de vie.
Camille étend l’interprétation du mythe de Perséphone à notre époque où le féminin sacré, tel que l’ont vu et vénéré la plupart des traditions spirituelles du monde, cherche à se réaffirmer. Dans l’Occident moderne, l’égalité des sexes remet en cause les anciens schémas dans les rapports sociaux entre hommes et femmes. Une nouvelle compréhension entre les sexes s’avère nécessaire, et elle ne sera satisfaisante qu’en intégrant la dimension spirituelle du phénomène. Il en va de même des liens familiaux, qui peinent à se refonder sur un schéma autre que patriarcal. Ce serait une excellente chose si des publications, comme celle de Camille, pouvaient contribuer à aplanir ces difficultés.
La plupart des religions, y compris le christianisme, connaissent le féminin sacré, mais le contexte historique et politique des siècles passés a fait que les hiérarchies ecclésiastiques ont négligé son enseignement. La déficience des cultes actuels à livrer la clé d’accès à cette dimension féminine intérieure incite des exploratrices de notre temps, comme Camille, à se tourner vers le néopaganisme afin d’aller chercher cette clé par le biais de figures héritées des anciens cultes. La résurgence à l’époque moderne du féminin sacré ne passera peut-être pas par un nouveau culte rendu à une ancienne déesse, mais par la redécouverte, par le biais du symbolisme mythologique, de notre être intérieur où cette énergie enfouie ne demande qu’à s’exprimer.
La démarche de Camille ne s’en tient pas à des spéculations théoriques. La dernière partie de son ouvrage développe une sorte de traité rituel. Sans prétendre ni restaurer les anciens Mystères d’Éleusis, ni redonner vie à un culte éteint depuis des millénaires, elle propose des pistes permettant de faire face aux épreuves et aux tournants de l’existence, l’essentiel étant, à chacune de ces occasions, d’aller vers ses propres profondeurs pour acquérir une meilleure connaissance de soi-même. Peut-être ce contenu opérationnel concourra-t-il à réaliser l’un des objectifs que se fixe la recherche de Camille : se connecter à notre féminin intérieur afin d’actualiser nos ressources vitales et créatives.
Des prédictions diverses, désignées du nom inapproprié de « prophéties », connaissent une vogue d’autant plus grande qu’elles recoupent le sentiment, très répandu à l’heure actuelle, selon lequel nous vivons la fin d’un cycle et que nous approcherions de bouleversements imminents. Des publications s’efforcent, avec une ingéniosité plus ou moins grande, d’interpréter ces pseudo-prophéties. On ne saurait trop mettre en garde ceux qui seraient tentés d’accorder une confiance excessive à ces prédictions, ou de se laisser impressionner par leur ton alarmiste.
Les discours catastrophistes ne sont pas exclusifs à notre époques ; ils ont connu des fortunes diverses au cours des siècles, mais certains facteurs contribuent de nos jours à les conforter, notamment les transformations accélérées dues au progrès technique, ainsi que le vide laissé par la désaffection croissante vis-à-vis des religions et des cultes traditionnels.
Les sources de la soi-disant prophétie
Parmi les prédictions qui connaissent une réelle fortune à notre époque figure la célèbre « prophétie » des papes dite de saint Malachie. L’intérêt qu’elle suscite ne peut qu’aller en croissant à mesure que l’élection d’un nouveau pape nous rapproche de son dénouement.
L’authenticité de ce texte, de source douteuse, doit toutefois être regardée comme suspecte. Il est fort probable que saint Malachie, à qui on attribue cette « prophétie », ne soit qu’un pseudonyme emprunté à Malachie O’Morgair, l’archevêque d’Armagh en Irlande, qui fut canonisé par le pape Clément III en 1190. Il n’est pas non plus impossible qu’il s’agisse d’un pseudonyme collectif, celui d’un groupe qui aurait rédigé cet écrit.
En 1595, le moine bénédictin Arnold (de) Wion exhiba la « Prophétie des Papes » de saint Malachie, un manuscrit soi-disant écrit par ce saint irlandais, qu’il aurait dénichée dans la bibliothèque du Vatican. Elle consiste en une liste de cent onze devises courtes en latin, attribuées à chacun des papes qui se sont succédé depuis Célestin II (1143-1144). Aucun des contemporains de Malachie qui l’ont côtoyé n’évoque cette prophétie dans leur témoignage. Le texte semble plutôt avoir été produit à la fin du XVIe siècle. Son origine a donné lieu à plusieurs spéculations. Elle serait soit une mystification inventée pour amuser le public, soit un acte de propagande cléricale destiné à légitimer la papauté, en incitant les fidèles à croire au caractère providentiel de la désignation des papes. L’Église n’a toutefois jamais reconnu cette soi-disant prophétie, à laquelle elle ne se réfère jamais dans ses communications ; elle ne lui accordera jamais le statut d’un article de foi.
Le plus probable reste que ce texte n’aurait été qu’un artifice fabriqué dans un but électoraliste, à la veille du Conclave de 1590, par des faussaires partisans du cardinal Girolamo Simoncelli en vue d’orienter le choix du Conclave. La prétendue prophétie serait une sorte de mot d’ordre crypté, destiné à éclairer ceux qui en détiendraient la clé. Le 75e pape, celui qui devait être élu, est désigné par la formule De antiquitate urbis (De l’ancienneté de la ville) ; or la ville d’Orvieto, où naquit Simoncelli, vient du latin urbs vetus (Vieille ville). Par malchance, ce candidat prédestiné rata l’élection ; c’est Niccolò Sfondrati, qui décrocha la tiare après avoir soudoyé les cardinaux dont il obtint les suffrages.
Les devises affectées aux papes
Les devises antérieures à cette élection coïncident de façon parfaite avec les 74 papes qui l’ont précédée, ce qui n’a rien d’étonnant. La plupart consistent en des allusions ou en des jeux de mots inspirés par le nom des pontifes ou par des épisodes de leur vie. Le procédé laisse le champ libre à différentes façons d’interpréter les devises postérieures à 1595 ; libellées dans un langage sibyllin, la plupart sont si confuses et si imprécises qu’elles pourront s’appliquer à différentes personnalités. Elles ne se vérifient qu’a posteriori, souvent en cherchant de façon alambiquée des détails dans la vie du pape, dans ses armoiries, l’ordre religieux auquel il appartient, le lieu de sa naissance, celui du siège ecclésiastique qu’il a occupé… Aucune de ces devises n’a jamais permis de prédire le candidat qui sera élu.
Les armoiries de Paul VI
Il n’est pas toujours facile d’établir un lien convainquant entre les devises et les papes concernés. Certaines parmi celles qui se rapportent à des papes postérieurs à 1590 ont pu frapper par leur justesse et leur pertinence. Ainsi, Religio depopulata (La religion dépeuplée) convient très bien au règne de Benoît XVI (1914-1922), qui fut pape pendant la Première Guerre mondiale, la grippe espagnole et la révolution soviétique qui dépeuplèrent la chrétienté. On peut également reconnaitre la qualité de Fides intrepida (La foi intrépide) à Pie XI (1922-1939), le pape des missions, dont les encycliques condamnèrent ouvertement le nazisme et le communisme. S’agissant de Paul VI (1963-1978), on explique sa devise Flos florum (La fleur des fleurs) par les trois lys présents sur ses armoiries, le lys étant surnommé « la fleur des fleurs ».
Le pape Jean-Paul II
De medietate lunæ (De la moitié de la lune ou Du temps moyen d’une lune) coïncide avec le règne très bref de Jean-Paul Ier (1978-1978), mort trente-trois jours seulement après son élection, soit l’équivalant approximatif d’une « lune ». À l’inverse, De labore solis (Du labeur du soleil) illustre le pontificat de Jean-Paul II (1978-2005), dont la durée, vingt-six ans, recoupe celle du cycle solaire calendaire utilisé dans le comput ecclésiastique ; certains y voient également une allusion à la personnalité « solaire » de Jean-Paul II, le pape qui voyagea beaucoup, et dont le long et éreintant labeur a marqué son époque.
En revanche, on peine à trouver la signification de l’olive dans la devise Gloria olivæ (La gloire de l’olive ou de l’olivier) à propos de Benoît XVI (2005-2013). Quant à la qualification de Pastor angelicus (Le pasteur angélique) attribuée à Pie XII (1939-1958), elle risque de soulever bien des objections, notamment au regard de l’attitude ambiguë de ce pontife vis-à-vis du nazisme et durant la Deuxième Guerre mondiale.
Le pape François Ier
La 112e et dernière prédiction concernerait l’actuel pape François Ier, appelé Pierre le Romain. Cette devise, tout aussi symbolique que les autres, ne veut pas dire que le pape aurait choisi de s’appeler Pierre, car il est d’usage qu’aucun souverain pontife ne reprenne ce nom ; elle ferait plutôt allusion à l’analogie entre la fin du cycle et son début. Cette devise, d’une longueur exceptionnelle, n’annonce rien de moins que la fin de l’Église : « Dans la dernière persécution de la sainte Église romaine siégera Pierre le Romain qui fera paître ses brebis à travers de nombreuses tribulations. Celles-ci terminées la cité aux sept collines sera détruite et le Juge redoutable jugera son peuple ». Beaucoup de spécialistes assimilent la cité aux sept collines à Rome, le siège de la papauté, qui se trouve entourée de sept collines.
Le dénouement de la prophétie
Nous serions ainsi parvenus à une période cruciale, proche de la fin, puisque l’actuel pape François coïncide avec le dernier de la liste, et ce qui doit lui succéder n’a rien de joyeux. Il est probable que peu de gens seraient disposés à prêter foi à une prédiction qui promettrait le paradis sur la terre ; mais il en va tout autrement lorsqu’une prédiction annonce une tragédie, à l’exemple de la fin de l’Église et de son jugement sans complaisance. L’idée de la fin d’un cycle ou d’une époque, que l’on tend à appeler la « fin des temps », recoupe les prophéties contenues dans les Écritures sur la « fin du monde » et le jugement final, portées notamment par les descriptions dramatisées de l’Apocalypse. On aura beau expliquer qu’il s’agit là de visions au caractère symbolique qu’il conviendrait de ne pas prendre à la lettre, leur compréhension littérale n’en a pas moins longuement imprégné les esprits, au point de laisser subsister dans le public des dispositions à prêter l’oreille à un certain catastrophisme.
La basilique Saint-Pierre
S’il ne plaisait à Dieu de détruire Rome et de juger son peuple avant la fin du pontificat actuel, gageons que les partisans de cette « prophétie » trouveront une explication pour justifier un report de l’échéance. Sans doute diront-ils que François Ier n’était en fait pas le dernier pape, mais seulement l’avant dernier à occuper le trône de saint Pierre !