Le cas Vladimir Poutine

La première réaction que suscite le nom de Vladimir Poutine est sans doute un cri d’indignation à l’encontre de cet autocrate, dont les exactions commises en Ukraine ont été précédées d’autres abominations en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie… Il n’est pas utile de détailler ici la biographie du personnage, ni ce qui a déjà été dit au sujet de son profil psychopathologique.

En revanche, le point de vue « synarchique », sur la base des théories de Fabre d’Olivet et de Saint-Yves d’Alveydre, apporte un éclairage intéressant sur la nature et le ressort du pouvoir de Poutine. Deux choses essentielles en ressortent :

  • le personnage est un « homme fatidique »,
  • son régime est du « bonapartisme ».

Avant d’envisager s’il est possible d’arrêter Poutine, voyons dans quel sens il faut entendre ces deux catégories qui caractérisent son pouvoir.

Qu’est-ce qu’un homme fatidique ?

Un homme fatidique est favorisé par ce que Fabre d’Olivet appelle le Destin, c’est-à-dire « la pente des évènements », « la force des choses », « l’engrenage fatal ». Les hommes fatidiques qui marquent leur époque n’inventent rien ; ils exploitent, avec une énergie et une habilité sans doute hors du commun, les circonstances de leur époque et les moyens qu’elle met à leur disposition. De tels profils, mus par une pulsion de domination, ne surnagent que quand ils peuvent faire coïncider leur ambition personnelle avec une conjoncture qui leur est favorable, sans qu’ils l’aient créée eux-mêmes.

En général, un homme fatidique s’impose dans des périodes troublées et anxiogènes. Bonaparte s’empara du pouvoir quand les souvenirs de la Terreur étaient encore vifs, pour écarter son retour. Yannick Jaffré confronte la Russie de Poutine au Consulat bonapartiste ; Poutine rétablit l’ordre dans un pays qui, sorti d’un système totalitaire, était livré aux désordres, aux violences mafieuses et à l’insécurité[1]. Hitler imposa sa dictature dans un pays humilié par la défaite, accablé par l’inflation, la crise et le chômage, qui poussaient au désespoir des millions d’hommes du prolétariat et des classe moyennes. Bonaparte, sans les bouleversements de la Révolution, serait peut-être resté un obscur officier subalterne. Hitler, qui s’imposa sur des esprits perturbés par la crise, aurait continué en temps normal à passer pour un marginal bizarre et anormal. Poutine, sans la période difficile qu’a vécue la Russie au sortir du communisme, serait resté un obscur fonctionnaire aigri et frustré.

La Loubianka, immeuble du KGB

Poutine a été fabriqué par le régime soviétique et son appareil répressif qu’était le KGB, qui perdure sous le nom de FSB. Cette police politique lavait le cerveaux de ses recrues, en déployant à divers moyens élaborés, tels que l’hypnose. Des individus façonnés dans un tel moule peuvent changer en apparence, si la nécessité leur impose de s’adapter aux circonstances, mais dans la grande majorité des cas, le fond reste inchangé. Les anciens du régime soviétique ne demandaient pas mieux que d’en revenir à ce qu’ils associent à leur ancienne gloire. Il suffit que les circonstances laissent entrevoir la possibilité de restaurer, au moins partiellement, l’empire soviétique pour mobiliser plus d’un nostalgique.

Poutine sut utiliser, avec une redoutable efficacité, les moyens de pression et de chantage qu’il avait appris au KGB. C’est ainsi qu’il s’est rendu indispensable auprès de ses mentors politiques en leur rendant d’appréciables services : l’assassinat, la corruption, les fausses preuves et les faux dossiers d’accusation pour faire plier ou éliminer les juges et les procureurs trop indépendants…

Quand Eltsine, à bout de ressources, finit par quitter le pouvoir, Poutine n’eut qu’à prendre la succession. La reprise en main du pays par l’administration centrale, après la période de troubles et de laissez-faire, satisfaisait une grande partie de la population, lassée des pénuries et de l’insécurité généralisée, ainsi que les nostalgiques de la puissance de l’ex URSS effondrée en 1991.

Qu’est-ce qu’un régime bonapartiste

Le bonapartisme peut se définir comme un despotisme fondé sur le populisme, et sur un discours démocratique qu’il proclame en théorie tout en le contredisant de fait. Le mot fait référence à Napoléon Bonaparte, héritier de la Révolution française, dont cet autocrate se réclamait bien qu’il en ait trahi l’esprit. Pour préciser la définition, le bonapartisme, résulte d’un compromis passé, sur fond de crise, entre les milieux conservateurs, le capitalisme industriel et un mouvement populiste. Parmi d’autres représentants du bonapartisme, on peut citer Kemal en Turquie, Codreanu en Roumanie, Primo de Rivera en Espagne, Mussolini en Italie, Hitler en Allemagne, et Poutine en Russie.

Le chef bonapartiste est un mélange de machiavélien opportuniste sans scrupules et de tribun charismatique démagogue. Il se pose en fils du peuple, dont il se dit proche. Il peut être lui-même de basse extraction, comme Mussolini, Hitler ou Poutine. Ces aventuriers, portés par la passion du pouvoir, ne dédaignent pas le culte de la personnalité ; ils exploitent l’art de monter un leader en vedette par les médias.

Du point de vue trifonctionnel selon la théorie synarchique de Saint-Yves d’Alveydre, un régime bonapartiste tient la route lorsqu’il prend appui sur des représentants des trois fonctions sociales : l’autorité enseignante, l’ordre politique et l’ordre économique.

Le patriarche Kirill et Vladimir Poutine,

Dans le premier ordre, l’autorité enseignante, le pouvoir bonapartiste s’assure le soutien des cultes officiels. Bonaparte conclut avec Rome un concordat mettant fin au conflit religieux ; par la suite, l’Église de France multiplia les marques de fidélité à l’empereur. Les accords du Latran, signés entre la papauté et Mussolini, déclarèrent le catholicisme « seule religion de l’État » et rendirent l’enseignement religieux obligatoire. En Allemagne, le clergé catholique, inquiet de l’attrait que suscitait l’URSS, « patrie des travailleurs », auprès des masses, signa un concordat avec l’État national-socialiste, que celui-ci s’empressa d’afficher comme une légitimation. En Russie, la subordination du clergé orthodoxe officiel vis-à-vis du Kremlin est un fait acquis déjà depuis le régime soviétique.

Pour le reste de l’autorité enseignante, l’appareil d’État coiffe les organes d’éducation, les écoles, les universités et la presse.

S’agissant du deuxième ordre, le dictateur bonapartiste s’assure le soutien des forces conservatrices, à commencer par l’armée. En Allemagne, l’armée et les junkers prussiens en vinrent à regarder le nazisme comme un moindre mal. La caste militaire, même si elle méprisait les nazis, était sensible à la crise de l’identité nationale. En Italie, on a qualifié de « dyarchie » la coexistence d’une monarchie avec la dictature fasciste ; mais celle-ci prit très vite la primauté sur une royauté privée de vraie signification. En Russie, Poutine obtient le soutien de cadres nostalgiques de l’empire soviétique, et notamment de la caste militaire qui, après la chute de l’URSS, avait soudainement perdu ses avantages et son statut social.

Poutine et Miller, PDG de Gazprom

Dans le troisième ordre, l’ordre économique, le bonapartisme fait le jeu d’une oligarchie de nouveaux riches, disposée à appuyer un despote qui puisse les préserver de la menace que représentent les classes défavorisées. Le coup d’État du 18 brumaire de Bonaparte fut monté avec l’appui des milieux aisés. L’aide invisible de la grande bourgeoisie permit aux mouvements fasciste et hitlérien de prendre le pouvoir. Les barons de l’industrie, qui soutinrent Hitler par leurs subventions, purent compter en retour sur des syndicats officiels et des organisations ouvrières contrôlés par l’État. De surcroit, le réarmement et la conquête extérieure assuraient des débouchés à leur production. En Russie, Poutine implanta son pouvoir avec l’appui des oligarques et des nouveaux riches. Cet autocrate accéléra les privatisations des grandes entreprises pour permettre à quelques hommes richissimes, qui lui restent fidèles par intérêt, de prendre le contrôle de l’essentiel de la production.

Un pouvoir bonapartiste ne peut toutefois s’instaurer que si le pays ne dépend pas du crédit extérieur. En Russie, les ressources du pays permettent au régime de s’appuyer sur une bourgeoisie nationale autonome vis-à-vis du capital étranger. Le fascisme mussolinien, pour éviter une telle sujétion, pratiqua l’autarcie, quitte à imposer l’austérité à l’Italie pour assurer un maximum d’indépendance économique.

En dépit de leur forte emprise sur la vie sociale, les régimes bonapartistes ne peuvent pas être qualifiés de totalitaires, comme l’était le stalinisme. Ils ne bouleversent pas la structure sociale et n’érigent pas l’économie en monopole d’État. Le compromis bonapartiste n’implique pas la fusion des forces sociales qui le soutiennent, mais leur convergence factice. Il en résulte un équilibre précaire, toujours susceptible de compromettre la stabilité du régime. C’est un homme fatidique, Mussolini, Hitler ou Poutine, qui constitue le centre de fixation de ces forces plus ou moins autonomes et qui lie cet assemblage hétéroclite.

Le mensonge visant à concilier les milieux conservateurs, les dirigeants de l’industrie et les milieux populistes ne peut tenir indéfiniment la route. Les contradictions entre la bourgeoisie et les masses laborieuses, à qui la propagande a fait miroiter de grandes promesses, finiraient par affaiblir ces régimes. Pour maintenir un ressort propre à entraîner toutes les parties prenantes, le chef bonapartiste flatte la fibre nationaliste du pays par une politique de prestige, quitte à détourner les énergies de la plèbe dans des guerres d’expansion. Ni les succès diplomatiques qu’on lui concèdera, ni les victoires militaires qu’il remportera ne calmeront ses ambitions, car le ressort de son pouvoir reste fondé sur son prestige. De surcroit, la folie mégalomaniaque de ce leader a tôt fait de lui faire perdre le sens de la limite.

Poutine a passé un pacte implicite avec les Russes : leur rendre leur fierté nationale et améliorer un minimum leurs conditions de vie, en échange de quoi ils feraient l’impasse sur leurs libertés. Pour justifier la soumission des volontés à un État policier, il refait de la nation une référence pour les masses en quête d’identité. Sa propagande reprend du répertoire tsariste les valeurs patriotiques. L’annexion de la Crimée en 2014 et le retour de la Russie dans l’arène internationale flattèrent le désir de la société russe de renouer avec une fierté nationale.

Peut-on arrêter Poutine ?

L’hôpital de Marioupol bombardé par l’armée russe

Un homme fatidique engagé dans la pente fatale de la violence n’a pas d’autre choix que de persister jusqu’à l’issue fatale, car son pouvoir ne peut survivre à une perte de prestige.

Mussolini a été destitué par son propre parti. Hitler s’accrocha jusqu’à la destruction de son armée et de l’Allemagne. Napoléon abdiqua non parce que les armées alliées étaient arrivées à Paris, mais parce que ses maréchaux lui avaient signifié qu’ils ne le suivaient plus.

Reste à savoir ce qui pourrait arrêter Poutine. La réponse à cette question touche les différents supports de son pouvoir.

  • Sa popularité personnelle

La popularité en politique est un phénomène éphémère ; quelle que soit sa virulence initiale, elle s’use avec le temps, surtout quand les difficultés matérielles indisposent la population. Le dirigeant bonapartiste ne se maintient au pouvoir que tant qu’il peut alimenter sa popularité par son prestige extérieur.

  • L’autorité religieuse

L’opposition à Poutine ne viendra pas de l’institution officielle de l’Église orthodoxe, domestiquée par le pouvoir politique, du moins pas tant que ce dernier ne sera pas discrédité. Elle pourra venir des croyants et du clergé dissident en phase avec une société civile éduquée.

  • La caste militaire

Actuellement, c’est le pouvoir militaire, et non celui de l’argent, qui domine en Russie. Poutine garde le contrôle sur l’armée et les services de renseignement parce qu’il a rendu à la caste militaire ses avantages et son prestige social. Un échec en Ukraine pourrait toutefois remettre en cause l’attachement à son égard, sinon du haut commandement militaire, du moins d’un nombre croissant d’officiers et de soldats, déjà peu convaincus de l’opportunité d’agresser un pays frère.

  • Les oligarques russes

Dans les années 1990 sous Eltsine, ces nouveaux riches exerçaient une réelle influence sur la politique russe. Dès son arrivée au pouvoir, Poutine changea les règles. Après avoir écrasé les oligarques gênants ou récalcitrants, il imposa ses conditions aux autres milliardaires : leur docilité en politique et leur soutien économique aux initiatives du Kremlin, en échange de quoi le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire, qui lui est assujetti, fermaient les yeux sur leurs profits acquis de façon douteuse.

Les oligarques restent sous la coupe de Poutine parce qu’au lieu de coopérer entre eux, ils sont en rivalité pour obtenir les largesses du gouvernement. Un enlisement en Ukraine et les lourdes sanctions économiques contre la Russie, qui exposent le pays à un effondrement économique, pourraient changer la donne. Il s’agirait alors pour eux de défendre leurs intérêts communs en obtenant la levée des sanctions. Certains oligarques expriment déjà leur opposition à la guerre en Ukraine.

  • Une issue possible

La pire erreur à commettre consisterait à assassiner Poutine. Un assassinat, loin de régler un problème, ne fait jamais que l’aggraver, car il érige sa victime en martyr. La place deviendrait aussitôt disponible pour un successeur qui ne vaudrait guère mieux, et dont le pouvoir serait regonflé par le climat émotionnel qui résulterait du meurtre de son prédécesseur.

Le général Spinola

Un scénario envisageable serait une sortie analogue à la Révolution des œillets de 1974 au Portugal, avec à sa tête un général au rôle identique à celui que joua Spinola. Ceci supposerait qu’un nombre suffisant d’oligarques, soucieux de limiter leurs pertes, s’entendent entre eux pour financer, parmi un certain nombre d’officiers russes, un mouvement identique au MFA (Mouvement des Forces Armées) qui déclencha le changement politique au Portugal. Un général russe ambitieux, assuré de l’appui des forces économiques, ne dédaignerait pas la gloire internationale que lui vaudrait son action pour dédiaboliser la Russie et mettre fin à une guerre honnie.

Ce qui arrangerait au mieux la nouvelle direction provisoire mise en place serait probablement de laisser Poutine fuir la Russie, quitte à ce qu’il emporte avec lui une partie de sa fortune, afin de décourager la résistance de ses partisans dans le pays.

Dans l’attente de cette éventualité, les pays solidaires de l’Ukraine, à défaut d’entrer en guerre, peuvent faire deux choses :

  • assurer, sans jamais se lasser, un soutien matériel et moral à la résistance des Ukrainiens ; plus longtemps Poutine sera tenu en échec, plus son pouvoir s’effritera ;
  • maintenir et renforcer les sanctions à l’encontre de la Russie, pour obliger les forces économiques du pays à reconsidérer leur intérêt.

À plus ou moins long terme, il faut souhaiter que Poutine n’échappe pas à une comparution devant un tribunal pénal international pour y répondre de ses crimes.

Le 16 mars 2022.


[1] Yannick Jaffré, Vladimir Bonaparte Poutine, Perspectives Libres, Paris, 2014.

Le souverain de justice

Le profil du souverain de justice se définit pour chaque pays organisé sur le modèle synarchique. À l’heure actuelle, la fonction prendrait tout son sens au niveau de l’Europe unifiée, laquelle comprendrait un souverain juge pour le continent ainsi que son homologue pour chaque pays de l’Union, avec le fédéralisme pour les provinces et l’autonomie communale pour les villes.

Avant l’Union européenne, le Saint Empire a été la seule forme institutionnelle qu’a connue l’Europe ; mais de nos jours, il serait inadéquat d’introniser un empereur à la tête du continent, le titre d’empereur impliquant l’idée d’autocratie, sinon d’impérialisme, et de dynastie héréditaire. Il ne pourrait s’agir d’un autocrate puisque ses décisions dépendraient de toutes les compétences exprimées via les Conseils synarchiques, devant lesquels il resterait responsable. On pourrait appeler ce souverain « président » ou « protecteur ».

Dans son intéressant ouvrage intitulé Le livre du sceptre, Joséphin Péladan livre un signalement de cet homme providentiel qu’il appelle « l’homme du Sceptre », tel que devrait le concevoir une véritable civilisation.

Une formule de cet auteur résume bien le profil requis pour ce gouvernant : « Supposez la dépersonnalisation d’un être lucide dans la recherche du bien général et vous aurez la définition de tout homme de Sceptre ».


Profil du souverain juge

Ce qu’il faut pour incarner le rôle, ce n’est pas un personnage paradant en uniforme dans les cérémonies officielles, ni un homme d’exhibition, gavé de réceptions et débitant de vaines paroles en représentation. L’homme digne de tenir le « sceptre » qu’on lui confie ne désire ni le pouvoir ni les honneurs. Il ne veut ni régner ni dominer, car il s’élève bien au-dessus de toute passion politique. Ne mérite d’occuper cette fonction suprême que celui qui a renoncé à l’appétit de puissance, ayant réfréné l’instinct qui pousse quiconque à imposer sa domination dès qu’il en a le pouvoir. Une telle exigence paraitra paradoxale dans le système politique actuel, où l’accession aux postes dirigeants succède à des années de compétition motivées par la convoitise égocentrique. Le souverain de justice, présélectionné par le premier Conseil, l’Autorité sociale, et non pas élu par un suffrage politique, ne cherche pas la popularité, ce qui le dispense de perdre son temps avec des discours démagogiques.
Il n’y a qu’une organisation synarchique qui puisse permettre à ce profil idéal d’émerger.

Le souverain de justice se pose comme l’antithèse du Prince de Machiavel, car il n’a rien d’un intrigant ou d’un aventurier sans scrupule. Il ne croit pas qu’une injustice puisse profiter à un pays, ni qu’un crime soit davantage autorisé à un État ou à une armée qu’à un individu. Plus qu’un souverain, c’est le serviteur du peuple, au vrai sens du mot, et non à l’instar des démagogues qui se prétendent tel dans leur propagande électorale. La souveraineté lui parait être plus qu’une fonction : un sacerdoce. Il obéit à la Norme, et non à sa volonté personnelle, sinon il n’est rien qu’un chef de vanités et d’intérêts.

Il ne se donne pas de grands airs, contrairement à la conception de la monarchie propre à Louis XIV. Loin de ressembler aux types de gouvernants connus de l’histoire, il vit en retrait, dans le silence et la discrétion, non par condescendance, car il reste en contact moral avec les plus petits, mais par souci d’efficacité. L’isolement lui est nécessaire pour peser les rapports incessants que lui soumettent les conseils. La vraie gloire qu’il poursuit est celle qu’attribuent la paix et la justice. Il ne rêve pas d’autres conquêtes que celles remportées sur les mauvais instincts de l’homme. Cette dépersonnalisation parait bien éloignée des figures classiques de la politique, préoccupés davantage de produire de l’effet que de servir la vérité et la justice.

Il ne vit pas entouré d’une cour qui le distrairait de sa fonction solitaire. Il ne joue pas, ne s’amuse pas, et ne cesse de penser. Il ne chasse pas, car la chasse, contraire à la culture de la sensibilité, est un reliquat de barbarie. Les plaisirs qu’il s’autorise consistent à recevoir tour à tour les savants venus lui expliquer leurs découvertes, ou les écrivains et les artistes venus lui parler de leurs créations.

Le souverain juge ne peut pas être un spécialiste dans toutes les matières dont il aurait à traiter. Il ne peut pas maitriser à la fois l’agronomie, l’industrie, la finance, l’urbanisme, l’habitat, l’hygiène, l’éducation, la santé… En revanche, il doit se montrer capable de traduire en actes le grand nombre de rapports qui lui parviennent sur différents sujets. Il n’est pas nécessaire qu’il soit un savant ou un génie ; c’est un individu attentif et rationnel, un esprit de synthèse impersonnel vers qui convergent les aspirations et les lumières. Cet esprit supérieur perçoit l’abstrait à travers le sensible ; à son niveau, la politique exclut toute passion pour demeurer un perpétuel raisonnement.

Mission du souverain de justice

Le premier devoir de l’homme d’État est de nourrir tous les hommes, car on ne prêche pas la justice et la morale à des êtres affamés ou inquiets pour leur sort. Un peuple implique un ensemble de besoins légitimes qu’il faut satisfaire avant toutes choses, faute de quoi on autorise les gens d’en bas à s’insurger.

Un souverain dit de justice ne doit pas se faire le serviteur des passions nationales, ni l’agent de l’égoïsme d’une nation. Loin de s’arrêter au seul intérêt du pays dont il dirige la destinée, il cherche en même temps à servir celui des voisins. Il veut le bien universel et ne favorise pas son peuple au mépris de l’humanité. En toute matière, il devrait suivre l’avis le plus international.

Le souverain juge a pour mission de plier à la justice les intérêts pécuniaires, au lieu de les laisser diriger le gouvernement. Il ne doit envisager que le bien général, n’ayant aucune raison de favoriser une classe sociale sur une autre. Les confits sont inévitables entre l’oligarchie et la plèbe, entre patrons et ouvriers, entre capital et travail. Tout sujet politique implique des intérêts opposés ; ne voir que l’un d’eux est une injustice, et les satisfaire également une impossibilité. Toute antinomie suppose un point d’équilibre médian, dont la recherche ne peut être le fait que d’un arbitre soucieux de concilier les oppositions.

Pour trouver un accord raisonnable, il faut un homme de méthode. Juge et médiateur rationnel entre les passions et les intérêts, il préserve sa lucidité par sa position de recul. Les demandes lui arrivent formulées et documentées par les intéressés. Avant de trancher par décret, il a deux questions à poser à ses conseils et à lui-même : quelle est la solution idéale, abstraite, et quels sont les moyens de la concrétiser. Quand tous les intérêts ont parlé, la décision finale lui appartient sous la forme d’injonctions écrites, précises et exactes. Au-dessous de lui, l’exécutif, l’armée et la police attendent ses ordres à exécuter, sachant que tout emploi exécutif sera surveillé par un mandataire civil.

Le souverain de justice décide avec l’assentiment du premier Conseil qui l’a accrédité, l’Autorité intellectuelle à qui les questions théoriques sont posées sous formes de thèses et qui, après en avoir discuté, vote une équation abstraite. En revanche, la décision que réclame un problème concret ne peut être l’office que d’un homme isolé. En cas de conflit entre sa résolution et le sentiment général, il doit rendre compte aux Chambres délibératives, ce qu’il fera sous forme écrite, avec précision et lucidité ; c’est ainsi que l’avenir, comme le présent, pourront en retour le juger.

L’unification synarchique de l’Europe

La synarchie selon Saint-Yves d’Alveydre ne doit pas se limiter au cadre national ; dans sa Mission des Souverains, cet auteur propose un schéma synarchique similaire pour unifier l’Europe[1], en attendant l’unification du monde qu’il évoque dans sa Mission de l’Inde.

Les trois organes de la synarchie européenne auraient pour nom le Conseil européen des Églises, le Conseil européen des États et le Conseil européen des Communes.

Les institutions synarchiques européennes

Pour reconstituer l’Autorité sociale au niveau européen, tous les cultes et toutes les universités d’Europe représenteront le premier pouvoir social du continent, que Saint-Yves appelle le Conseil européen des Églises, le mot Église étant pris ici non dans son sens clérical, mais dans son sens large, celui d’une assemblée enseignante. Les intérêts scientifiques, intellectuels et spirituels y seront représentés par tous les corps enseignants de chaque pays, universités, académies, instituts, écoles spéciales, arts, sciences, et par tous les cultes, franc-maçonnerie comprise. En faisant statuer ensemble francs-maçons, rabbins, évêques et professeurs des universités, Saint-Yves ne prétend pas redonner les anciens Amphictyons grecs. L’objectif, déjà ambitieux, vise à instaurer le secours mutuel des sacerdoces et des corps savants, leur interpénétration et non leur confusion, l’animation réciproque des enseignements laïques et religieux.

Le second pouvoir, le Conseil européen des États, jouera un rôle politique dans le sens juridique du mot. Chaque capitale nommera des conseillers élus par les corps juridiques nationaux. Le Conseil comptera parmi ses membres les ministres de la justice, de l’intérieur et des affaires étrangères de chaque pays. Ses décisions toucheront les questions de droit public, de justice internationale, de diplomatie, de frontières et de droit maritime. Il rédigera la constitution européenne, qui prendra force de loi après avoir été approuvée par le Conseil des Communes et par le Conseil des Églises. Les pays d’Europe pourront alors commencer à désarmer, à mesure qu’une force armée européenne remplacera les armées nationales.

Le troisième pouvoir social, constitué par le Conseil européen des Communes, statuera sur les intérêts économiques sous les cinq chefs : finances, industrie, agriculture, commerce et main-d’œuvre. Il associera les capitales européennes en tant que centres de vie civile et économique, jouant le rôle de synthèse des intérêts nationaux. Les conseillers seront nommés dans chaque capitale par une assemblée de financiers, d’industriels, d’agriculteurs, de négociants, de syndicats ouvriers, de chambres de commerce et d’associations corporatives. Le Conseil se réunira à chaque session dans une capitale différente, pour traiter des rapports internationaux dans les questions de monnaie, de banque, de commerce, d’industrie, d’agriculture, de main-d’œuvre, de transports, de communications et de postes.

Le Congrès constitutif de l’unification

À la fin de sa Mission des Juifs, Saint-Yves d’Alveydre relance l’idée de constituer la Synarchie européenne[2]. La paix, selon lui, ne pourra être l’œuvre ni des diplomates, ni des hommes de guerre des grandes puissances belligérantes, mais d’un Congrès réunissant des représentants de tous les pays sans exception. Les hommes ayant qualité pour y siéger seront les délégués des trois pouvoirs sociaux de chaque nation : l’autorité enseignante, la justice et l’économie.

Ce Congrès européen se divisera en trois commissions correspondant aux trois pouvoirs sociaux. Il choisira pour lieu de ses délibérations la capitale d’une petite puissance aussi centrale que possible. Il serait désirable, suggère Saint-Yves, qu’il s’ouvre solennellement dans une cathédrale, pendant que les cloches de toutes les église d’Europe sonneraient en même temps pour annoncer l’ouverture des travaux et appeler tous les peuples à la même glorification. Chaque soir des jours de réunion, les délibérations seront transmises in-extenso par le moyen de l’époque, le télégraphe, pour être publiées dans tous les pays. Toute question litigieuse telle que la reconstitution de la Pologne, l’Alsace-Lorraine, etc., sera remise à la décision de cette assemblée plénière de toutes les nationalités européennes sans aucune exception, chacune ayant à égalité trois voix, une par conseil. Puis le droit public européen sera constitué comme gouvernement général se subordonnant l’exécutif de la force, avec trois pouvoirs sociaux permanents, et une sanction armée des petites puissances payées à cet effet par l’Europe entière.

Drapeau de la Synarchie

Le désarmement des grandes puissances pourra alors commencer, jusqu’à ce que le minimum nécessaire seul soit maintenu. Les souverains européens, suite à la réalisation méthodique de la synarchie dans chacun des pays, deviendront des rois de Justice soumis à l’Autorité des corps enseignants ; ils exerceront la plus haute magistrature des corps juridiques, veillant en bons pasteurs de peuples sur les libertés et sur la paix de toutes les nations de l’Europe, mais aussi de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique. Toute ambition serait mise dans la voie droite par l’Autorité enseignante par le régime du tout à l’examen.

Une occasion manquée ?

À l’époque de Saint Yves d’Alveydre, il n’existait en Europe qu’un ordre purement politique et diplomatico-militaire ; il en résultait la guerre à l’état endémique, même pendant la paix, et la ruine économique du continent. Si la grandiose vision de Saint Yves avait pu se réaliser, la Synarchie européenne aurait épargné à l’Europe et au monde les calamités du XXe siècle : deux guerres mondiales et les régimes fascistes, nazi et soviétiques.

Drapeau de l’Union Européenne

Il est bien tard à présent pour – enfin ! – unifier l’Europe. Il a fallu, pour que l’on commence à mettre en œuvre ce projet, que les puissance européennes se soient chacune épuisées et exténuées dans des guerres meurtrières, de sorte qu’aucune d’entre elles ne soit plus en mesure d’imposer sa domination par la force.

Le continent, qui ne s’est pas encore remis des ravages de la peste brune et de la peste rouge du XXe siècle, souffre à présent d’un manque de foi et d’un déficit de valeurs spirituelles. Néanmoins, mieux vaut tard que jamais, et mieux valent les institutions actuelles, toutes imparfaites et insuffisantes qu’elles soient, que l’absence de tout embryon institutionnel.

Il faut garder l’espoir que l’instauration du modèle d’organisation synarchique vienne un jour insuffler une vie nouvelle à ce continent en marche vers son unité, mais à qui il manque le souffle et la vision.

Il ne serait pas immérité qu’un jour, l’une des coupures de la monnaie unique européenne soit émise à l’effigie de Saint-Yves d’Alveydre !


[1] Mission des Souverains, Dualpha, Paris, 2010, chapitre 12.

[2] Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1977, p. 681-683.

Rectificatif : l’Europe unie sans la Russie

Les récents évènements, dominés par l’agression de la Russie contre l’Ukraine, obligent à revoir à la baisse la perspective d’une Europe unie incluant la Russie.


La synarchie d’après Saint-Yves d’Alveydre

Joseph Alexandre SaintYves d’Alveydre

Le mot « synarchie » a été employé à tort et à travers sans savoir de quoi il s’agissait, en ignorant tout de la théorie développée par Saint-Yves d’Alveydre. On a accolé ce nom à des groupements pseudo-humanistes et à certaines manifestations d’extrême droite n’ayant aucun rapport, ni proche ni lointain, avec l’œuvre de Saint-Yves, ce qui a donné lieu à de regrettables confusions. Le concept développé par Saint-Yves n’a rien à voir avec le mouvement de technocrates conspirationnistes qui fut actif en France sous la IIIe République et sous Vichy, et qui a repris abusivement l’appellation en se nommant Mouvement Synarchique d’Empire.

Dans l’œuvre de Saint-Yves d’Alveydre, le mot « synarchie », qui signifie « avec principes », désigne la forme de gouvernement organique et synthétique bâtie sur les trois pouvoirs sociaux. Son nom s’oppose à celui d’« anarchie », qui veut dire « sans principe », et qui s’applique à tous les régimes nationaux actuels ainsi qu’aux relations internationales. Dans ses ouvrages appelés « Missions » (Mission des Souverains, Mission des Ouvriers, Mission des Juifs, La France vraie ou Mission des Français), Saint-Yves d’Alveydre définit les trois grands ordres sociaux et expose le moyen d’organiser leur concordance dans cette forme de gouvernement synthétique qu’il appelle synarchie.

La constitution synarchique

La constitution synarchique est trinitaire de même que l’homme, tant individuel que collectif, comprend une triple nature : intellectuelle, morale et physique. Cette triple vie appelle pour fonctions et organes équivalents : les corps enseignants, la justice et l’économie.

Pour Saint-Yves d’Alveydre, les institutions, dont la perfection importe davantage que celle des individus, doivent assurer la collaboration harmonieuse entre ces trois fonctions ; la santé de l’organisme social exige qu’elles soient organisées de façon à coexister sans que l’une n’étouffe les autres. « Rapprochement » est le maître mot que préconise Saint-Yves ; car il s’agit moins d’inventer que de réunir les éléments sociaux que la politique divise et oppose entre eux.

La synarchie trinitaire doit comporter trois chambres représentatives, sociales et non politiques, dont chacune se rapporte à l’un de ces trois ordres d’activités. Le premier ordre appartient à la réunion de tous les corps enseignants, le second, au rassemblement de tous les corps politiques, administratifs et juridiques, et le troisième, au groupement de tous les corps économiques. Ces trois conseils, chargés de préparer les lois, sont élus professionnellement, et non politiquement, au suffrage universel, les délégués étant pourvu d’un mandat impératif, et non d’un blanc-seing total comme dans le parlementarisme moderne.

Les compétences des trois conseils se répartissent comme ci-dessous :

  • le premier conseil, celui du pouvoir enseignant : les cultes, les académies, l’enseignement à tous les niveaux jusqu’aux universités, la culture et la presse,
  • le deuxième conseil, celui du pouvoir juridique : la magistrature, le barreau, les arbitrages, les prud’hommes, les ministères, les administrations, les municipalités, l’armée, la marine et la police,
  • le troisième conseil, celui du pouvoir économique : la banque, la bourse, l’immobilier, l’agriculture, l’industrie, le commerce, la main-d’œuvre urbaine et rurale, les impôts et les intérêts des consommateurs.

La reconstitution de l’Autorité sociale

La pierre angulaire de l’édification synarchique tient dans la reconstitution de l’autorité sociale, rendue indépendante du pouvoir politique. Le redressement de ce premier pouvoir social s’opérera par le rapprochement des facultés enseignantes, des sacerdoces et des corps savants, par leur réciproque animation, leur interaction dans un esprit de tolérance et leur collaboration sans confusion, ni fusion, dans un Conseil de l’Enseignement. Réunir dans cette instance collaborative tous les organes de pensée, de recherche et d’enseignement, les universités, les écoles et les instituts, les arts, les sciences et tous les cultes, c’est redresser l’autorité qui s’imposera aux deux autres pouvoirs, économique et politique, non par la contrainte mais par le seul prestige de son savoir. L’autorité contrôle le pouvoir avec le soutien des mœurs publiques. Les gouvernants tiennent leur autorisation de cette puissance indépendante de la leur ; s’ils viennent à dévier vers le pouvoir personnel, elle peut les rappeler à leurs devoirs, voire les relever de leur autorisation. L’autorité enseignante doit échapper à toute intrusion du pouvoir politique dans son fonctionnement interne ; pour préserver son autonomie, elle doit gérer elle-même ses affaires en disposant librement de ses ressources.

La pierre angulaire de ce projet grandiose, le relèvement de l’autorité sociale par l’assemblée de tous les cultes et de tous les corps enseignants, suppose la bonne volonté des parties appelées à collaborer dans ce premier Conseil. Cependant, il ne suffira pas aux participants à cette assemblée de se montrer tolérants pour qu’elle apporte davantage de lumière qu’une chambre de députés. Prendre conscience de leur vocation sera nécessaire pour qu’ils assument leur rôle d’autorité sociale. Dans cette attente, il serait opportun que, dès à présent, des colloques réunissent des représentants des autorités spirituelles et éthiques de toutes les religions, des éducateurs et des spécialistes des sciences humaines et physiques en vue de proposer aux politiciens des solutions aux grands problèmes.

Le troisième Conseil de l’économie

Le troisième Conseil représente les intérêts économiques du pays, sans intervention ni du gouvernement ni des partis politiques. Il reçoit du deuxième Conseil son code de justice arbitrale, et du premier Conseil les principes des sciences et des arts qui intéressent la vie économique. Il se divise en cinq branches : agriculture, commerce, industrie, finance et main-d’œuvre, et traite des questions concernant notamment la bourse, la banque, les établissements de crédit, les agences de change, l’assurance maladie, les caisses de retraites… Les syndicats de travailleurs auront intérêt à envoyer leurs meilleurs spécialistes dans cette chambre où les syndicats de la finance, de l’industrie, de l’agriculture et du commerce mandateront leurs délégués spéciaux[1].

La loi sociale des gouvernés

La loi politique des États comprend trois pouvoirs que les théories classiques appellent législatif, judiciaire et exécutif. La loi sociale des gouvernés, qui doit lui faire contrepoids, se définit par les trois pouvoirs sociaux : intellectuel, juridique et économique. La souveraineté des trois chambres sociales engendre la souveraineté politique, et la régénère en cas de défaillance. La synarchie opère l’union des deux lois, dont le parallélisme s’établit ainsi[2] :

LOI SOCIALE des gouvernés

Conseil de l’enseignement

Conseil juridique    

Conseil économique 

LOI POLITIQUE des gouvernants

Pouvoir délibératif

Pouvoir judiciaire

Pouvoir exécutif

La suprématie d’un droit qui s’impose à l’État, chose souhaitable en soi, exige que ce droit émane d’une source autre que l’État ; quand les forces sociales ont été absorbées par le pouvoir politique, l’idée d’un droit autonome dominant l’État perd son sens[3]. Dans le système synarchique, les trois corps politiques ont pour charge d’appliquer les lois que les chambres sociales formulent sous forme de vœux ; ils ne peuvent pas promulguer d’autres lois. Les conseils sociaux agissent sur les conseils politiques : l’enseignement sur le délibératif par la science et le savoir, le juridique sur le judiciaire par la conscience publique, et l’économique sur l’exécutif notamment par le consentement à l’impôt.

Drapeau « archéométrique » de la synarchie.

Le suffrage universel synarchique

Saint-Yves préconise le suffrage universel dans un usage non pas politique et quantitatif, comme dans les démocraties modernes, mais comme représentation professionnelle et sociale. Les électeurs répartis selon leur fonction sociale forment les trois grands collèges : celui de l’ordre économique, celui de l’ordre juridique et celui de l’ordre enseignant. Chaque individu majeur d’une commune vote dans son collège local pour élire le collège électoral du département, toujours réparti en trois pouvoirs sociaux. Un candidat ne peut se présenter que dans la section à laquelle le rattache sa profession, de sorte que l’agriculture soit représentée par un agriculteur, l’enseignement par un enseignant, et non par un juriste ou un médecin, eux-mêmes ne pouvant être représentés par un agriculteur ou un enseignant. Il faut que le délégué soit spécialisé dans son mandat. Au lieu d’élire un député supposé bon à tout faire, on divise le pouvoir des mandataires en trois chambres distinctes, pour l’enseignement, la législation et l’économie, de façon à avoir trois spécialistes limités à leur mandat spécifique[4]. Les collèges départementaux élisent ensuite le collège électoral central, toujours en votant par profession. Les délégations élues désignent par étages successifs leurs représentants aux assemblées du niveau territorial supérieur. Les mandataires reçoivent un mandat impératif de leur ordre. À cet effet, toute élection doit être précédée de la rédaction, par les électeurs, des cahiers de doléances établis pour chacun des trois ordres. Ensuite, les trois pouvoir sociaux rédigent chacun une synthèse de ces cahiers dans leur domaine propre.

La triple hiérarchie des compétences professionnelles forme les trois assemblées consultatives des gouvernés, dont sortiront les trois conseils législatifs des gouvernants. Parmi ce triple conseil, l’examen puis l’élection sélectionnent un triple fonctionnement ministériel. Le chef du premier ministère, représentant le pouvoir enseignant, prend le titre de Primat. Le chef du deuxième ministère, représentant le pouvoir de justice, reçoit le titre de Grand Justicier ; il est doté des prérogatives de l’exécutif armé de la force matérielle. Le chef du troisième ministère, représentant le pouvoir économique, porte le titre de Grand Économe.

Le souverain de justice

La fonction suprême de chef des trois corps politiques revient au Grand Justicier, car la justice prédomine sur l’exécutif quand elle existe en tant que reflet de l’autorité sociale. Les trois conseils désignent, parmi les individus agréés par l’autorité, celui qui assumera la charge de Grand Juge. Ce souverain de justice est instruit et éclairé par le premier Conseil, dont il reçoit les avis et auquel il doit rendre des comptes. Il ne pourra jamais obtenir le pouvoir par la démagogie, la ruse ou les coalitions d’intérêts, puisque les candidats sont présélectionnés par l’autorité sociale, séparée du pouvoir. Il demeure l’exécuteur impersonnel d’un code applicable à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, auquel il ne pourra pas attenter à sa fantaisie.

L’équilibre entre gouvernants et gouvernés

La synarchie résout l’antagonisme entre gouvernés et gouvernants. Les gouvernés ne sont plus exclus des décisions, ni dupés par les politiciens qui, sitôt élus, trahissent leurs promesses électorales ; les gouvernants synarchiques ne font qu’exécuter les vœux des gouvernés, exprimés par un vote émis dans leurs compétences professionnelles, en dehors de toute démagogie électorale. Les trois corps politiques, ainsi que le deuxième et le troisième collège, reçoivent de l’autorité sociale les enseignements utiles pour exercer leur fonction. On n’accède aux postes publics qu’au moyen de l’examen, et tout dirigeant, jusqu’aux chefs des grands corps politiques, est révocable par décision de l’autorité s’il faillit à ses devoirs ou s’il abuse de ses fonctions.

Dans toute question sociale entrent en jeu des intérêts contradictoires, comme entre les ouvriers et les patrons. Un autre antagonisme oppose les droits individuels et la nécessité collective, car la société n’existe qu’au prix de renonciations consenties par les individus. Entre les oppositions, il faut des médiateurs dotés à la fois d’un esprit d’abstraction et d’une bonne connaissance des réalités. Pour que l’instance médiatrice puisse se prononcer, il est nécessaire que les travailleurs aient une représentation et des cahiers périodiques.

Nulle trace de communisme n’apparaît dans le schéma synarchique. Saint-Yves prédisait qu’on ne pourrait imposer le communisme que dans la pire des dictatures césarienne. La justice sociale ne résulte que d’un équilibre. Le premier besoin à satisfaire en priorité est le droit au travail, y compris pour les plus âgés et les handicapés. Le travailleur a le droit de savoir où va la richesse qu’il crée, et dans quels gouffres elle stagne. En tant qu’être moral, il doit voir ses droits reconnus dans un code, amélioré à mesure que les usages se perfectionnent et se diversifient. Il a droit à l’instruction gratuite, mais aussi à l’accès libre et gratuit à la culture, au théâtre ou au concert s’il n’en a pas les moyens financiers[7].

La synarchie à l’échelon local

Le système synarchique doit s’appliquer également à l’échelon de la commune. Pour le premier ordre, le Conseil de l’enseignement comprend le curé, le pasteur, le rabbin[5], les instituteurs, les professeurs de l’enseignement général et professionnel, et une délégation des parents. Le second Conseil est constitué d’un tribunal d’arbitres locaux élus, avec adjonction d’un jury des anciens. Le troisième Conseil compte les cinq sections : finances, industrie, agriculture, commerce, main-d’œuvre[6]. La volonté populaire déploie ainsi son pouvoir dans l’administration économique et locale. Elle exerce la petite magistrature de ses intérêts immédiats. Le deuxième Conseil, juridique, juge en appel, et le premier Conseil, celui de l’enseignement, en cassation.

Grâce aux trois pouvoirs sociaux, la centralisation et la décentralisation s’appuient mutuellement au lieu de s’opposer. Plutôt que de s’user dans le dualisme entre gouvernants et gouvernés, les intérêts s’expriment autour des trois conseils ; en cas de conflit entre deux conseils, le troisième conseil arbitrera. La synthèse organique rend impossible l’arbitraire. Il en sera de même dans les relations internationales quand elles seront régies selon ce triple arbitrage impersonnel. La synarchie garantit l’équilibre entre le pouvoir central et les libertés locales et régionales, alors qu’aucun des régimes politiques actuels ne se sent assez de force sociale pour concéder à ses minorités nationales une telle autonomie. Les sociétés organisées sur ce modèle sont les seules véritablement démocratiques ; l’égalité des sexes y est indéniable, l’esclavage civil ou domestique y est inconnu. Le despotisme n’y est possible qu’imposé de force et du dehors, car seule la conquête pourrait détruire une constitution d’une telle vitalité, si les conquérants sont aussi criminels que le furent les Romains[8].


[1] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Ouvriers, Bélisane, Nice, 1979, p. 55.

[2] Saint-Yves d’Alveydre, La France vraie, Calmann Lévy, Paris, 1887, p. 145.

[3] Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir, Hachette, Paris, 1972, p. 489-490.

[4] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Ouvriers, Bélisane, Nice, 1979, p. 50-51.

[5] De nos jours, Saint-Yves d’Alveydre y aurait sans doute ajouté l’imam musulman.

[6] Saint-Yves d’Alveydre, La France vraie, Calmann Lévy, Paris, 1887, p. 130.

[7] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Ouvriers, Bélisane, Nice, 1979, p. 50-51.

[8] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1977, p. 601.

L’autorité face au pouvoir

La première grande idée de Saint-Yves d’Alveydre, le pilier de sa doctrine synarchique, c’est la distinction entre les notions d’autorité et de pouvoir.

Dans l’usage courant, les deux mots s’emploient l’un pour l’autre sans qu’on songe à les différencier. Il existe cependant un usage du mot « autorité » non identifié à la notion de pouvoir, et qui n’implique pas l’idée de contrainte.

L’essence de l’autorité sociale

Selon l’étymologie, l’autorité est ce qui autorise, et le pouvoir est ce qui peut. Intuitivement, on sent que le mot « autorité », pour reprendre la définition qu’en donne le dictionnaire Littré, sous-entend « une nuance d’influence morale » qui n’est pas nécessairement impliquée dans le pouvoir. Ainsi, une autorité qu’on remet en cause est attaquée dans son droit à être appelée « autorité », car il n’existe d’autorité que reconnue et acceptée, alors qu’un pouvoir ne requiert pas l’adhésion obligatoire des gouvernés pour imposer son existence. Il est aisé de voir l’opposition entre le pouvoir, qui exerce la contrainte par la force, et l’autorité, porteuse d’un ascendant moral, qui se déploie uniquement par le respect qu’elle inspire.

La différence est clairement établie par Saint-Yves d’Alveydre, dans le chapitre des définitions au début de sa Mission des Souverains. L’autorité, de nature uniquement morale et spirituelle, ne se fonde jamais sur la contrainte. Dès qu’elle recourt à la force, elle se perd en se confondant avec le pouvoir. Pour éclairer la distinction autorité-pouvoir, rien ne vaut l’explication suivante que livre Saint-Yves[1] :

À l’heure actuelle, l’Autorité, quoique diffuse, quoique non constituée, réside dans quiconque enseigne à qui que ce soit quelque chose d’utile, dans le premier des savants et dans la dernière des mères de famille, dans le premier des docteurs religieux ou laïques et dans le dernier des pauvres curés, pasteurs, popes, rabbins ou pédagogues de village.

C’est ce vague sentiment qui, mal formulé dans la conscience du révolutionnaire sincère, le fait se dresser, à l’honneur du Genre Humain tout entier, contre les Pouvoirs arbitraires qui foulent aux pieds l’Autorité.

J’ai assez prouvé que je n’étais pas révolutionnaire, pour avoir le droit de m’élever contre l’arbitraire qui perd l’Autorité, en la confondant sous forme administrative et officielle avec les Pouvoirs gouvernementaux.

Rapprocher tous les enseignements dans un seul et même Conseil de l’instruction et de l’éducation publiques, c’est redresser l’Autorité sur ses bases éternelles, c’est par conséquent rendre au Pouvoir politique le contrôle arbitral et l’autorisation qui lui manquent.

Tout est dit, ou presque, dans ces lignes remarquables de concision et de clarté.

L’autorité n’appartient pas à la force ; son caractère essentiel est d’être désarmé des sanctions exécutives propres au pouvoir. Elle ne s’impose que par son rayonnement moral et intellectuel. Si le pouvoir dispose de la force, l’autorité ne compte que sur le respect qu’elle inspire, notamment lorsqu’elle met sa connaissance au service d’autrui. Elle ne contraint pas, elle éclaire et avertit, elle éduque et instruit ; elle ne juge que pour guérir et perfectionner.

Pour préserver leur capital d’influence, les enseignants comme les prêtres ne doivent relever que d’associations libres. L’autorité ne doit jamais vivre sous la dépendance d’un quelconque pouvoir politique, sous peine d’abaisser et d’avilir cet ascendant qui mérite le respect.

Séparer l’autorité intellectuelle du pouvoir politique

La séparation des deux instances est parfois institutionnalisée par une distinction entre le « chef » et le « sage ». Dans la Chrétienté du Moyen Age, le pouvoir suprême, au sommet de la hiérarchie sociale, était divisé entre la Papauté et l’Empire. En Orient, une telle séparation est fréquente dans certaines conceptions hindouistes et bouddhistes. L’autorité a pris la forme religieuse dans l’Occident médiéval, mais l’étendue de son domaine dépasse celui du culte. Cette fonction, actuellement morcelée en instances séparées, englobe des composants qui n’ont rien de religieux, notamment depuis qu’un grand schisme culturel a séparé en Occident la religion, la science et la philosophie.

Dans son ouvrage Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, René Guénon désigne les deux instances par les noms de « pouvoir sacerdotal » et « pouvoir royal », tout en précisant que les termes « sacerdotal » et « royal » n’impliquent pas que l’autorité doive toujours être exercée par le sacerdoce ni que le pouvoir politique soit toujours détenu par un monarque ; c’est la fonction qui détermine l’institution, et non l’inverse. Néanmoins, pour marquer la différence, Guénon emploie plus volontiers, s’agissant de l’ordre spirituel, le mot « autorité » plutôt que celui de « pouvoir », qui convient plus proprement à l’ordre temporel et qui évoque l’idée d’une puissance matérialisée par l’emploi de moyens extérieurs. À l’inverse, l’autorité s’affirme en l’absence de tout appui sensible ; sa puissance toute intellectuelle se fonde sur la seule force de la vérité et de la connaissance[2]. Une autorité authentique n’a besoin d’aucun appui extérieur pour s’imposer, et surtout pas de la violence. Dans les civilisations où a prédominé une classe sacerdotale distincte de la royauté, comme dans les cités grecques antiques, cet ordre s’est imposé sans aucun soutien extérieur[3]. En Inde, le brahmane ne doit solliciter l’aide ni d’un prince ni d’un guerrier[4].

Séparer l’autorité intellectuelle du pouvoir économique

L’indépendance de l’autorité se pose vis-à-vis du pouvoir politique, mais également vis-à-vis du pouvoir économique. On entend dire de nos jours que l’école doit s’adapter à la société. Gaston Bachelard, conscient de l’enjeu, soutient la position inverse : « la Société sera faite pour l’École et non pas l’École pour la Société »[8]. Au reste, l’adéquation totale de l’enseignement aux besoins ponctuels de l’économie, qui assujettit l’autorité enseignante à la démagogie du patronat, est illusoire ; l’évolution permanente de la société appelle non pas à formater des spécialistes dans un but utilitaire à court terme, mais à développer l’autonomie individuelle pour former des esprits capables de faire face aux changements.

La légitimation du pouvoir

Dans un organisme sain, l’instance politico-administrative, tout en restant autonome dans son domaine, tient sa légitimité de l’instance intellectuelle. Saint-Yves d’Alveydre le répète à de nombreuses occasions : c’est à l’autorité sociale, représentée par l’assemblée de tous les corps enseignants, que revient le droit d’autoriser le pouvoir, de légitimer ses détenteurs après les avoir sélectionnés selon leur valeur, de le contrôler et, au besoin, de le corriger. En l’absence d’autorisation et de contrôle par une autorité indépendante de lui, le pouvoir, abandonné aux passions de la politique, ne représente que le stupide esprit de domination brutale. L’autorité se dévalorise si elle exerce directement le pouvoir politique, alors que dégagée de ses compromissions, elle peut soumettre la loi à l’équité et la politique à la morale. La légitimation du pouvoir temporel par l’investiture sacerdotale a son signe visible dans le sacre des rois. Si les papes avaient exercé le pontificat réel au lieu de convoiter la domination temporelle, ils auraient enseigné aux empereurs leur rôle de magistrat des rois.

Des extraits de la littérature de divers peuples indiquent la prééminence du sacerdoce sur la royauté ; les druides celtiques, les mages persans, les prêtres égyptiens et les brahmanes indiens dominaient sur la royauté. L’autorité des temples d’Égypte instituait et éduquait le pouvoir royal pour faire régner l’équité divine dans l’ordre terrestre[5]. Dans l’ancien monde celtique, la relation harmonieuse qui existait entre la classe des druides et celle des chevaliers transparait dans la légende de Merlin et d’Arthur. Les rois reconnaissaient la préséance aux druides, à qui souvent ils devaient leur couronne. Comme Merlin au temps d’Arthur, le druide en tant que gardien de l’équilibre social, parlait avant le roi et intervenait pour contrer les ambitions excessives des nobles. Si le roi est élu par ses pairs parmi la classe guerrière, les druides veillaient à ce que le choix soit régulier et bénéfique, mais tout en exerçant un contrôle sur la fonction royale, ils y restaient étrangers. Ils ne choisissaient pas à proprement parler le roi ; mais ils influençaient le choix et consacraient l’élection par les rituels[6].

Arthur rendant visite à Merlin

Dans l’ancien monde, le pouvoir social de l’enseignement conférait à chacun, sur examen, le niveau équivalent à sa valeur propre dans la hiérarchie des fonction publiques, jusqu’à la royauté[7]. Dans la Chine ancienne, où l’autorité revenait au collège des Lettrés, tous les degrés s’y obtenaient à l’examen, de même que tous les emplois publics. L’attribution des offices n’était pas à la discrétion du pouvoir politique ; l’empereur n’était pas libre de désigner son premier ministre, ses généraux ou ses hauts fonctionnaires en dehors des individus sélectés pour leurs aptitudes et leur niveau intellectuel par l’examen des corps enseignants, sur lesquels l’empereur n’avait aucun pouvoir. Dans des pays sous l’influence chinoise, comme l’Annam, ce système de sélection aux emplois publics, premier ministre inclus, par des examens à teneur philosophique fut en vigueur jusqu’aux dégâts causés par la colonisation française.

L’anomalie dans l’anarchie politique actuelle, c’est que les détenteurs du pouvoir se sélectent eux-mêmes en s’élevant par la violence et la ruse ou par une coalition d’intérêts. Un pouvoir qui se légitime lui-même ressemble à un étudiant qui se décernerait lui-même ses diplômes. Un homme digne d’exercer la souveraineté ne s’improvise pas ; il se sélecte et s’éduque par un maître qu’il doit avoir au-dessus de lui. Avant de conduire une locomotive, le mécanicien doit satisfaire aux exigences de l’examen et du contrôle ; l’erreur qu’on ne commettrait pas dans les chemins de fer, on la laisse commettre dans la direction des États. C’est l’autorité enseignante qui, en déterminant par l’examen le niveau des individus, doit leur ouvrir les fonctions publiques correspondant à leurs aptitudes.

Le projet synarchique de Saint-Yves ne vise pas à confier le rôle directeur dans la société aux corps enseignants ou aux ministres des cultes. Il ne s’agit pas de remettre le pouvoir entre les mains du prêtre ou du professeur, mais de reconnaître à ceux-ci, en tant que détenteurs de la magistrature morale et de la direction des consciences, la primauté non de leur personne mais de leur fonction. Le caractère normal du pouvoir est d’être soumis à cette autorité, lorsqu’elle tient son rang et remplit son rôle, sous peine pour lui de perdre devant l’opinion publique toute autorisation intellectuelle ou morale. En dehors de cette garantie, le pouvoir passe à l’état maladif et répand la maladie dans tout le corps social.

Les détenteurs du pouvoir ont besoin de connaissances que seule l’autorité peut leur transmettre. Ces connaissances liées à des applications contingentes n’atteignent pas le niveau atteint par les représentants de l’autorité, qui recherchent le savoir pour lui-même et non dans un but pratique. Cette connaissance désintéressée reste néanmoins nécessaire à ceux dont les fonctions relèvent au domaine de l’action[9].

Les grands hommes ne suffisent pas à faire le bien de l’humanité, car la politique pure, qu’elle soit monarchique ou républicaine, en est incapable. Seule une autorité véritable, arrachée de toute compromission avec le pouvoir, peut transformer en génie bienfaisant un homme de talent politique. En dehors de ce contrôle, ses qualités individuelles risquent de produire des catastrophes.

Dans les régimes purement politiques, le pouvoir opère des réformes sous la poussée empirique des intérêts. Une autorité légitime aurait pour fonction d’étudier scientifiquement les projets de réformes, avant de leur donner son aval. Un corps savant autonome, socialement efficace, empêche de commettre certaines fautes imputables à la cupidité irresponsable de dirigeants économiques et politiques, à l’exemple, entre mille, de la pollution de l’air, des eaux et des sols, ou de l’érosion provoquée par le remembrement rural. Le pouvoir temporel concerne le monde du changement, qui n’a pas en lui-même sa raison suffisante ; dès qu’il manque d’une orientation juste, il provoque des désordres.

Un tempérament tourné vers l’action, propre à l’exercice du pouvoir, diffère d’une nature propre à exercer l’autorité, qui suppose des penchants pour la réflexion et la méditation. Mais l’action que n’éclaire pas la connaissance n’est qu’agitation désordonnée. Platon dit que les maux du genre humain ne cesseront pas tant que la sagesse et la puissance politique ne convergeront pas dans l’État à cause des différences de nature de leurs représentants[10]. La métaphore de l’aveugle portant le paralytique évoque les rapports normaux entre les deux instances, dont les domaines sont distincts et complémentaires. Chacun supplée par ses facultés aux lacunes de l’autre ; l’homme du pouvoir engagé dans l’action est aveugle, tandis que le représentant de l’autorité, centré sur la contemplation, est comme immobile. L’apologue souligne toutefois que c’est le paralytique, monté sur les épaules de l’aveugle, qui guide et dirige celui-ci, pour marquer la primauté de la contemplation sur l’action[11].

Le contrôle du pouvoir comporte, quand les circonstances l’exigent, un droit et un devoir de remontrance. Le monarque, n’étant que dépositaire du pouvoir, pouvait perdre cette délégation. Le rôle du sacerdoce ne consiste pas à prêcher la soumission aux gouvernés tout en couvrant l’iniquité des gouvernants. Le « Droit divin », à l’origine, ne consistait pas à couvrir de prétextes religieux les caprices d’un monarque, mais dans la délégation du pouvoir par l’autorité spirituelle, ce qui implique son contrôle par le sacerdoce.

Exemples dans l’histoire

Dans sa Lettre à Louis XIV, Fénelon, archevêque de Cambrai, ose flétrir la politique de guerres de ce roi et l’exhorter à préférer la vie de ses peuples à une fausse gloire. Ses remontrances offrent un plus digne exemple d’autorité authentique que les flatteries courtisanes de Bossuet.

Les textes anciens attestent que les maitres spirituels de Chaldée et d’Égypte savaient rappeler à leurs devoirs jusqu’aux détenteurs de la moindre parcelle de pouvoir. La tradition chinoise exigeait des lettrés qu’ils aient le courage de censurer un pouvoir arbitraire et d’admonester, voire de renverser, un mauvais empereur et ses ministres corrompus ; durant quatre mille ans, le corps des lettrés osa se dresser contre les souverains qui tendaient à rendre leur pouvoir personnel[12]. La Bible montre Samuel, après avoir sacré Saül roi, réprimander ce monarque perverti par le pouvoir[13], comme le fera Nathan vis-à-vis de David[14]. Dans la Chrétienté du Moyen Age, les papes pouvaient délier de leur devoir d’obéissance les sujets d’un souverain qui contrevenait à ses devoirs.

En l’absence même d’une procédure répressive, le simple désaveu public peut désarmer les gouvernants en les discréditant auprès des gouvernés. Il suffit que l’autorité puisse en appeler à la conscience publique pour dissuader n’importe quel dirigeant de risquer d’en arriver à une situation aussi inconfortable.


[1] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1981, p. 41.

[2] René Guénon, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, Véga, Paris, 1984, p. 27-28.

[3] Julius Evola, Révolte contre le monde moderne, Ed. de l’Homme, Montréal, 1972, p. 126.

[4] Mânavadharmacâstra XI, 31-34.

[5] Saint-Yes d’Alveydre, Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1981, p. 377.

[6] Françoise Le Roux, Les Druides, PUF, Paris, 1961.

[7] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1981, p. 648.

[8] Dernière phrase de son livre, La Formation de l’esprit scientifique.

[9] René Guénon, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, Véga, Paris, 1984, p. 39-40.

[10] Platon, République, V, 18.

[11] René Guénon, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, Véga, Paris, 1984, p. 67-68.

[12] Saint-Yes d’Alveydre, Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1981, p. 230.

[13] 1 Samuel XIII, 13-14.

[14] 2 Samuel XII, 1-15.

Les formes politiques élémentaires

Portrait d’Antoine Fabre d’Olivet

Les trois puissances universelles, lorsqu’elles dominent chacune sans aucun mélange des deux autres, donnent naissance à des formes politiques simples : la théocratie pour la Providence, la république pour la Volonté humaine, et la monarchie pour le Destin.

La théocratie était pure chez les Hébreux, où un souverain pontife établi par Moïse régissait le peuple au nom de Dieu. La république était pure chez les Athéniens, quand des magistrats appelés archontes dirigeaient le peuple en son nom. La monarchie était pure chez les Assyriens, entièrement livrés aux mains d’un monarque absolu.

Les moyens de ces régimes sont : la foi en la Divinité pour la théocratie, l’horreur de la servitude pour la république pure, et l’orgueil national joint à la terreur qu’inspire le souverain pour la monarchie pure.

Continuer la lecture de « Les formes politiques élémentaires »

Les individualités remarquables

Józef Piłsudski

Les individus qui comptent pour quelque chose dans l’ordre politique peuvent être classés parmi les hommes que Fabre d’Olivet appelle providentiels, volitifs ou fatidiques, selon qu’ils vivent de la loi correspondante à l’une des trois puissances qu’il voit en œuvre dans le monde : la Providence, la Volonté humaine ou le Destin. Leur rang à l’intérieur de ces classes dépend de leur enthousiasme, de leur force ou de leur talent. Leurs opinions sont parfois tranchées, parfois mitigées, mais les seuls qui laissent un souvenir en tant qu’individualités remarquables sont ceux qui ont adopté des opinions fermes.


Selon l’époque, les hommes providentiels ont pu être appelés des théocrates ou des « inspirés », les hommes volitifs des républicains, des démocrates ou des révolutionnaires, les hommes fatidiques des monarchistes, des conservateurs ou des réactionnaires. Dans l’Antiquité, Socrate et Platon ont été des hommes providentiels, Démosthène et Cicéron des hommes volitifs, Philippe de Macédoine et Jules César des hommes fatidiques.

Continuer la lecture de « Les individualités remarquables »

Politique

Textes et analyses sur les questions relatives au pouvoir politique.

Ces pages ne comportent aucune prise de position en faveur d’un parti politique ou d’un candidat aux élections, car la solutions aux problèmes ne se trouve pas dans le système politique actuel.

Elles s’orientent autour de la pensée de Joseph Alexandre Saint-Yves d’Alveydre, avec sa vision débouchant sur un projet grandiose d’organisation politique et sociale : la Synarchie.


Saint-Yves d’Alveydre s’était inspiré de Fabre d’Olivet et des théories de cet auteur sur l’histoire, et notamment sur les formes politiques élémentaires.

Pascal Bancourt - Écrivain