Cosmologie et mythes des Mayas

Vue en hauteur du site de Tikal au Guatemala

L’ancienne civilisation maya, dont les ruines visibles en Amérique centrale impressionnent tant les visiteurs, suscite, en même temps que le respect pour un passé brillant, le sentiment d’une énigme inexpliquée. Les vestiges de ce monde disparu montrent des signes d’une maturité et d’un savoir authentiques. En revanche, ce que nous croyons savoir de la religion polythéiste et de la mythologie des Mayas incite certains de nos contemporains, qui ne comprennent pas le sens symbolique de ces mythes, à ne voir en ceux-ci que le produit de peurs névrotiques doublées d’une naïveté confinant à la puérilité. On se trouve dès lors en présence d’une contradiction, car on ne bâtit pas une civilisation avancée et raffinée sur la crainte et la superstition.

Un épais volume, voire plusieurs ouvrages, ne suffiraient pas à épuiser les multiples aspects de la question. Cette étude se borne à proposer un éclairage à la réflexion et à suggérer une voie de recherches à celles et ceux que le sujet intéresse. Il s’agit moins d’érudition que de comprendre l’esprit d’un monde ancien, ce que ne favorisent pas l’étroitesse et l’insuffisance des conceptions qui dominent à notre époque.

Grandeur et déclin de la civilisation maya

L’existence de cette civilisation est attestée dès 1500 av. J.-C., voire 2000 av. J.-C. selon certains archéologues. Avant qu’elle ne se désagrège au Xe siècle ap. J.-C., elle a laissé des traces de son génie dans son architecture, ses créations artistiques et ses écrits. Elle développait des calculs mathématiques complexes, applicables notamment à l’astronomie.

Stèle à Copan, Honduras

L’unité organique du monde maya tenait moins au pouvoir centralisateur des monarques qu’à l’autorité intellectuelle et spirituelle de la classe sacerdotale savante. Les prêtres, gardiens du savoir, assuraient l’éducation des autres classes. En fonction du calendrier sacré, ils géraient le temps des évènements publics, les rites, les fêtes, les cérémonies… Ils connaissaient l’écriture, les remèdes aux maladies, et étaient les gardiens de la mémoire collective.

Ce que l’on sait moins, c’est que l’élite sacerdotale maya, comme celle de la plupart des civilisations anciennes, possédait une connaissance de l’être humain que le monde moderne a perdue, mais dont les textes sacrés, quand on parvient à les décrypter, portent témoignage et laissent des indices. Cette science ne se bornait pas à un savoir théorique ; une technique spirituelle, appelée l’initiation, opérait sur l’individu initié une véritable transmutation propre à façonner un homme accompli.

Le déclin de la civilisation maya s’amorce à partir du moment, qu’il nous est impossible de dater, où le niveau de l’élite intellectuelle s’est dégradé jusqu’à perdre de vue la signification subtile de ses mythes. Les divinités du culte polythéiste ne furent plus regardées comme des allégories dont il fallait comprendre le sens symbolique, mais comme des êtres puissants guère plus matures que les humains. Au dernier degré de sa décadence, la religion fut réduite à l’état de superstition populaire et d’instrument de domination politique. Alors qu’initialement offrir son sang aux dieux symbolisait la volonté de sublimer sa propre force vitale, cet acte rituel, pris à la lettre, donna lieu à des sacrifices sanguinaires sous prétexte de se concilier des divinités voraces, en réalité pour tenir le peuple dans l’intimidation et l’ignorance.

Édifice sur le site de Copan, Honduras

Les abus finirent toutefois par trouver leur limite. Le roi Waxaklahun Ubah K’awiil (« Roi 18 Lapins »), siégeant à Copan, faisait croire à ses sujets que le soleil se levait chaque matin grâce au rituel qu’il célébrait quotidiennement, jusqu’au jour où ses opposants politiques convainquirent même les illettrés que ces fadaises n’étaient que du bluff. Une révolte populaire renversa le souverain, qui fut exécuté. La fonction royale, autrefois parée d’un prestige surnaturel, devint à ce point insécure et discréditée qu’elle ne suscita plus les convoitises.

Ruines sur le site de Copan

Les changements climatiques, la sécheresse, la surpopulation et la malnutrition, auxquelles on attribue la chute de la civilisation maya, doivent plutôt être regardées comme des causes incidentes. Alors que l’unité gouvernementale des peuples mayas s’était morcelée en petits royaumes en guerre les uns contre les autres, la société maya et ses dirigeants décadents ne furent plus en mesure de s’adapter à des perturbations auxquelles, en d’autres temps, ils auraient probablement su faire face. Les grands sites architecturaux furent abandonnés, et plusieurs des techniques et des arts, comme la poterie, se perdirent.

L’une des grandes tragédies de l’histoire du Nouveau Monde, en sus des massacres perpétrés par les conquistadors espagnols, fut la destruction par ceux-ci des livres hiéroglyphiques mayas. Toute une mémoire écrite fut livrée aux flammes afin de « purger » les indigènes de leur religion traditionnelle. Des textes anciens ont cependant survécu au carnage. Parmi eux, le Popol Vuh nous offre un témoignage capital sur la mythologie et l’intellectualité des anciens Mayas.

Un témoignage essentiel : le Popol Vuh

La destruction de leurs livres hiéroglyphiques incita les scribes quichés à préserver ce qu’ils pouvaient de leur héritage culturel et spirituel. À cet effet, ils transcrivirent avec l’écriture européenne, dans la langue maya des Quichés, des livres anciens porteurs de leurs mythes et de leur doctrine, dont le fameux Popol Vuh. Ces manuscrits furent gardés secrets par les indigènes, soucieux de les préserver du fanatisme destructeur de certains membres du clergé catholique.

Deux siècles après la conquête, un prêtre espagnol appelé Francisco Ximénez, curé de Chichicastenango au Guatemala, accéda au Popol Vuh. Grâce à sa connaissance des coutumes et des langues locales, acquises pour avoir vécu dans les communautés mayas, il gagna la confiance des anciens ; il sut les convaincre de lui prêter le manuscrit pour en faire une copie. Il transcrivit le texte quiché du Popol Vuh, et le doubla d’une traduction en espagnol.

Le nom « Popol Vuh » s’interprète comme signifiant « registre de la communauté ». La première partie est une pure mythologie, avant d’évoluer progressivement vers une narration historique dans laquelle il est difficile de discriminer entre le mythe héroïque et l’histoire réelle.

La première approche du Popol Vuh produit souvent un effet déroutant, consécutif à l’expression d’une pensée et d’une vision étrangères à la mentalité contemporaine. Par exemple, on y voit souvent des redites récapitulant, en ordre inverse, ce qui a été précédemment énoncé. L’objectif du procédé n’est pas de désorienter le lecteur, mais d’élever son regard à une vision d’ensemble, plus apte à saisir et à éclairer certaines vérités. Quand on surmonte les difficultés que présente cet ouvrage, on se prend à gouter la poésie et la magie du texte. Et lorsqu’on lui applique certaines clés de lecture propres à scruter sa signification symbolique, on entrevoit des choses intrigantes sur les connaissances que détenait ce monde ancien.

Un mode de pensée symbolique

Image extraite du Codex de Dresde

Bartolomé de las Casas se disait impressionné par l’habileté et la technique d’écriture des livres hiéroglyphiques des Mayas, dont les figures et les caractères avec lesquels ils étaient écrits leur permettaient de signifier avec une grande subtilité tout ce qu’ils désiraient. Les glyphes mayas sont en partie phonétiques et en partie idéographiques, un glyphe exprimant un concept entier, d’une valeur essentiellement symbolique. Quand les anciens Mayas méditaient sur ces écrits, leur entendement s’ouvrait et leur conscience accédaient à une vision élargie.

Les mythes sacrées doivent se comprendre au-delà d’une lecture littérale, selon leur signification allégorique. Il est de l’essence du langage symbolique de ne pas se réduire à un sens systématique ; le rôle des symboles est de servir de support à des conceptions dont les possibilités d’extension sont illimitées. La pensée rationnelle des modernes cherche la précision ; mais elle atteint cet objectif au prix d’une vision réductrice des concepts qu’elle manipule. La pensée symbolique, à l’inverse, suggère, plus qu’elle ne circonscrit, des idées métaphysiques que le langage discursif ne peut exprimer sans réduire ni dénaturer. Ceci explique notamment que les noms des divinités et des héros mythiques donnent lieu à plusieurs traductions, car leur caractère symbolique fait qu’il est impossible d’en restituer une transcription précise et unique.

Cette vision symbolique du monde se traduisait dans les cultes dits polythéistes. Pour rendre justice à l’intellectualité des anciennes civilisations, il serait de bon ton de ne pas prendre à la lettre l’expression de leurs mythes, et de chercher à comprendre leur sens allégorique.

Les trois mondes

Dans la cosmologie maya, comme dans à la plupart des cosmologies de la terre, le monde s’étend sur trois niveaux ; l’étage supérieur comprend le Ciel ou le Supramonde, le plan terrestre englobe la Terre des vivants, tandis qu’au niveau inférieur se trouve l’Inframonde souterrain et ténébreux, le royaume des morts, appelé Xibalba par les Mayas.

Dans leur signification symbolique, le Supramonde céleste évoque la composante lumineuse de l’être humain, ainsi que les états de conscience supérieurs à la conscience terrestre ordinaire, tandis que l’Inframonde souterrain désigne les états de conscience inférieurs, en même temps que la composante obscure de l’être humain. Cet Inframonde, assimilé à la racine ténébreuse de l’être, ne se réduit pas au concept moderne, bien trop restreint, de l’inconscient freudien.

Seigneur de Xibalba

Le sens originel du nom Xibalba exprime ce qui est caché aux hommes, et qui suscite la crainte et l’effroi ; il recoupe ce que d’autres mythologies appellent le Schéol, l’Hadès ou l’Enfer. L’Inframonde souterrain est le lieu où reposent les morts, c’est-à-dire les parties mortes de l’être humain. Le Popol Vuh le décrit comme étant un lieu cauchemardesque, la demeure des esprits mauvais et des démons. Les seigneurs de la mort qui règnent sur cet Inframonde diffusent les maladies et les malheurs ; ce sont les fauteurs de querelles, les tentateurs du péché et de la violence, les maîtres de la tromperie. Cette composante obscure de l’être humain recèle en effet une forte charge de déchets et d’impuretés psychiques. Elle abrite également les tendances impulsives qui poussent l’individu, souvent de façon inconsciente, à commettre des fautes, parfois des crimes.

L’Inframonde a été représenté comme un espace aquatique. L’eau qui donne la vie vient du ciel avec la pluie, mais aussi d’en dessous de la terre, ce qui associe l’Inframonde au siège de la fertilité. Ce lieu obscur de la mort, en sus de son aspect négatif, est également perçu comme le ventre de la terre pourvoyeur de vie, de même que le ventre d’une femme permet de donner naissance à des êtres humains.

L’arbre à kapok, site de Los Amates, Guatemala

L’arbre à kapok, l’arbre sacré des Mayas, figure l’axe reliant entre eux les trois mondes. Au point de vue initiatique, l’être humain aura à s’identifier avec ce lien entre les états célestes et infernaux. Tout homme possède virtuellement en lui cette identification, que le candidat à l’initiation devra rendre réelle afin de pouvoir s’élever vers les Cieux et de rendre possible son épanouissement total.

Grotte de Candelaria, Guatemala,
où les Mayas situaient l’accès à l’Inframonde

Dès la préhistoire, les peuples ont associé symboliquement les montagnes à l’ascension vers le ciel, et les grottes à la descente dans le monde souterrain. Dans les régions sans relief,les Mayas ont imité la nature. C’est ainsi que les temples en forme de pyramides se substituent aux montagnes pour évoquer la connexion avec le Supramonde.

Les Mayas croyaient que l’Inframonde avait neuf niveaux, chacun d’eux étant régi par un « seigneur de la nuit », alors que le Supramonde comptait treize étages, chacun ayant son propre dieu. Il est curieux de remarquer que dans la Divine Comédie de Dante, l’Enfer comprend neuf cercles infernaux. On pourrait accumuler les similitudes entre les traditions spirituelles du monde sans que cette communauté de symboles n’autorise à parler de filiation ou de communication entre elles, surtout quand leur éloignement dans le temps ou dans l’espace exclut qu’on puisse admettre l’influence des unes sur les autres. Le fond doctrinal des traditions initiatiques est universel, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’on trouve partout les mêmes vérités exprimées sous des formes symboliques analogues.

Le panthéon maya

La mythologie maya n’est pas, à l’origine, le fruit d’une fantaisie gratuite. Les figures allégoriques qu’elle met en scène illustrent des concepts métaphysiques que le langage courant serait déficient à exprimer dans toute leur étendue et toute leur subtilité.

Conformément à la spécificité de la pensée maya, fondée une vision duelle des choses, les divinités sont le plus souvent nommées par paires. Les acteurs divins, tout comme les principaux héros des mythes, existent et agissent en duo. Ce procédé permet de mieux cerner un phénomène en l’illustrant sous ses deux aspects complémentaires.

Temple-pyramide du « Roi Chocolat », site de Tikal, Guatemala

Le dieu principal dans le récit du Popol Vuh semble être Hurakan. Il déploie son action sous les aspects symboliques du vent, le souffle étant une métaphore de la puissance génératrice de l’Esprit divin. Hurakan est assisté de trois démiurges qui personnifient autant d’aspects de la foudre, image elle-même du Feu divin créateur. La foudre figure également la force vitale qui fertilise la terre. Hurakan est encore appelé Cœur du Ciel ; son double féminin, Cœur de la Terre, participe avec lui à la création. Le « cœur » fait référence à la source de l’« esprit vital », qui donne vie à toute chose. Il évoque également le point central que traverse l’axe reliant entre eux le Ciel, la Terre et l’Inframonde, et autour duquel tournent les cycles de création.

Lors de chaque phase de la création, Cœur du Ciel conçoit en premier l’idée de ce qui doit être formé, tandis que les autres divinités donnent à sa volonté son expression formelle. Ces relais ne se bornent pas à exécuter passivement ses ordres ; toute action créatrice devant être prise en compte dans sa spécificité, elle résulte d’un effort unifié de ces acteurs divins, qui délibèrent avant d’agir de concert.

Parmi les autres couples divins en action dans le Popol Vuh, on rencontre Xpiyacoc, le « père », et Xmucane, la « mère », Xpiyacoc, également appelé Celui qui a engendré, étant l’aspect actif « masculin » du principe créateur, et Xmucane, évoquée également sous le noms Celle qui a enfanté, son aspect récepteur « féminin ». D’autres acteurs fréquemment mentionnés dans tout acte de création sont appelés l’Encadreur et le Façonneur. Créer une chose signifie en effet lui fournir un cadre et une forme ; lEncadreur est celui qui définit ce cadre, et le Façonneur celui qui modèle la chose en formatant une substance préexistante.

Le Serpent Quetzal

Comme autre duo créateur on trouve le Souverain et le Serpent Quetzal. Le Serpent Quetzal ou Serpent à plumes, appelé Kukumatz en langue quiché – Quetzalcoatl chez les Aztèques – est identifié à l’Eau primordiale, symbole elle-même de la Substance première indifférenciée, source de toute vie. Avec son complémentaire, le Souverain, le Serpent Quetzal incarne la puissance inhérente à ces Eaux élémentaires. L’image combinant l’oiseau céleste et le serpent terrestre et souterrain indique sa présence et son pouvoir à tous les niveaux, de la lumière du monde supérieur à l’obscurité des eaux profondes. Tous les dieux créateurs sont décrits comme étant « lumineux dans l’eau » et, enveloppés de plumes de quetzal – l’un des plus beaux oiseaux du monde -, ce qui les assimile eux-mêmes au Serpent Quetzal. Dans leur essence, ce sont de grands sages, détenteurs de la connaissance, le serpent étant un symbole de sagesse.

La création de la terre

Les premiers chapitres du Popol Vuh relatent la création du monde en parlant au présent, car en réalité, ils ne décrivent pas un évènement qui serait survenu dans un passé immémorial. Ils évoquent en langage symbolique l’univers actuel, depuis ses principes métaphysiques les plus élevés jusqu’aux choses terrestres visibles, la succession temporelle n’étant elle-même qu’un mode d’expression symbolique.

Avant la création, tout est silencieux et immobile, plongé dans la nuit et l’obscurité. Rien d’autre n’existe que le ciel et la vaste étendue de la mer aux eaux placides, d’où toutes choses émergeront. La ressemblance avec la situation initiale que décrit la Genèse biblique ne tient aucunement à l’influence d’éléments chrétiens ; le fond des doctrines métaphysiques étant universel, leurs expressions symboliques présentent souvent de telles similitudes. L’Océan primordial symbolise la Substance première universelle susceptible de prendre toutes les formes, à tous les degrés de manifestation, quand l’Esprit divin lui impose ses déterminations

L’Esprit divin créateur intervient toujours sous l’aspect d’au moins l’un des couples de divinités précédemment nommés : l’Encadreur et le Façonneur, le Souverain et le Serpent Quetzal, Cœur du ciel et Cœur de la terre, Xpiyacoc et Xmucane, Celle qui a enfanté et Celui qui a engendré des fils…. Parmi ces divinités, Cœur du Ciel apparait comme celui qui préside à l’œuvre.

Dans l’obscurité primordiale, Cœur du Ciel et ses trois démiurges, qui personnifient la foudre ou le Feu céleste, se concertent avec le Souverain et le Serpent Quetzal ; ensemble, ils conçoivent la lumière et la vie.

Puis ils créent la terre en la « mettant à part » dans les Eaux primordiales, c’est-à-dire en la spécifiant dans la Substance première universelle. Il leur suffit de dire « Terre » pour que la terre soit formée, leur parole symbolisant la puissance conceptrice et formatrice de l’Esprit divin. Des Eaux primordiales ils tirent ensuite les montagnes et les vallées, aussitôt constituées. Puis sont créés les bosquets et les forêts pour couvrir la surface de la terre. Ils arrangent ensuite la germination des arbres, des arbustes et de toute vie…

Les cours d’eau sont divisés en branches coulant parmi les montagnes, révélant ainsi l’existence de ces dernières. L’énergie élémentaire du monde, symbolisée par un cours d’eau, est spécifiée en plusieurs niveaux appelés à vivifier autant d’aspects de la création.

La création des hommes

Les dieux créateurs décidèrent de produire des êtres dotés de la parole, de sorte que ces créatures puissent les adorer. Dans son sens réel, l’adoration que sollicitent les divinités ne vise pas à combler un besoin narcissique qu’éprouveraient des entités imbues d’elles-mêmes ; elle fait référence à la mission que toutes les traditions spirituelles attribuent à l’homme : devenir un lien et un relai entre le monde céleste et le milieu terrestre où il vit.

Les animaux furent conçus et façonnés, mais comme ils ne savaient que crier, gémir ou rugir, ils s’avérèrent incapables de louer leurs créateurs, dont ils ne pouvaient même pas prononcer les noms. Les dieux, constatant leur échec, déchurent les animaux de la place prépondérante qu’ils leur avaient réservée sur la terre, et entreprirent d’autres tentatives pour créer ceux qui les adoreront, c’est-à-dire ceux qui sauront garder le contact avec le Ciel.

Dans les trois essais qui suivirent, les acteurs divins utilisèrent pour matériaux successivement l’argile, le bois et le maïs. Dans une lecture symbolique, ces quatre essais correspondent à quatre types d’êtres humains. La première catégorie, identifiée aux animaux, englobe les individus dominés par leur âme animale et ses pulsions instinctives ; bien qu’étant dotés de la parole, ils sont incapables d’exprimer une pensée cohérente.

Au deuxième essai, les dieux créateurs modelèrent et façonnèrent les hommes à partir de l’argile, mais le résultat fut décevant. La tête de ces humains était fixe au point qu’ils ne pouvaient regarder que dans une seule direction. À peine ces êtres de terre furent-ils détrempés qu’ils se sont effondrés et dissous dans l’eau. La rigidité de ce type humain entrave sa vision, mais ne masque pas longtemps son inconsistance.

Les êtres divins décidèrent alors de tailler des effigies dans le bois. Ces homme en bois pouvaient parler, mais leur visage et leur corps étaient rigides. Ils marchaient sans but, ne possédant ni leur cœur ni leur esprit. Leur incapacité à grandir dans la connaissance et à s’adresser à leurs créateurs les voua à leur destruction. Un déluge planifié par Cœur de Ciel s’abattit sur eux et les noya. Ce ne fut pas seulement le déluge qui sévit contre ces hommes ; les éléments naturels et les animaux sauvages les broyèrent, tandis que leurs animaux domestiques et leurs ustensiles dont ils s’étaient servis s’acharnèrent contre eux pour se venger de la façon dont eux-mêmes avaient été maltraités. L’homme se croit puissant quand il est armé et équipé, mais ses possessions extérieures ne lui appartiennent pas vraiment ; dès qu’il perd ces moyens, il se retrouve chétif et vulnérable. Le récit ajoute que les singes dans la forêt descendraient de ces effigies en bois ; cette assimilation signifie que la conscience supérieure et la compréhension essentielle font défaut à ce type d’hommes autant qu’aux animaux.

Plus tard, les dieux créateurs choisirent de prendre des épis de maïs pour former la chair vivante de l’humanité nouvelle. Le maïs évoque pas seulement la nourriture ; la croissance de ses grains, comme celle du grain de blé dans l’Évangile, illustre les potentialités de l’être humain destinées à se développer, si l’individu favorise leur croissance, pour donner naissance à un être nouveau. L’homme ne devient véritablement homme que lorsqu’il porte en lui cette promesse de la vie divine appelée à éclore.

Ces premiers hommes n’étaient pas seulement capables de parler un langage intelligible, d’écouter et de méditer ; ils voyaient tout ce qui se trouvait dans le ciel et sur la terre, de sorte que leur connaissance devint complète. Mais les dieux virent comme une erreur le fait que les humains soient comme eux. Ils limitèrent leur vue à ce qui se trouve dans leur environnement et à çe qui n’est caché par aucun obstacle. Les Mayas croient cependant que, malgré cette restriction, chaque être humain porte en lui le potentiel de la vision divine, qui lui permettrait de « voir » au-delà du temps et de la distance, et d’atteindre ainsi la connaissance et la sagesse. Cette faculté ne lui sera toutefois pas donnée gratuitement ; il devra la gagner au prix de son travail spirituel. L’homme dispose des atouts qui lui permettent de se construire ; il lui appartient de poursuivre sur lui-même l’œuvre créatrice, notamment grâce à l’art de l’initiation.

Le Popol Vuh précise que la création des hommes s’est produite avant l’apparition du soleil, de la lune et des étoiles. Cette invraisemblance apparente s’explique lorsqu’on comprend que cette imagerie renvoie à l’évolution intérieure de l’être humain. Dans leur sens symbolique, ces corps célestes figurent le rayonnement de la lumière dans le ciel intérieur de la conscience. Les luminaires célestes évoquant des états de conscience supérieurs, il parait donc cohérent que leur révélation survienne après celle des états humains inférieurs.

Le parcours initiatique

L’initiation, dont le but est l’accomplissement des états suprahumains, implique l’ascension dans les Cieux, mais cette élévation doit être précédée de la descente dans les Enfers situés métaphoriquement sous la terre, car la régénération de l’être ne se conçoit pas en ignorant sa partie obscure « souterraine ». Toute la littérature à fond initiatique du monde fait précéder l’accès durable à la lumière par des pérégrinations dans les ténèbres, avec leur suite de terreurs et d’épouvantes. La descente permet de prendre conscience des réalités d’ordre inférieur, qui doivent être épuisées avant qu’il soit possible de réaliser ses états supérieurs.

La barque du Roi Chocolat descendant dans l’Inframonde, image gravée sur un os trouvé à Tikal au Guatemala

Dans les croyances des Mayas, le voyage post-mortem du roi suit un trajet similaire à celui des initiés, ce qui sous-entend que les souverains furent eux-mêmes des initiés. Le roi défunt descend dans le monde souterrain, combat les dieux malveillants de l’Inframonde, puis entame l’ascension dans le Supramonde où il devient un dieu. Un os gravé trouvé dans la sépulture de Jasaw Chan K’awiil I (le « Roi Chocolat »), sur le site de Tikal au Guatemala, montre la barque du roi navigant dans les eaux du monde inférieur. Cette image rappelle la barque évoquée dans le Livre des morts égyptien, avec laquelle le soi-disant défunt – qui en réalité est un initié bien vivant – descend aux Enfers. Les eaux sur lesquelles navigue l’initié dans l’Inframonde sont celles du psychisme inférieur, identiques à celles de la « mer des passions ».

Barque du Roi Chocolat version moderne colorée, peinte sur un mur de l’association Ak’Tenamit, Guatemala. Les animaux présents à bord indiquent la maitrise par le roi de ses propres énergies animales, devenues motrices.

Plonger dans ses propres profondeurs exige un grand courage, car il faut s’attendre à affronter des visions terrifiantes. Les démons, ainsi que toute nature redoutable que rencontrera l’initié dans son fond obscur, sont les visions dramatisées des tendances malsaines que recèle l’être humain sous le seuil de la conscience ordinaire. Les pensées et les attitudes négatives, les pulsions perverses ou bestiales qu’il a nourries laissent en lui des traces qui, durant cette exploration intérieure, deviennent visibles sous des apparences cauchemardesques. L’orgueil et l’égoïsme, par exemple, constituent en l’homme des démons puissants et malfaisants. La purification complète de l’homme s’obtient à l’issue d’une lutte opiniâtre contre ces ennemis du « monde souterrain », car l’initié ne pourra mener à bien sa transmutation tant que subsisteront ces forces maléfiques ancrées dans ses profondeurs, dont l’épuration ou la maîtrise constituent le préalable exigé.

Dans la suite de cette étude, d’autres mythes tirés du Popol Vuh illustreront, sous forme allégorique, certains épisodes de cette aventure intérieure que vivaient les initiés dans le cadre de la tradition initiatique maya.

Le mythe de Sept-Aras et ses fils

Après le déluge qui emporta les effigies en bois, un homme gonflé d’orgueil vivait sur la terre. Son nom, Sept-Aras (Vukub-Cakix), exprimait l’éclat et la brillance ; ses yeux étaient en argent, ses dents en émeraude et d’autres parties de son corps en métaux précieux. En ce temps où le soleil et la lune ne brillaient pas dans toute leur clarté, ce vantard, qui n’aspirait qu’à la grandeur, se gonflait d’être le soleil et la lune. Il avait pour fils deux géants violents et arrogants : Zipacna (« Entasseur de montagnes ») et Cabrakan (« Tremblement de terre ») ; le premier s’employait à élever des montagnes, le second à les démolir.

Sept-Aras et ses fils incarnent en l’homme les facteurs de discorde entre la matière et l’esprit. Sept-Aras figure l’ego, la conscience ordinaire, que l’initiation se donnait pour objectif de dépasser. Zipacna et Cabrakan, équivalents des Titans dans la mythologie grecque, représentent les forces qui veulent n’exister que par elles-mêmes et pour elles-mêmes. Le soleil et la lune que Sept-Aras, dans sa suffisance, prétend remplacer symbolisent les deux sources de lumière appelées à éclairer le ciel intérieur de l’être humain : l’intelligence et la sagesse. L’activité des fils de Sept-Aras, dont l’un érige les montagnes que l’autre démolit, illustre la stérilité des actions humaines titanesques, motivées par l’orgueil mais dépourvues de véritable sens.

Masque de jade

Cœur du Ciel, irrité par l’orgueil de Sept-Aras et de ses fils, chargea les jumeaux Hunahpu et Xbalanque de châtier leur arrogance. Ces derniers affrontèrent Sept-Aras ; ils le blessèrent aux dents et à la mâchoire, mais Sept-Aras arracha le bras d’Hunahpu. Les jumeaux allèrent consulter les divinités père et mère, Xpiyacoc et Xmucane, déguisés en sorciers. Ceux-ci accompagnèrent les solliciteurs jusqu’à la demeure de Sept-Aras, qu’ils trouvèrent à l’agonie. Ils le persuadèrent de se laisser opérer afin de soulager ses souffrances. Ils remplacèrent ses dents étincelantes par des grains de maïs, et enlevèrent de ses yeux le métal précieux. Aussitôt le visage de Sept-Aras s’assombrit. Son éclat, sur lequel il fondait son orgueil, se ternit, ce qui amena sa mort. Le bras de Hunahpu fut récupéré et réimplanté sur son épaule.

Crocodile, l’un des symboles de Zipacna

Zipacna, le « faiseur de montagnes », déjoua une première tentative de Hunahpu et Xbalanque pour l’enfouir dans un fossé, mais les jumeaux lui tendirent un autre piège plus efficace. Alors qu’il cherchait sa subsistance, ils placèrent un crabe artificiel dans une caverne au fond d’un ravin. Zipacna affamé descendit dans cette cavité, et les jumeaux ébranlèrent une montagne proche qui s’effondra sur lui. Son cadavre fut changé en pierre.

Puis Hunahpu et Xbalanque mirent au défi son frère Cabrakan d’aller renverser une haute montagne. En chemin, ils lui donnèrent pour nourriture un oiseau empoisonné. Cabrakan, après l’avoir mangé, perdit ses forces ; ne parvenant pas à déplacer la montagne, il fut ligoté et enterré par les deux héros.

La lutte de Hunahpu et Xbalanque contre Sept-Aras et ses fils prend place sur le terrain intérieur à l’être humain. Elle illustre l’opposition entre la conscience spirituelle et la composante instinctive et égotiste de l’homme. La victoire des héros divins illustre la domination de l’esprit sur les forces obscures de la nature humaine. Le prestige de Sept-Aras ne se fondait que sur sa richesse matérielle et sur son éclat extérieur ; or l’être humain n’est pas abouti si telle est la seule source de sa gloire et de son pouvoir. Quand ses richesses lui sont ôtées, sa puissance se révèle inconsistante. Les fils de Sept-Aras, vaincus, sont tués ou ensevelis sous la terre, les profondeurs obscures de l’être, car une conscience libre et évolutive ne pourrait pas exister sans que le principe divin ne neutralise en l’homme cette force restrictive. Les êtres divins remplacent les dents d’émeraude de Sept-Aras par des grains de maïs ; pour la première fois, ils offrent à l’homme ce symbole de la nourriture divine.

Cet épisode où interviennent Hunahpu et Xbalanque prend place avant le récit qui relate la naissance de ces deux héros. La succession des chapitres du Popol Vuh, en effet, ne suit pas la chronologie des évènements extérieurs, mais l’évolution intérieure de l’homme engagé dans l’initiation.

La descente et la mort dans l’Inframonde

Terrain du jeu de balle à Copan

Xpiyacoc et Xmucane, les divinités père et mère, eurent deux fils, des jumeaux appelés Hun-Hunahpu et Vucub-Hunahpu. Alors que ces derniers jouaient une partie de balle, les souverains de Xibalba, le monde souterrain, irrités par le bruit, leur envoyèrent des chouettes comme messagers pour les défier à ce jeu. Le jeu de balle, qui fut pratiqué sous diverses variantes dans la Mésoamérique, évoque la lutte entre la vie et la mort ; il commémore le soleil qui achève le soir son parcours céleste pour descendre la nuit dans l’Inframonde. Le terrain de jeu figure le plancher qui sépare le monde terrestre des Enfers. L’un des enjeux était que la balle ne touche pas le sol, ce qui irriterait les divinités du monde souterrain.

Hunahpu et VucubHunahpu acceptèrent le défi et suivirent les chouettes, ces oiseaux nocturnes, sur la pente raide menant à l’Inframonde. Après avoir traversé de périlleux cours d’eau, comme la rivière de sang, ils arrivèrent à la résidence des rois de Xibalba, où ils furent maltraités et persécutés, puis sacrifiés et enterrés. À l’image du maïs, dont la graine doit mourir dans la terre pour qu’il puisse pousser et fructifier, Hun-Hunahpu et VucubHunahpu, qui personnifient la conscience de l’initié, doivent descendre et périr dans le monde souterrain, la composante obscure de l’homme, afin qu’une conscience nouvelle puisse renaître.

La naissance des héros divins

Arbre à calebasse

Les rois de Xibalba suspendirent la tête tranchée d’Hun-Hunahpu à un calebassier poussant dans l’Inframonde. Il était presque impossible de la distinguer des fruits de cet arbre. Une jeune princesse appelée Xquiq, fille d’un seigneur de Xibalba, se rendit près de cet arbuste à calebasses. Elle tendit la main vers la tête d’Hun-Hunahpu, qu’elle prenait pour un fruit : la tête cracha alors dans sa main. La salive d’Hun-Hunahpu rendit cette vierge enceinte. Six mois plus tard, son père s’aperçut de son état. Xquiq, malgré ses protestations d’innocence, dut fuir le monde souterrain pour échapper à son exécution. Peu de temps après, elle accoucha de deux jumeaux, Hunahpu et Xbalanque.

Xquiq devant les seigneur de Xibalba

La conscience de l’initié, morte dans l’Inframonde, renait à une vie nouvelle grâce à la semence transmise à une vierge par le biais d’un arbre fruitier. La vierge incarne une dimension de l’âme ignorée de la conscience ordinaire. Cette fille d’un seigneur de Xibalba appartient au monde souterrain et ténébreux, mais elle porte en elle le potentiel propre à créer une vie nouvelle sans perdre sa virginité, c’est-à-dire sa nature incorruptible. Son nom, Xquiq, signifie « Dame Sang », le sang étant dépositaire de la vie. La salive d’Hun-Hunahpu, équivalant au sperme, transmet son essence à ce potentiel de génération. Le calebassier, qui rappelle l’arbre du monde, suggère la remontée à la verticale vers la surface terrestre. Selon l’explication que livre le récit, Xquiq effectue ce mouvement pour fuir la colère de son père, car les règles sociétales du monde souterrain calquent celles de la société maya, qui ne plaisantait pas avec les relations sexuelles illicites ; toute transgression exposait les fautifs à un châtiment sévère. Mais la vraie raison, c’est que ce qui a germé dans l’obscurité doit se révéler au grand jour.

Les jumeaux Hunahpu et Xbalanque incarnent la conscience rénovée de l’initié, apte à affronter les terribles épreuves de l’Inframonde. Le Popol Vuh présente ces héros comme étant des êtres lumineux et accomplis, exempts des péchés qui affectent les humains ordinaires : la convoitise, la colère, l’orgueil, l’envie, la médisance… Tant que l’homme ne s’est pas purgé de ces défauts, il n’est pas en mesure d’agir de concert avec Cœur de Ciel, le dieu inspirateur de ceux qui s’efforcent de vaincre la mort.

Les péripéties des héros dans l’Inframonde

Chauve-souris
Jaguar

Alors que Xbalanque et Hunahpu jouaient à la balle, ils importunèrent eux aussi les seigneurs de Xibalba, lesquels envoyèrent leurs messagers pour les défier à ce jeu. Les jumeaux descendirent dans l’Inframonde en suivant le même chemin que celui où les avaient précédés leur père et leur oncle. À leur tour, ils passèrent par les rivière souterraines, dont la rivière de sang, déjouant en chemin les pièges tendus par les seigneurs de la mort pour tromper les visiteurs imprudents. Ils affrontèrent avec brio une succession d’épreuves symbolisées par le séjour dans la maison des couteaux, la maison du froid, la maison du jaguar et la maison du feu, mais quand les seigneurs de la mort leur imposèrent de passer la nuit dans la maison des chauves-souris, Hunahpu fut décapité par l’une de ces bêtes. Les maitres de Xibalba prirent sa tête pour jouer à la balle avec elle, mais Xbalanque réussit à récupérer la tête et à la rattacher au corps d’Hunahpu.

Les souverains de Xibalba brûlèrent ensuite les jumeaux dans un grand four et broyèrent leurs os calcinés en poussière, qu’ils jetèrent dans la rivière de la mort. Trois jours plus tard, Xbalanque et Hunahpu ressuscitèrent et revinrent vers les seigneurs de la mort, sous l’apparence de deux pauvres orphelins en haillons. Après avoir tué et ressuscité un chien, l’un des deux jumeaux, Xbalanque, réitéra l’expérience sur Hunahpu ; il arracha son cœur et découpa sa tête, puis il le ressuscita. Les deux principaux seigneurs de Xibalba, épatés, demandèrent à vivre les mêmes sensations. Les deux héros les tuèrent, mais ne les ressuscitèrent pas. Les autres démons de Xibalba, terrorisés, jurèrent de ne plus jamais leur causer aucun tort.

De même que le Christ descendit aux Enfers pour vaincre la mort, les héros jumeaux s’engagent dans le monde souterrain, Xibalba, le royaume des morts ; mais à la différence d’Hun-Hunahpu et de VucubHunahpu, leur père et leur oncle qui périrent dans l’Inframonde, ils en ressortent triomphants pour gagner l’immortalité. Un épais chapitre serait nécessaire pour interpréter la signification symbolique des tribulations, qui sont autant d’allégories des épreuves initiatiques qu’ils durent affronter, dans l’Inframonde, dans le but d’assainir cette composante obscure de l’être. On retient néanmoins qu’à aucun moment, ils ne se laissèrent intimider par les terrifiants « seigneurs de la mort ».

Après avoir vaincu et neutralisé les dieux infernaux, Xbalanque et Hunahpu quittèrent l’Inframonde et s’élevèrent dans le Ciel, où l’un devint le Soleil et l’autre la Lune. C’est ainsi que le ciel s’est illuminé sur la surface de la terre, l’image signifiant que la lumière révélée dans le ciel intérieur de l’initié éclaire désormais la totalité de son être.

Valeur du syncrétisme religieux

Tableau dans l’église de San Juan La Laguna, Guatemala

En dépit de l’acharnement des ecclésiastiques zélateurs à éradiquer toute trace de l’ancienne religion maya, un champ de croyances parallèle persista à coexister avec la religion officielle. Les autochtones, tout en se disant chrétiens, continuaient à croire à leurs déités et à révérer leurs lieux sacrés. La campagne d’extirpation finit par marquer le pas. Des prédicateurs catholiques plus éclairés entreprirent d’adapter les apparences du culte chrétien aux formes religieuses préhispaniques. Le recouvrement donna lieu à une sorte de syncrétisme, dans lequel la culture indienne d’origine préserva une partie de son intégrité. Des survivances de l’ancien culte coexistent avec la foi chrétienne dans la culture populaire, les coutumes rurales et les fêtes traditionnelles.

Le Christ et la Vierge Marie furent représenté dans les tableaux avec un faciès propre aux indigènes, les cheveux noirs et la peau colorée. Pour inciter les Indiens à renoncer à leurs divinités, on s’efforça de rendre l’image de la Vierge identique à l’une des déesses qu’ils avaient adorées.

Cette forme de religiosité alimente jusqu’à nos jours une réelle ferveur populaire. En revanche, ce syncrétisme, qui s’en tient aux formes extérieures, conforte les incroyants dans leur conviction que la religion ne serait qu’un opium du peuple, un artifice conçu pour le maintenir dans l’ignorance et la duperie. Il pourra difficilement en être autrement tant que que la dimension symbolique des doctrines religieuses demeurera ignorée.

Ces dernières années, des fragments de textes ont été redécouverts et étudiés. Les anthropologues et les ethnologues ont réalisé des avancées significatives dans l’étude de la religion maya préhispanique. L’essentiel reste toutefois à accomplir : restituer aux mythes anciens, au-delà de leur formulation, leur signification symbolique propre à faire revivre l’esprit qui les a inspirés. Une démarche similaire reste tout autant à effectuer pour les textes bibliques. La condition requise pour qu’à la place d’un syncrétisme superficiel, il soit possible de parler d’une vraie synthèse entre les religions, serait que soit redécouverte l’unité transcendante de leurs doctrines, de leurs mythes et de leur symbolisme.

Les contes traditionnels de la Pologne

La Pologne possède une culture d’une grande richesse ; grâce à cet atout majeur, elle a préservé sa forte identité à travers les vicissitudes de son histoire.

On ne saurait aborder le très riche espace culturel polonais sans évoquer, parmi ses sources d’inspiration, son patrimoine de contes traditionnels qui ont imprégné l’imaginaire et l’âme du pays. Cependant, on mésestimerait le véritable intérêt de ces fables dites populaires si on ne voyait en elles que des fantaisies imaginées pour amuser les enfants et pour divertir un auditoire illettré. Sous leur trompeuse ingénuité, ces histoires héritées du passé véhiculent une connaissance que détenait une élite dans les temps anciens. À mesure que l’on décrypte le langage allégorique de ces récits fabuleux, on découvre qu’ils nous éclairent sur la nature de l’être humain, sur sa vie intérieure et ses réalités méconnues.

Sous leur images symboliques, les contes dits populaires portent le témoignage d’une très vieille science de l’initiation, perdue de nos jours, qui permettait autrefois aux initiés de mener à bien leur propre transmutation et d’élargir leur niveau de conscience. Le décryptage de ces fables dévoile les dimensions inconnues de nous-mêmes que découvraient les candidats engagés dans cette exploration intérieure. Les acteurs masculins et féminins des contes, ainsi que les êtres fabuleux qui interviennent dans ces récits, sont des projections de notre intériorité. Les lieux enchantés qui servent de cadre à ces histoires transcrivent des perceptions propres à des états de conscience élargis.

Mon ouvrage, publié aux éditions Lazare et Capucine, s’efforce d’éclairer la source, appelée symboliquement « hyperboréenne », de ces récits immémoriaux. Il aborde ensuite un choix de contes traditionnels puisés dans ce fond ancestral polonais. Chacune de ces histoires donne lieu à son résumé, suivi de son interprétation qui vise à décrypter son sens symbolique, afin d’éclairer ce qu’elle nous apprendra sur notre condition d’être humain.

Les Polonais d’origine revivront, sous un jour nouveau, des histoires de leur enfance comme le dragon de Cracovie, le pacte de Maitre Twardowski avec le diable, la version polonaise de Cendrillon, les douze Mois, la princesse Grenouille ou le brigand Madey… Ils retrouveront ces êtres fabuleux venus du fond des âges, qui peuplaient l’imaginaire des campagnes et les récits des veillées : la terrible sorcière Baba Yaga, le démon Kościej, les génies des forêts et des montagnes, la vila, la fée des eaux, et son équivalent masculin, l’utopiec… Des contes philosophiques nous transmettront des éléments d’une vieille sagesse. Des récits itinérants nous feront partager la quête de leur héros, ou de leur héroïne, sur leur parcours semé obstacles et de rencontres…

Cet héritage ancestral éclaire une réalité vivante, dont la redécouverte constituerait l’un des enjeux de notre époque. Le décryptage de la pensée symbolique, qui a généré les fables traditionnelles, contribuerait à cultiver l’ouverture propice à une nouvelle intellectualité dont le monde actuel aurait grandement besoin.

Ouvrage disponible sur les sites Fnac, Amazon, Decitre, Cultura… ou sur le site de l’éditeur : Lazare et Capucine

Le prétendu fond occulte du nazisme

Les spéculations sur l’ésotérisme nazi et les dessous occultes du Troisième Reich flattent un certain goût pour le paranormal et le sensationnel que ne contentent pas les explications d’ordre social, politique ou économique. Divers auteurs ont prétendu éclairer la folie tragique du nazisme par des influences surnaturelles que révélerait une lecture « ésotérique » de l’histoire.

Les interprétations « occultistes » du nazisme prétextent l’insuffisance des sciences sociales et humaines, à leur état actuel, pour expliquer de tels phénomènes d’agitation collectives. Les analyses marxistes, psychanalytiques ou combinant les deux laissent un gout d’insatisfaction. Comment un marginal comme Hitler, qu’au début personne ne prenait au sérieux, a-t-il pu durant plus de vingt ans marquer l’Allemagne de son emprise ? Comment sa doctrine d’une lamentable indigence, martelée dans ses discours, a-t-elle pu entrainer les foules, mais aussi des intellectuels qu’on aurait crus inaccessibles à de telles inepties ? Tant de faits terribles, d’actes cruels et aberrants commis avec l’obéissance servile de la multitude devaient s’expliquer par d’autres facteurs.

Une littérature à sensation

La parution en 1960 du best-seller de Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le Matin des magiciens, contribua à propager dans le grand public des affabulations sur les racines occultes du national-socialisme. Ce pavé truffé d’hypothèses, et d’une rigueur historique discutable, ne rejette pas les éléments d’explications d’ordre politique ou socio-économique, mais en partant de la constatation que les sciences actuelles et les critères historiques habituels ne suffisent pas à tout expliquer, il soutient que les événements ne deviennent compréhensibles que sous l’éclairage d’un ésotérisme nazi, et trouve plus convainquant d’évoquer le rôle qu’auraient joué certains cultes et cosmogonies étranges.

Le Matin des magiciens ouvrit la voie à la production de nombreuses autres publications aussi peu argumentées, d’une crédibilité douteuse, destinées au grand public. Parmi ces ouvrages on peut citer ceux de Werner Gerson (Le nazisme, société secrète, 1969), André Brissaud (Hitler et l’ordre noir, 1969), René Alleau (Hitler et les sociétés secrètes, 1969), Jean-Michel Angebert (Hitler et la tradition cathare, 1971), Travor Ravenscroft (La Lance du Destin, 1973), James Herbert Brennan (The Occult Reich, 1974), François Ribadeau Dumas (Hitler et la sorcellerie, 1975), Robert Ambelain (Les arcanes noirs de l’hitlérisme, 1984) ou Jacques Sourmail (Allemagne, une histoire secrète, 2012).

Cette littérature à sensation se caractérise par une connaissance approximative du sujet, l’absence de bases historiques sérieuses et la répétition d’affirmations inexactes, parfois extravagantes, sans souci de vérifier la fiabilité des sources. Les spéculations sur l’« histoire secrète » du national-socialisme soutiennent des hypothèse les plus farfelues, comme celles d’une communauté initiatique démoniaque sous-jacente au Troisième Reich, de l’action secrète de « Supérieurs Inconnus », celle de magiciens ou de grands prêtres d’un culte satanique, d’une lutte des dieux derrière les événements apparents, de l’action d’un courant magique luciférien, d’une « centrale d’énergies » orientée vers le mal…

Rudolf Hess

Les extrapolations sur le paganisme nazi et sur les liens du national-socialiste avec l’occultisme ou le mysticisme prennent appui sur des cas particuliers montés en épingle ; Rudolf Hess, Alfred Rosenberg, Heinrich Himmler et les hauts dirigeants de la SS sont connus pour s’être intéressés aux théories occultistes et au paranormal. Cette démarche attribue cependant une influence excessive, sur le plan doctrinal, à ces dignitaires suspectés d’avoir inspiré la « doctrine secrète » du nazisme et d’avoir refondé un culte néopaïen.

Les historiens, dans leur majorité, ne verront dans ces fantaisies que des impostures ou des élucubrations sans fondement, motivées par le chiffre de ventes en exploitant la fascination du public pour le sensationnel. Dans la décennie 1970, le moindre livre sur les aspects ésotériques du nazisme pouvait tirer à des dizaines de milliers d’exemplaires.

Les inspirations dites occultistes du nazisme

Au début du XXe siècle en Allemagne, toute une nébuleuse de doctrines ésotériques et de sociétés secrètes ont précédé l’idéologie nazie, leurs concepts clefs mêlant occultisme, pangermanisme, racisme, antisémitisme, messianisme fondé sur la suprématie aryenne et invocation d’une mythologie germanique préchrétienne. Avant le Troisième Reich, une série d’organisations, de clubs, de conjurations ou de groupes plus ou moins élitistes autobaptisés « ordres » ou « loges » ont foisonné en Allemagne et en Autriche. Le roman d’Edward Bulwer-Lytton, La Race qui nous supplantera, inspira même la création à Berlin d’une communauté secrète, la Société du Vril, le vril étant cette formidable énergie dont la maîtrise assurerait la domination du monde.

Cet ésotérisme d’extrême droite se nourrissait de doctrines exotiques comme l’armanisme de Guido List, l’ariosophie de Lanz-Liebenfels ou la théozoologie, et d’éléments récurrents comme la pensée völkisch, le paganisme nordique, les forces du Sang et de la Terre, la foi en la race germanique des Seigneurs menacée par les Juifs…

Parmi toutes ces organisations secrètes ou quasi-secrètes, l’une en particulier fera parler d’elle et nourrira bien des fantasmes : la Société Thulé.

La Société Thulé

Emblème de la Société Thulé

Divers auteurs parmi lesquels figurent Louis Pauwels et Jacques Bergier, Werner Gerson, Jan van Helsing et Jacques Sourmail ont attribué un rôle de « centre magique », de moteur occulte ou de foyer d’énergies du nazisme à la Société Thulé, une société secrète initiatique qui aurait exercé une influence essentielle sur le mouvement nazi à ses débuts. Il est vrai qu’avant que la Société Thulé dépérisse dans les années 1920, certains de ses membres, dont Karl Harrer, fondèrent en 1919 le DAP, le Parti des Travailleurs Allemands, que Hitler transformera en 1920 en NSDAP, le parti nazi. D’autres dignitaires du parti puis du régime nazi furent adeptes de la Société Thulé, ou sont soupçonnés de l’avoir été ; parmi eux figurent Gottfried Feder, Hans Frank, Rudolf Hess, Alfred Rosenberg et Dietrich Eckart, qui fut le maître à penser d’Hitler avant qu’il se fâche avec lui.


Rudolf von Sebottendorf

Un aventurier féru d’ésotérisme, Rudolf Glauer, alias Rudolf von Sebottendorf, qui avait vécu en Orient, créa en 1918 à Munich une branche du Germanenorden, l’« ordre des Germains » (fondé à Leipzig en 1912), qu’il baptisa Société Thulé ou Ordre de Thulé. Le même personnage, dans son livre paru en 1933, Bevor Hitler kam (Avant qu’Hitler n’arrive), se flatte de présenter le parti nazi comme étant une émanation de son groupe d’extrême droite pseudo-mystique.

À l’origine, la Société Thulé était un groupe d’études sur l’Antiquité germanique, l’ésotérisme völkisch et les anciens mythes païens, à l’instar de multiples groupuscules völkisch qui fleurirent en Allemagne après 1918. Comme l’explique l’historien Stéphane François (Les Mystères du nazisme : aux sources d’un fantasme contemporain, 2015), ce fut moins une société ésotérique adonnée aux rituels magiques qu’un groupement d’extrême-droite antirépublicain et antidémocratique, nationaliste, raciste et antisémite, comme il y en eut beaucoup en Allemagne à l’époque. Certains de ses membres marquaient un attrait pour l’ésotérisme völkisch, mais cela n’avait rien d’exceptionnel dans les milieux de ce genre[1].

De la Société Thulé, le parti nazi récupéra le salut « Heil und Sieg ! », devenu « Sieg Heil ! », ainsi que certains éléments symboliques comme la croix gammée. Avant que l’Ordre de Thulé n’arbore la swastika, ce symbole universel, connu pour son effet fascinant, était déjà répandu depuis le XVIIIe siècle dans les milieux ésotériques allemands. Il fut repris par des mouvements nationalistes qui l’associèrent à la race aryenne ou nordique.

Hermann Rauschning

Des auteurs d’inspiration occultiste, comme Werner Gerson (Le nazisme, société secrète, 1969), ont présenté comme une certitude qu’Hitler était un initié de la Société Thulé. Cette allégation se fonde sur le témoignage, largement remis en cause, d’Hermann Rauschning (Hitler Speaks, 1939). Mais les historiens restent sceptiques vis-à-vis de ses affirmations que rien ne certifie. Si Hitler a pu connaitre des membres de l’Ordre de Thulé, rien n’indique qu’il fréquenta cette organisation, et s’il le fit, écrit Stéphane François (Les Mystères du nazisme, 2015), la Société Thulé fut loin d’être la matrice du nazisme. Le même historien réfute également les assertions de Louis Pauwels et de Werner Gerson, qui attribuent au théoricien et géographe Karl Haushofer une influence ésotérique sur l’idéologie nazie, et qui font de ce personnage un membre important de l’Ordre de Thulé et de la Société du Vril.

Quant à soutenir que la Société Thulé, ou d’autres groupements ésotériques, aient été inspirés par des êtres surnaturels, guidés par des dirigeants invisibles ou porteurs de forces surhumaines, cela relève de la liberté laissée à chacun de croire à toutes sortes d’assertions.

La tentation d’une religion néopaïenne

Thor, détail du tableau de Mårten Winge, 1872

Des tenants de l’ésotérisme nazi ont voulu voir dans le national-socialisme la résurgence de l’ancienne religion nordique, qui aurait survécu dans les limbes après avoir été supplantée par le christianisme. Dès 1940, Lewis Spence (Occult Causes of the Present War) identifiait un courant païen dans le nazisme. La musique de Wagner n’a pas peu contribué à exalter dans les têtes l’ancienne mythologie germanique. L’idée d’un paganisme intrinsèque au national-socialisme découle surtout de la présence bruyante, dans les instances du Troisième Reich, de dirigeants imprégnés de ces croyances, comme Hess, Rosenberg ou Himmler. Rosenberg et Himmler s’essayèrent à recréer un culte néopaïen fondé sur un bricolage mythologique.

Heinrich Himmler

Au sein du régime, Himmler, entiché d’un néopaganisme germanique, mit en place des rituels à base de doctrines ésotériques pour la formation « initiatique » de l’encadrement SS. Alors que les SS moyens n’étaient que des robots façonnés par un dressage abrutissant, le « cercle intérieur » de leurs chefs accédait à la doctrine secrète selon leur rang. Cette bouffonnerie atteignit au moins un objectif : convaincre ces hommes supérieurs qu’étaient les SS qu’ils se situaient au-delà du bien et du mal. Cependant, comme l’ajoute l’historien Stéphane François, une partie des dignitaires nationaux-socialistes, comme Goebbels, Goering ou Speer, se moquaient du paganisme et des obsessions irrationnelles d’Himmler, auxquelles ils n’adhéraient pas du tout ; et bien d’autres dirigeants n’avaient que faire de ces thématiques[1].

Alfred Rosenberg

Le théoricien « officiel » du régime, Alfred Rosenberg, prônait une religion refondée mêlant ésotérisme, néopaganisme germano-nordique et spéculations völkisch, appuyée sur une mystique du sang et de la race ; mais l’influence de Rosenberg a été largement surévaluée. L’homme était fort peu apprécié au sein des principaux responsables nazis. La soi-disant « Bible » du national-socialisme, Le Mythe du XXe siècle, loin de faire autorité dans les cercles dirigeants, y fut très peu lue ; en revanche, ses textes lui attirèrent l’inimitié des membres chrétiens du parti. Hitler lui-même confessa à Albert Speer ne les avoir jamais lus dans leur intégralité (Martin Broszat, L’État hitlérien : l’origine et l’évolution des structures du Troisième Reich, 1985).

L’attitude du régime nazi montra ainsi certaines ambiguïtés ; il dut tolérer les théories occulto-aryennes délirantes de certains de ses membres, comme Himmler et la SS, alors que Hitler, soucieux de ne pas liguer contre lui l’ensemble des chrétiens, ne se déclara jamais en faveur d’un tel culte.

Otto Skorzeny

On a écrit notamment qu’Himmler aurait chargé l’officier SS Otto Skorzeny d’organiser une expédition en vue de retrouver le saint Graal. Interrogé après la guerre à ce sujet, cet ancien SS démentit cette absurdité, avouant qu’à l’époque il ne savait même pas ce qu’était le Graal. Ces histoires à Himmler, ajoute-t-il, faisaient rigoler tout le monde. La confusion venait sans doute du nom de code « Alaric » qui fut donné aux opérations qu’il mena pour récupérer Mussolini, car selon une légende, Alaric, après avoir pillé Rome, aurait ramené dans le sud-ouest de la France le Graal, que les Romains avaient volé à Jérusalem[2]. Le plus comique fut peut-être qu’après la guerre, Skorzeny reçut des propositions financières alléchantes pour qu’il révèle où se cachait cet objet sacré !

Hitler et l’occultisme

L’idée d’un Hitler porté sur l’occultisme résulte en partie des conversations que rapporte Hermann Rauschning dans Hitler Speaks (1939), mais les historiens mettent en doute la crédibilité de son livre. À supposer qu’Hitler ait éprouvé dans sa jeunesse quelque intérêt pour les idées mystiques et occultes, il n’en fit pas une ligne politique. Richard Weikart (The Roots of Hitler’s Evil in Books and Culture, 2001) affirme, en accord avec d’autres historiens, qu’Hitler ne portait aucun intérêt à l’occultisme ou aux expériences surnaturelles. En privé, il méprisait les tentatives d’Himmler de faire revivre les anciens rites païens ; Otto Skorzeny (déjà cité) confirme l’opinion désobligeante qu’il exprimait sur le mythe SS créé par Himmler. Hitler n’avait guère besoin de plonger dans de telles divagations pour entretenir sa folie.

On a pas moins fait d’Hitler un médium qui aurait été possédé par des forces obscures démoniaques après avoir été initié par la Société Thulé. Selon Pauwels et Bergier, il parait avéré que cet individu médiocre à la base, frustré et agité par de fortes passions, était en contact avec les « Supérieurs Inconnus », et qu’il fut le support de puissances surnaturelles, l’agent de redoutables énergies cachées qui se servirent de lui plus qu’il ne s’en servit…

À la base de ces forces obscures, Jacques Sourmail (Allemagne, une histoire secrète, 2012) voit la résurgences des dieux sanguinaires, Wotan, Thor ou Odin, qui régnaient autrefois sur les peuples germaniques, et qui tentèrent de prendre leur revanche sur le christianisme. Le nazisme fut, dans son essence, « le réveil de Wotan », une puissance surnaturelle morbide qui avait le pouvoir de prendre possession de certains individus prédisposés, comme ce fut la cas avec Hitler.

Cependant, pour comprendre en quoi consistent ces forces qui peuvent pousser les hommes aux catastrophes les plus absurdes, il n’est pas besoin d’évoquer des dieux sanguinaires ni des conjurations occultes ; il suffit de connaitre ce que la science redécouvrira peut-être un jour sur le fonctionnement de la vie psychique, individuelle et collective.

Explication sur les forces « surhumaines »

Julius Evola

Quand le philosophe métaphysicien Julius Evola, qui avait connu de l’intérieur le nazisme allemand, fut interviewé au sujet du fond occultiste ou de magie ténébreuse dans le national-socialisme[3], il confirma qu’il s’agissait là de pures fantaisies ; on pourrait tout au plus parler de caractère « démoniaque » dans le cas de tout mouvement qui, sur la base d’une fanatisation des masses, crée l’équivalent d’un tourbillon psychique centré sur le chef démagogique qui, en se servant d’un mythe, parvient à déclencher cette sorte d’hypnose collective. Un tel phénomène, courant dans l’histoire, n’a rien d’occultiste ou de magique au sens propre, même s’il possède un fond obscur encore ignoré de la science moderne.

Il faut savoir que toute pensée, toute volition et toute impulsion passionnelle de l’homme imprègne l’atmosphère psychique dans laquelle baigne le monde physique. Ces émanations de plusieurs individus, en convergeant et en s’agrégeant autour d’une idée-force, peuvent donner naissance en une sorte d’entité collective qui va entrainer dans son tourbillon psychique d’autres individus, lesquels vont également la nourrir de leur propre énergie. Ces égrégores psychiques peuvent communiquer leur force à des institutions politiques ou religieuses. Si de telles dominations sont de nature instinctives et passionnelles, elles vivent en dévorant dans l’ordre invisible comme dans le visible ; elles aspirent les énergies des individus de même nature qu’elles, tout en les emportant dans leur exaltation.

Notre époque a supprimé les dieux pour les remplacer par des idoles laïques qui exigent et obtiennent bien davantage de dévotion, comme la Nation, l’Empire, la Classe sociale, le Parti, le Peuple… Ces « divinités », qu’on croit purement abstraites, sont anthropophages ; elles réclament du sang et des sacrifices humains, qu’on ne leur refuse pas. On peut alors parler de dieux dévorateurs, de puissances invisibles qui hantent et manipulent les individus dans l’atmosphère fluidique ; on peut même les appeler Wotan ou Odin, par référence à d’anciens mythes, pourvu de savoir que c’est l’homme qui crée ces déités sinistres en les tirant et en les animant de sa propre substance psychique. Leur prêter une existence autonome antérieure aux humains n’est digne que d’une littérature fantastique.

La volonté humaine ne cesse de générer de tels êtres collectifs dont la puissance grandissante finirait par tout dévorer, s’il n’était dans la nature de la volonté humaine de s’affaiblir en se divisant. En revanche, dans des périodes troublées et agitées, pour peu que paraisse un homme fatidique capable, sans qu’il le sache lui-même, de fixer ce flot d’énergie psychique, il disposera d’un agrégat de forces redoutable. Il n’est pas nécessaire qu’il ait été initié par une quelconque société secrète pour déployer un tel pouvoir ; il suffit qu’il soit doté d’une disposition innée et, surtout, d’une conviction obtuse dans les idées qu’il agite. Pour Hitler, l’obsession antisémite et l’orgueil racial et national ont constitué de tels fixateurs.

S’il est relativement facile de créer de telles dominations instinctives, ces dernières ne meurent pas sans avoir provoqué leur lot de ravages et consommé quantité de chair et de sang. L’égrégore communiste a fini par dépérir après avoir broyé des millions de vies, tandis que pour effacer l’égrégore nazi, encore plus virulent, il n’a pas fallu moins qu’un déluge équivalent à un « crépuscule des dieux ».

1945, fin de la guerre en Europe. Berlin en ruines

[1] Volker Saux, Nazis et occultisme : aux sources d’un fantasme, geo.fr, 15 juin 2016.

[2] Christian Bernadac, revue Les dossiers secrets du IIIe Reich, avril 2007, p. 60 & 62.

[3] Julius Evola, le Visionnaire foudroyé, Copernic, 1977, p. 115-116.

Conte-moi l’Ukraine

À ce jour, l’Ukraine reste encore trop mal connue dans sa profondeur culturelle. Elle a souvent été perçue comme un sous-ensemble de la Russie, sans véritable identité propre, dont l’art et la culture s’assimileraient au champ culturel russe. Or il se trouve que l’agression commise par la Russie en 2022, qui niait à ce pays le droit d’exister en tant que nation autonome, a produit l’effet inverse : nul ne doute plus désormais qu’il existe une forte identité ukrainienne, héritière d’une très longue histoire, y compris quand l’Ukraine fut intégrée dans l’empire russe, puis dans l’URSS, avant de devenir un État indépendant.

L’Ukraine possède un riche patrimoine culturel, dont l’une des principales sources d’inspiration est constituée par son héritage de contes populaires. Ces histoires du temps passé ne visaient pas uniquement à divertir l’auditoire ; sous leur trompeuse ingénuité, elles transmettent, lorsqu’on décrypte leurs images symboliques, une connaissance qui touche à la vie intérieure et à ses richesses méconnues.

À l’encontre d’une croyance encore largement partagée, les fables du folklore traditionnel ne résultent pas de créations spontanées du peuple. Les contes dits populaires n’ont de populaire que le milieu dans lequel ils se sont diffusés. Le peuple n’a fait que conserver, sous une forme accessible à sa compréhension, les débris d’anciennes traditions qui remontent parfois à des temps immémoriaux. Il nous reste à décrypter le message que ce mode de transmission nous a fait parvenir.

L’intérêt essentiel des contes populaires tient au fait qu’ils sont porteurs de motifs hérités d’une très vieille pratique initiatique. Ils reflètent, sous une forme voilée, un schéma de réalisation intérieure connu des temps anciens, qui opérait sur l’être humain une véritable transmutation. L’enseignement que distillent ces fables prolonge cette initiation ne serait-ce qu’au niveau de l’imaginaire ; il appelle l’homme à réaliser sa propre transformation

Mon ouvrage se fonde sur un choix de contes puisés dans le fond traditionnel de l’Ukraine. Chacun de ces récits fait l’objet d’un chapitre comprenant son résumé, suivi d’explications visant à décrypter son message et à interpréter son sens caché, l’ambition étant d’éclairer ce qu’il nous enseigne sur notre condition d’être humain.

L’Ukraine est un pays à la fois ancien et neuf ; une nouvelle étape de la construction de son identité se joue actuellement, impulsée par une volonté d’affirmation accrue. Sa composante culturelle demeure plus que jamais un édifice en construction. Il serait intéressant de voir la puissance que pourra lui communiquer la reviviscence de ce patrimoine enraciné dans le pays depuis un temps immémorial.

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Le 31 janvier 2023

La véritable alchimie

Bien des choses erronées ont été colportées au sujet de l’alchimie. La vraie alchimie, de nature intérieure et spirituelle, ne manipulait pas des éléments matériels ; elle ne poursuivait pas le but chimérique de fabriquer de l’or par des traitements appliqués aux métaux physiques. Cette discipline, qui s’identifiait avec l’art antique de l’initiation, se donnait pour objectif de métamorphoser l’être humain en opérant sur lui une véritable mutation, au moyen d’une technique spirituelle éprouvée. Le plomb qu’elle ambitionnait de transmuer symbolisait l’âme ordinaire, lourde, opaque et obscure comme ce métal ; les opérations s’appliquaient à la traiter afin de l’élever à des états spirituels assimilés successivement au cuivre, à l’argent et à l’or.

Les entités constituant l’être humain

L’être humain est constitué par un corps, une âme, une conscience et un esprit. Alors que l’âme, étroitement liée à l’enveloppe corporelle, reste dépendante des conditions de l’existence, l’entité spirituelle qu’est l’esprit n’est nullement déterminée par de tels liens. L’esprit supra-individuel existe lui-même en tant que reflet de l’Esprit divin dans l’être humain. Quant à l’entité psychique qu’est l’âme, elle doit être distinguée de la conscience, laquelle s’identifie chez l’être humain ordinaire à l’ego. L’un des objectifs de l’initiation visait à remplacer l’ego ordinaire, étroit et immature, par une conscience supérieure qui révèle directement l’esprit dans l’existence.

La matière de l’œuvre

Les opérations décrites sous une obscurité volontaire par les textes alchimiques cherchaient à ennoblir non pas les métaux physiques, mais l’âme et le corps. Les procédés employée opéraient sur l’âme, regardée comme constituée d’une matière psychique, en vue de transmuter cette matière vile pour la rendre à l’image de la splendeur solaire. L’or équivaut à l’état d’une âme saine devenue comme un miroir nettoyé, apte à refléter la pure Lumière de l’Esprit, ce qu’empêche de faire l’état infirme et déformant du « plomb ». Le facteur appelé à transmuer l’âme est le Feu céleste, de même nature que l’Esprit divin, que les alchimistes appellent le Souffre. L’âme ordinaire, lourde et opaque comme le plomb, reste impénétrable à la Lumière divine. Pour la rendre perméable à la puissance informative du Soufre, sa rigidité doit être vaincue par l’agent dissolvant que les alchimistes appellent le Mercure.

Dissoudre et coaguler

L’alambic, symbole des opérations de dissolution et de coagulation

L’œuvre alchimique se résume dans la formule solve et coagula : « dissous et coagule« . L’âme, étroitement liée au corps, résulte de ce que les alchimistes appellent une coagulation, par laquelle sa substance se trouve figée dans sa forme actuelle. Transmuer l’âme nécessite que sa coagulation soit déliée afin qu’elle devienne une substance malléable, susceptible de revêtir une forme plus noble. L’opération commence par séparer l’âme des liens du corps. Ses rigidités sont ensuite réduites par le Mercure alchimique. La matière « volatilisée » est alors purifiée, puis de nouveau coagulée dans sa nouvelle configuration par les facultés créatrices de l’Esprit, le Soufre alchimique, pour lui imprimer la forme du « métal noble ».

Le Mercure qui dissout et le Souffre qui informe et coagule sont des énergies supra-physiques enfouies dans les profondeurs de l’homme, confinées à la racine de son existence. Les textes hermétiques ne livrent pas les moyens techniques employés pour faire intervenir ces forces transformatrices dans l’être humain, à moins qu’un langage codé ne cache certaines clés ; ils montrent de façon imagée les résultats produits.

L’œuvre alchimique utilise le pouvoir dissolvant du Mercure pour réduire l’âme à un état malléable. L’opération expose le candidat à un risque réel, car elle éveille en lui une force destructrice pour celui qui ne serait ni apte ni préparé à la maîtriser. Quand cette énergie élémentaire surgit dans l’être humain, seul un parfait contrôle intérieur, succédant à une longue discipline, peut préserver l’individu des tragiques conséquences d’un dérapage.

À la suite de la liquéfaction de l’âme, l’acte spirituel, identifié au Soufre, l’Essence créatrice, va émaner du centre de l’être et rayonner sur la psyché, rendue malléable, pour la façonner d’une nouvelle configuration. Le même facteur, le Soufre alchimique, va à nouveau coaguler l’âme dans son nouvel état lumineux. La réunion avec le corps, lui-même spiritualisé, aboutira à stabiliser le résultat.

Les trois grandes phases de l’œuvre

L’œuvre alchimique dans son entier se divise en trois phases : l’œuvre au noir ou « calcination », l’œuvre au blanc ou « petit œuvre », associé symboliquement à la fabrication de l’argent, et l’œuvre au rouge ou « grand œuvre », associé à la transmutation en or.

La transformation de la substance humaine débute par l’étape dite de putréfaction qui constitue l’œuvre au noir, la matière étant « noircie », c’est-à-dire dépouillée de sa forme initiale, afin que l’identification au moi terrestre soit brisée par la mort de l’ego.

L’œuvre au noir se termine lorsque commence l’œuvre au blanc, consistant à achever de purifier la matière pour la spiritualiser. Quand la puissance subtile de l’âme est libérée de sa coagulation, l’âme et le corps sont nettoyés et blanchis de toute impureté jusqu’à ce que la nature transmuée de l’âme soit rendue lumineuse. Sa substance purifiée appelle une nouvelle coagulation ; elle sera figée dans son nouvel état par le pouvoir fixateur du Feu de l’Esprit. La blancheur intégrale s’obtient avec la « production de l’argent » ou de la « Pierre blanche », qui équivaut à la rénovation à la fois de l’âme et de l’organisme physique. L’âme spiritualisée peut s’assembler de nouveau avec le corps.

Après l’œuvre au blanc identifié à l’élaboration symbolique de l’argent, l’œuvre au rouge qui lui succède doit aboutir à la « production de l’or » ; mais les épreuves de cette phase s’annoncent plus dures et plus dangereuses que celles de l’œuvre au blanc. Si le candidat ne renonce pas à en courir le risque, le processus de dissolution et de recoagulation se reproduit avec une tout autre intensité, en augmentant l’action du Mercure et celle du Feu divin. L’argent devient or quand le Soufre céleste cristallise à nouveau la forme psychophysique qu’il a transmuée. Le grand œuvre est accompli quand l’Essence divine se manifeste directement dans la forme humaine renouvelée ; l’éclat de l’Esprit divin peut dès lors rayonner sur le monde par le relais de ce corps glorifié.

La pierre philosophale

La projection de l’esprit dans l’âme ordinaire avait donné vie au moi terrestre. À l’issue de l’œuvre au blanc, la psyché assainie, rendue cristalline, donne naissance à une conscience nouvelle, un reflet plus fidèle du Soi, pour remplacer l’ego. À l’étape supérieure, celle de l’œuvre au rouge, la conscience humaine transmuée atteint le degré de subtilité qui lui permet de s’identifier avec l’esprit. L’âme spiritualisée, révélée à sa pureté originelle, trouve dans l’esprit l’époux qui lui échoit ; la « noce alchimique » peut dès lors s’accomplir. Ce mariage fait renaître l’être humain sous une forme glorieuse et rayonnante, que symbolisait la fameuse pierre philosophale. La personne réalise la finalité de la vie, qui est de refléter l’Esprit divin, afin de rendre sensible sa présence et de lui servir de relais dans le monde qui l’environne.

L’Esprit et la Matière

Les explications théoriques qui vont suivre, sur les rapports entre la Matière et l’Esprit, relèvent de la métaphysique et de la cosmologie.

La matière au sens plein

Quand les métaphysiciens grecs évoquent la matière dont est fait le monde, ils ne parlent pas la matière physique dont nous percevons les apparences au moyen des sens corporels. La notion de matière, dans la signification où ils l’entendent, s’étend à la substance qui sert de support aussi bien au monde sensible qu’aux mondes dits immatériels. Le corporel et le psychisme, par exemple, sont des degrés de densité ou de ténuité de la Substance universelle. L’âme est constituée d’une matière psychique de même que le corps est formé d’une matière physique, la différence étant que ces deux réalités ne présentent pas le même degré de subtilité ou de densité.

La Substance fondamentale de la Création

Les anciennes traditions spirituelles évoquaient sous l’image symbolique de l’Eau élémentaire, ou de l’Océan primordial, la Substance fondamentale de l’univers, le principe plastique substantiel de toute chose et de tout être, substrat de toute existence physique ou supra physique. La Substance première universelle est la puissance pure à son état premier, informe, où elle n’a rien de distingué ni d’« actualisé ». Elle est la potentialité « indistinguée » et indifférenciée, d’où émanent tous les mondes et tous les états existants.

La dualité Esprit et Matière

La première de toutes les dualités cosmiques, source de tout ce qui existe dans l’univers visible et invisible, est constituée de l’Esprit divin et de la Substance élémentaire. Ces deux principes universels représentent les deux pôles de toute manifestation. L’Esprit pur équivaut à l’Essence qui fait prendre à la Substance plastique universelle les formes et les déterminations qu’elle ne revêtirait pas à elle seule ; rien n’existerait si l’Acte divin ne pliait cette réalité élémentaire aux limites formelles qu’il lui imprime. En retour, la Substance peut tout devenir quand le pouvoir formateur de l’Esprit lui impose ses déterminations.

La Substance primordiale de l’univers, loin de se réduire à une sorte de pâte à modeler passive, est à la base une puissance terrible, dynamique et impétueuse quand elle n’est déterminée par aucune contrainte. Elle contient en effet toutes les possibilités, y compris toutes les énergies susceptibles de se manifester dans l’univers sous une forme spécifiée. Cependant, quand l’Esprit divin exerce sur elle son pouvoir créateur, cette puissance élémentaire se fait passive devant lui et se rend entièrement réceptive à sa volonté.

La Substance première et les substances spécifiées 

Thomas d’Aquin, l’un des maîtres de l’école scolastique

Les scolastiques, après Aristote, parlaient de materia prima et de materia secunda, des notions que l’on pourrait restituer par les expressions « substance première » et « substance spécifiée ». La substance spécifiée représente le principe substantiel propre à un ordre d’existence délimité. Pour créer les univers, visibles ou invisibles, la Volonté divine définit, à partir de la Substance première, ce qui jouera pour chacun de ces mondes le rôle de matière appropriée. À la différence de la Substance première, la substance spécifiée n’est pas informelle et indifférenciée ; elle est au contraire déterminée, en accord avec les conditions spéciales du monde auquel elle sert de support.

La matière telle que l’entendent les physiciens modernes doit être regardée comme une substance spécifiée, puisqu’elle ne peut se définir que par les propriétés que voient en elle les scientifiques. Il faut rappeler que les qualités sensibles d’une substance spécifiée ne lui appartiennent pas en propre ; elles procèdent toutes des déterminations qu’elle a reçues de l’Esprit formateur.

La dualité essence et substance

Le dualisme qui, avec L’Esprit et la Matière, est présent au niveau suprême se reproduit dans tous les mondes, ou états d’existence, constitués d’une substance spécifiée. L’existence de tout être procède en effet de deux choses : son essence et sa substance. Chaque chose existante résulte de l’action qu’exerce le principe actif, l’essence, sur le principe passif et réceptif, la substance. L’essence d’un être, c’est la synthèse de tous les attributs ou qualités qui lui appartiennent, et qui font que cet être est ce qu’il est, tout en étant constitué d’une matière, son principe substantiel.

Les philosophes scolastiques expriment la même idée en disant que tout être est composé de « forme » et de « matière » ; mais les mots « forme » et « matière » prêtent à confusion de nos jours, en raison du sens tout différent qu’ils ont pris dans le langage moderne. La « forme » et la « matière », ou l’essence et la substance, sont également appelés, en langage aristotélicien, « l’acte » et « la puissance ». L’acte est ce par quoi tout être participe à l’essence, et la puissance ce par quoi il participe à la substance.

Le pouvoir de créer les formes, qui appartient à l’Esprit, est à l’origine de l’essence de chaque être, celle qui permet à celui-ci d’exister en étant formé à partir d’une substance particularisée. L’âme, par exemple, résulte de ce que les alchimistes appellent une fixation, ou une coagulation, par laquelle la substance spécifiée, en l’occurrence la matière psychique, est figée dans sa forme actuelle.

L’âme et la conscience

Selon les enseignements traditionnels, l’être humain est constitué de trois éléments : le corps, l’âme et l’esprit ; ces entités se situent respectivement sur les plans physique, psychique et spirituel.

Sur le plan psychique, intermédiaire entre le corporel et le spirituel, il faut encore distinguer l’âme proprement dite de la conscience. Il est vrai que l’association étroite dans laquelle fonctionnent la conscience et l’âme favorise la confusion, mais il est nécessaire de clarifier la distinction entre ces deux entités si l’on veut comprendre l’être humain.

La conscience du moi

Chez l’individu ordinaire, la conscience s’identifie à l’ego, le moi. On appelle « moi » ou « ego » l’entité qui dit « moi » et « je ». Ce qui domine dans l’être humain ordinaire, c’est cet ego étroit, trop souvent immature, façonné depuis la prime enfance par les perceptions sensorielles, les expériences vécues, l’éducation, l’opinion qu’il nourrit de lui-même, et aussi par ses déceptions et ses frustrations. Le moi se rigidifie à mesure que l’homme fige sa conception de la vie et que ses habitudes et ses certitudes s’enracinent en lui.

L’âme terrestre et l’âme spirituelle

À côté de la conscience, l’âme, ou la psyché, désigne l’entité complexe qui double le corps physique sur le plan psychique, plus subtil. Le corps ne serait qu’une masse inerte s’il n’était pas animé par l’âme et ses énergies. La psyché est le siège des sensations, des perceptions, des sentiments, des émotions et des passions. Elle regroupe l’ensemble des facultés telles que le mental, l’imagination, la mémoire, la sensibilité, etc. Elle comprend également de nombreuses extensions qui échappent à la conscience ordinaire. Parmi ses facultés figure le mental, qu’on a tendance à confondre avec la conscience, parce que le moi ordinaire fonctionne en liens étroits avec le mental, qui influe beaucoup sur ses perceptions.

L’âme s’étend en fait sur deux niveaux : psychique et spirituel. Sur le plan psychique, l’âme charnelle ou terrestre conditionne les besoins et les désirs ; elle comprend une nature instinctive et une nature passionnelle. Sur le plan supérieur, « céleste », se trouve l’âme spirituelle, le noyau pur et immaculé de la psyché, constituée d’une essence lumineuse inaltérable. Le symbolisme chrétien évoque l’âme spirituelle sous la figure de la Vierge Marie.

L’esprit, le Moi supérieur

Zeus

Sur le même plan que l’âme spirituelle, l’esprit désigne l’Intellect supérieur, le Soi, l’Être essentiel que les Grecs appelaient le noûs et qu’ils personnifiaient par Zeus, et que le christianisme ésotérique appelle le Christ. Le Soi est porteur des idées justes et des idéaux nobles, source d’inspirations élevées pour qui sait lui prêter attention. Cette conscience supra-individuelle qu’est l’esprit résulte d’un reflet de l’Esprit divin dans l’être humain. Le mot « esprit », écrit sans majuscule, s’applique à l’esprit humain, le Soi, tandis qu’avec une majuscule, il renvoie à l’Esprit universel.

Pour donner naissance à l’esprit humain, l’Esprit divin projette sa Lumière dans la partie de l’âme spirituelle appelée le « cœur », si l’on entend par ce mot non pas l’organe physique, mais le centre de l’être humain intégral. C’est ce point central inaltéré de l’âme spirituelle que le langage symbolique chrétien, rarement compris, appelle le « Cœur immaculé de Marie ».

L’origine de la conscience ordinaire

Le moi ordinaire n’est lui-même qu’un reflet dans l’âme charnelle de l’esprit, la conscience supérieure, le principe spirituel en l’homme. Ce caractère relatif et presque inconsistant de l’ego autorise les bouddhistes à le qualifier d’illusion et à lui dénier toute réalité. Le moi, souvent immature et borné, prétend néanmoins imposer sa prééminence dans l’être humain ; bien qu’il ne soit qu’un phénomène illusoire et inconsistant, il se dresse comme un filtre obscurcissant qui obstrue la lumière du Soi.

Tant que l’âme charnelle n’est pas à même de s’ouvrir au Soi, elle se lie à l’ego qu’elle a généré, car elle ne peut se manifester dans l’existence en étant privée de cet interface. La psyché se livre donc au moi, dont le niveau équivaut au sien ; une âme dominée par la bestialité se lie à un ego centré sur ses instincts, tandis qu’une âme passionnée s’associe à un ego assujetti aux passions.

Le but de l’œuvre spirituelle

L’objectif premier de toute spiritualité authentique, c’est de rendre l’être humain perméable à l’influence de l’esprit, le Soi, afin que sa Lumière rayonne en lui et autour de lui. Celui qui ne surmonte pas son égocentrisme et ne se préoccupe que de ses avantages matériels manque le but de son existence. Une longue discipline doit s’efforcer de réduire le moi, ce nœud de préjugés et de crispations, à un filtre de moins en moins opaque à la Lumière de l’esprit. En même temps, le candidat doit, par un constant effort, affranchir son âme charnelle de ses emportements, de ses erreurs et de la frivolité des sens. Lorsqu’il parvient à maîtriser ses passions et ses pensées, la psyché cesse de se laisser déterminer par les impulsions. Elle reçoit alors du Soi l’irradiation divine qui se propage jusque dans le corps.

La projection de l’esprit dans l’âme charnelle a généré le moi terrestre. À l’issue d’un travail mené sur des années, parfois sur une vie entière, la psyché assainie donnera naissance à l’embryon d’une conscience nouvelle, à un reflet plus fidèle du Soi, appelé à succéder à l’ego ordinaire. La vocation spirituelle de l’homme, c’est, à terme, le remplacement total du moi par la conscience supérieure, le Soi, le relai de l’Esprit divin dans l’existence. Dès que le Soi prend l’ascendant dans l’être humain, le « cœur immaculé de Marie » devient comme un tabernacle ouvert ; il rayonne et diffuse dans l’homme la Lumière d’En haut.

Spiritualité

Textes et commentaires sur des sujets spirituels et religieux.

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Le Destin, la Providence et la Volonté humaine

Antoine Fabre d’Olivet, portrait gravé

Dans toutes les disciplines des sciences humaines, une question fondamentale transparait : l’opposition entre la liberté et la nécessité, ou entre la volonté humaine et la fatalité. Antoine Fabre d’Olivet théorise ce dualisme auquel il ajoute un troisième terme : la Providence. Selon lui, tout événement sans exception ne peut naître que de l’action de l’une au moins de ces trois causes : le Destin, la Volonté humaine et la Providence. Rousseau n’a vu dans l’état social que la Volonté humaine consacrant la souveraineté du peuple ; d’autres philosophes, comme Hobbes, ont tout ramené au Destin ; d’autres encore, comme Bossuet, attribuaient tout à la Providence. Pour Fabre d’Olivet, l’état social ne repose pas sur un seul de ces principes actifs ni sur deux d’entre eux, mais sur les trois.

Distinguer entre la Providence, la Volonté humaine et le Destin n’est pas chose aisée ; si ce l’était, il y a longtemps que les philosophes auraient su définir leurs actions et leurs attributs. C’est en étudiant ce qui a été écrit sur Pythagore que Fabre dit avoir éclairci la question. La distinction est exposée avec précision, pour la première fois, dans son Examen des Vers dorés de Pythagore, dans la dissertation introductive de son Histoire philosophique du genre humain et dans ses Souvenirs.

Qu’est-ce que le Destin

Par le Destin, il faut entendre la puissance d’après laquelle les choses sont ainsi et pas autrement. Le Destin forme le principe du déterminisme ; il est rendu dans le langage courant par des expressions comme « la pente des événements », « la force des choses », « l’engrenage fatal »… Sa loi de causalité, appelée « nécessité », contraint ce qui y est soumis à suivre une voie déterminée selon des lois fixées à l’avance. Son action propre, appelée « fatalité », enchaîne les effets à leurs causes, les conséquences aux actes. Le Destin ne crée rien ; il s’empare de tout élément nouveau pour en produire les conséquences, par lesquelles seulement il agit sur le présent et sur l’avenir. Il consiste également dans la force d’inertie qui maintient les choses telles qu’elles sont, qui reproduit ce qui existe dans la nature comme dans la société. Cet aspect conservateur fait de lui le principe de la légitimité.

L’homme est soumis au Destin en ce sens qu’il en subit les contraintes, comme conséquences des nombreux antécédents l’ayant précédé. Les hommes parlent par ignorance de hasard pour ce qui résulte de l’enchevêtrement de multiples causes accidentelles dont la complexité des combinaisons rend leurs effets imprévisibles. Affirmer qu’un événement arrive par hasard, donc sans qu’il n’ait de cause, serait une contradiction.

L’acceptation courante du mot « Destin » évoque une puissance aveugle qui pèse sur les hommes comme une fatalité, en dépit de leur libre arbitre. Cependant, à la différence de certains philosophes comme les stoïciens, pour lesquels toutes les actions sont déterminées à l’avance, Fabre d’Olivet n’accorde pas au Destin ce caractère irréfragable. Loin de l’ériger en maître absolu de l’univers, il souligne le contrepoids que constituent la Volonté humaine et la Providence. Tout individu conscient ne peut pas croire sincèrement qu’une fatalité inéluctable le contraint jusque dans ses choix les plus élémentaires. Réfuter sa Volonté libre serait condamner l’homme à l’esclavage perpétuel du Destin naturel ou social. L’ignorance de la doctrine du ternaire universel a néanmoins abouti, selon les cas, à soutenir des thèses fatalistes ou à s’épuiser dans une contradiction sans issue.

Fabre d’Olivet se défend d’élever le Destin au rang d’une divinité ; il le présente comme un mécanisme impersonnel, une sorte de volonté obscure autonome, prompt néanmoins à se manifester de sa propre initiative comme s’il agissait d’une entité consciente. Le Destin domine la nature minérale, végétale et animale, car l’essentiel s’y déroule d’une manière fatale, selon des lois réglées à l’avance. En revanche, son action dans les affaires humaines ne se laisse pas aisément distinguer ; il faut un esprit exercé et attentif pour parvenir à repérer l’intervention de la Volonté humaine et celle du Destin.

Qu’est-ce que la Volonté humaine

À ses débuts, l’homme parait sur la terre en étant assujetti au Destin, car ses facultés sont loin d’être développées ; mais une étincelle en lui ne se résout pas à cette soumission. Ce germe se développe en s’opposant au Destin pour constituer la Volonté humaine, dont l’essence est la liberté. Par un mystère qui caractérise la Volonté, son énergie s’accroît en s’exerçant et sa force, quelque comprimée qu’elle soit, n’est jamais vaincue. À mesure que cette Volonté réagit sur les choses forcées, elle se fortifie et devrait aboutir à se libérer du Destin. En réalité, elle ne pourra pas échapper à son emprise tant qu’elle continuera, par ignorance, à armer de ses forces un nouveau Destin qui l’asservira.

On mentionne la Volonté humaine sous les termes de « libre arbitre » ou de « libre choix ». Elle fournit le mouvement qui donne la progression ; rien ne se perfectionnerait sans elle. Comme puissance volitive, elle provoque les causes et, avec elles, leurs effets ; elle donne ainsi sans arrêt naissance à un Destin, dont elle augmente les forces à mesure qu’elle exaspère les siennes. Le Destin se modifie sous le poids de la Volonté. Ce qui empêche l’homme de contrer les évènements qui le touchent, c’est que la plupart de ces mouvements résultent de ses actes ou ont obtenu autrefois son adhésion. Les suites d’une décision prise par une Volonté forte ne se retournent que par un effort encore plus violent ; et pour qu’une volonté puisse déterminer un mouvement, il faut qu’elle soit proportionnée à l’importance de l’événement qu’elle souhaite provoquer.

L’homme, quoique nécessité par le Destin à se trouver dans telle position, devant telles circonstances, reste libre de décider du parti à prendre. Le Destin n’est pas plus mauvais en soi que la Volonté humaine n’est bonne, puisque cette dernière, selon qu’elle soit guidée par la sagesse ou par l’ignorance, par la vertu ou par le vice, produit des effets bénéfiques ou néfastes.

Qu’est-ce que la Providence

On assimile la Providence au Ciel, à la Grâce ou à la Volonté divine, ou à l’éternelle Sagesse. Tocqueville fait remarquer qu’il était de mode en France, avant et après la Révolution, de faire intervenir la Providence à tout propos. Fabre d’Olivet, qui écrivait à la même époque, n’en a donc pas parlé de façon isolée. Il définit la Providence comme la Loi divine universelle par laquelle les choses passent de puissance en acte, et se réalisent selon l’impulsion qu’elle leur a déterminée. Son but est la perfection de tous les êtres. Fabre d’Olivet précise cependant que la Providence n’opère directement que sur les choses universelles ; elle n’agit sur l’homme que par inspiration ou, en certains cas, par illumination. Elle l’influence mais elle répugne à le contraindre, d’autant que le dernier mot lui reviendra ; seul variera le temps qui s’écoulera avant que ses desseins aboutissent, selon que les hommes choisiront de relayer son influence ou de rester sourds à ses appels. Le temps pour elle ne compte pas.

Cette conception d’une Sagesse suprême dément l’idée d’une Providence interventionniste selon laquelle Dieu se réserverait le pouvoir arbitraire de changer le cours des événements. Toute interprétation dite providentielle de l’Histoire, à l’exemple de celle que soutenait Bossuet, finit par glisser vers l’ineptie.

L’action des trois principes

Pour éclairer l’action des trois principes, Fabre d’Olivet avance l’exemple d’un gland. La Providence a infusé à ce gland la puissance d’un chêne, destinée à éclore ; le Destin agit comme l’effet nécessaire de cette impulsion vitale en faisant aboutir un chêne, si le gland rencontre une situation favorable. Une troisième puissance peut intervenir pour modifier le Destin. Il suffit à un homme mal intentionné d’écraser le gland pour le détruire et changer sa destinée. Le gland va alors se décomposer ; ses éléments se dissoudront selon des lois fatales irrésistibles et iront nourrir une autre plante, offrant ainsi des chances à un autre Destin. La Volonté de l’homme peut ainsi modifier les conséquences du Destin d’une façon négative et condamnable, comme dans l’exemple du gland écrasé volontairement, mais elle peut également s’appliquer à améliorer les espèces par la culture, car le Destin, stationnaire par nature, ne perfectionne rien. Une pomme sauvage n’ayant reçu que l’influence du Destin reste acerbe ; en cultivant l’arbre avec soin et en le greffant, l’homme parvient à produire des fruits qui s’amélioreront de plus en plus. Le Destin, qui ne produisait que des arbres stériles, sera ainsi transformé de façon à produire des arbres fructueux.

La Providence a préétabli les choses en puissance d’être, alors que le Destin confère la stabilité – mais non l’intangibilité – à leur état actuel. La Volonté de l’homme modifie les choses existantes forcées par le Destin et en crée de nouvelles, qui tombent aussitôt sous la coupe du Destin, préparant ainsi pour l’avenir les conséquences nécessaires de ce qui vient d’être fait. Cette Volonté libre, qui peut changer les événements fixes du Destin en opposant la nécessité à elle-même, peut également contrer l’action de la Providence, auquel cas, au lieu d’accepter le joug facile de la Providence, l’homme se verra accablé du joug rigide du Destin. Ses efforts tentés pour le briser n’aboutiront qu’à l’appesantir ; lorsqu’il s’en croira délivré sous une forme, le Destin reviendra sous une autre forme (Antoine Fabre d’Olivet, Le Caïn de Lord Byron, p. 247). L’homme connaitra le bonheur ou le malheur selon qu’il joigne son action à l’action universelle ou qu’il en diverge.

Quand on parle de l’action de l’une des trois puissances, il faut comprendre que le déploiement de la loi providentielle, de la loi volitive ou de la loi fatidique produit tel ou tel événement, et que les hommes soumis à l’une de ces trois lois servent ou déclenchent ces événements. Selon les exemples donnés par Fabre d’Olivet, l’action de Moïse est orientée par la loi providentielle, qui régule l’intellectualité de ce prophète. Le Destin a provoqué la prise de Constantinople par les Turcs en ce sens que les Turcs ont obéi à l’impulsion fatidique qui les y inclinait, conséquence fatale des événements antérieurs. Luther a servi d’instrument à la Volonté humaine parce qu’il s’est fait l’interprète de passions diffuses qu’il éprouvait lui-même, et qui ne demandaient qu’à s’embraser ; ceux qui partageaient ces mêmes passions se sont reconnus en lui.

La force des choses, appelée Destin, agit comme cause immédiate, à la différence de la norme divine, appelée Providence, qui ordonne l’harmonie générale du monde sans en faire la police. La Providence n’intervient que sur la libre sollicitation de l’homme, tandis que le Destin réprime les écarts de sa Volonté, d’autant plus sévèrement que cette Volonté s’obstine dans ses dérives. La Providence est l’inspiration du bien, mais elle ne peut se manifester dans le monde que si l’homme demande et appuie son intervention. La Volonté humaine peut librement altérer le cours de sa marche, en suspendre l’effet et nuire ainsi à son propre intérêt.

Le libre choix de l’homme

La Providence laisse à l’homme sa liberté ; tout événement qui le contraint provient de sa propre Volonté ou de la fatalité du Destin. La Providence ne se manifeste que par la médiation des individus qu’elle inspire. Elle ne peut ni empêcher un événement de se produire ni entraver la liberté de l’homme sans contredire ses propres lois. Si elle intervenait directement dans le monde pour entraîner l’homme dans un mouvement irrésistible, il n’existerait aucune liberté, puisque tout serait déterminé par une Providence qui ne différerait pas du Destin.

L’homme n’agit jamais sans subir d’influence providentielle ou fatidique ; le Destin lui fournit des circonstances favorables ou contraires, la Providence l’approuve ou le désavoue dans sa conscience. Il peut contrer un événement que prépare le Destin s’il sait le prévoir ; autrement, rien ne peut empêcher cet événement de se produire. La lucidité, la prudence et la circonspection sont des qualités utiles à cet effet. Au moment où survient un évènement voulu par la Providence, l’homme peut le contrer, bien qu’il ne fasse que le différer : le dessein de la Providence n’en sera pas moins rempli à long terme.

La Volonté de l’homme, en collaborant avec la Providence, peut faire contrepoids au Destin, et agir ainsi efficacement sur l’avenir, alors que si elle repousse la Providence, elle passe la main au Destin. Elle peut choisir de suivre la pente du Destin, mais une Volonté qui agit hors de la règle providentielle se désordonne et se livre à la Nécessité, dont les conséquences acerbes se retourneront contre elle. L’homme qui cède à ses passions, comme sa liberté le lui autorise, cimente sa propre fatalité. S’il souffre par effet de ses fautes passées, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, au lieu d’en accuser la Providence.

Sur le plan collectif, la Volonté humaine aspire à la souveraineté du peuple et à sa liberté absolue ; le Destin assujettit ce même peuple à la contrainte ; tandis que la Providence l’invite, sans le forcer, à une soumission librement consentie à ses desseins. Pour Fabre d’Olivet, ce n’est que par cette obéissance volontaire à la Providence que les hommes pourront s’affranchir de toute servitude et qu’ils pourront garantir la souveraineté et la liberté à laquelle ils aspirent, et que leur Destin les empêche de réaliser.


L’Épiphanie et la galette des rois

La fête chrétienne de l’Épiphanie, qui a lieu le 6 janvier, célèbre la visite des rois-mages venus rendre hommage au Messie nouveau-né. À cette occasion, il est de coutume en France de partager la galette des rois contenant une fève ; celui ou celle qui trouve la fève est appelé(e) le « roi » ou la « reine ». Cet usage que l’on croit n’être, comme bien d’autres, qu’un simple amusement festif, nous relie en réalité à un lointain passé, chargé de valeurs profondes.


À l’origine, le mot Épiphanie signifie « manifestation », « apparition » ou « vue d’en haut ». Dans l’antiquité, elle constituait le plus haut degré des Mystères initiatiques, qui s’achevaient par cette révélation suprême ; l’Épiphanie élevait l’initié au rang d’Épopte, ou de voyant par excellence, admis à contempler les lumières divines. L’Épopte d’Éleusis ou d’Hiérapolis était regardé comme « le premier des hommes, le favori des Dieux, le possesseur des trésors célestes et de la vertu sublime » (cf. Fabre d’Olivet, Les Vers dorés de Pythagore, L’âge d’homme, p. 324-325). La galette de l’Épiphanie, sans prétendre reproduire ce stade suprême de l’initiation, remémore cette révélation à l’initié de sa propre nature céleste et lumineuse.

Le produit élaboré qu’est la galette symbolise l’être humain qui a été travaillé par l’initiation, à l’issue d’une longue succession d’efforts soutenus. On rejoint le symbolisme de la terre labourée et semée, pour donner le blé. Le blé est ensuite récolté, battu, broyé en farine, laquelle est pétrie pour donner une pâte qui sera cuite au four… L’être humain, transmué par ces opérations symboliques, devient mur pour découvrir le germe divin présent en lui.

La galette des rois n’a de signification que par sa fève, assimilée au « petit Jésus » que les rois-mages sont venus honorer. La fève, le « petit roi » enfoui dans sa matrice, la pâte, représente le ferment divin, le Christ ou l’esprit enclos dans l’être humain. Elle figure le soleil caché, la lumière à l’état embryonnaire, qui porte l’espoir d’une renaissance et d’une croissance intérieure. L’ancienne initiation avait pour objectif de révéler à l’initié le Principe christique lumineux, présent en l’homme.

Le convive qui gagne la fève atteint symboliquement ce résultat. Il se voit alors poser sur sa tête la couronne royale, ce qui fait de lui l’équivalent de l’initié. Il devient le « roi-mage » ou le « roi-prêtre », porteur du Principe christique, le vecteur sur Terre de l’énergie divine, et il aura alors pour charge de révéler aux autres participants cet état de conscience supérieur.


Le cérémonial se conclut quand le « roi » invite les convives à « boire un coup » ; le rite initiatique de la communion, commencé sous l’espèce solide avec le pain ou la galette, se poursuit et s’accomplit sous l’espèce liquide, le cidre ou le vin. Cet autre produit du travail de l’homme, après la pâte travaillée et cuite, consacre l’étape suivante dans la transmutation de l’être humain.

Pascal Bancourt - Écrivain