Cosmologie et mythes des Mayas

Vue en hauteur du site de Tikal au Guatemala

L’ancienne civilisation maya, dont les ruines visibles en Amérique centrale impressionnent tant les visiteurs, suscite, en même temps que le respect pour un passé brillant, le sentiment d’une énigme inexpliquée. Les vestiges de ce monde disparu montrent des signes d’une maturité et d’un savoir authentiques. En revanche, ce que nous croyons savoir de la religion polythéiste et de la mythologie des Mayas incite certains de nos contemporains, qui ne comprennent pas le sens symbolique de ces mythes, à ne voir en ceux-ci que le produit de peurs névrotiques doublées d’une naïveté confinant à la puérilité. On se trouve dès lors en présence d’une contradiction, car on ne bâtit pas une civilisation avancée et raffinée sur la crainte et la superstition.

Un épais volume, voire plusieurs ouvrages, ne suffiraient pas à épuiser les multiples aspects de la question. Cette étude se borne à proposer un éclairage à la réflexion et à suggérer une voie de recherches à celles et ceux que le sujet intéresse. Il s’agit moins d’érudition que de comprendre l’esprit d’un monde ancien, ce que ne favorisent pas l’étroitesse et l’insuffisance des conceptions qui dominent à notre époque.

Grandeur et déclin de la civilisation maya

L’existence de cette civilisation est attestée dès 1500 av. J.-C., voire 2000 av. J.-C. selon certains archéologues. Avant qu’elle ne se désagrège au Xe siècle ap. J.-C., elle a laissé des traces de son génie dans son architecture, ses créations artistiques et ses écrits. Elle développait des calculs mathématiques complexes, applicables notamment à l’astronomie.

Stèle à Copan, Honduras

L’unité organique du monde maya tenait moins au pouvoir centralisateur des monarques qu’à l’autorité intellectuelle et spirituelle de la classe sacerdotale savante. Les prêtres, gardiens du savoir, assuraient l’éducation des autres classes. En fonction du calendrier sacré, ils géraient le temps des évènements publics, les rites, les fêtes, les cérémonies… Ils connaissaient l’écriture, les remèdes aux maladies, et étaient les gardiens de la mémoire collective.

Ce que l’on sait moins, c’est que l’élite sacerdotale maya, comme celle de la plupart des civilisations anciennes, possédait une connaissance de l’être humain que le monde moderne a perdue, mais dont les textes sacrés, quand on parvient à les décrypter, portent témoignage et laissent des indices. Cette science ne se bornait pas à un savoir théorique ; une technique spirituelle, appelée l’initiation, opérait sur l’individu initié une véritable transmutation propre à façonner un homme accompli.

Le déclin de la civilisation maya s’amorce à partir du moment, qu’il nous est impossible de dater, où le niveau de l’élite intellectuelle s’est dégradé jusqu’à perdre de vue la signification subtile de ses mythes. Les divinités du culte polythéiste ne furent plus regardées comme des allégories dont il fallait comprendre le sens symbolique, mais comme des êtres puissants guère plus matures que les humains. Au dernier degré de sa décadence, la religion fut réduite à l’état de superstition populaire et d’instrument de domination politique. Alors qu’initialement offrir son sang aux dieux symbolisait la volonté de sublimer sa propre force vitale, cet acte rituel, pris à la lettre, donna lieu à des sacrifices sanguinaires sous prétexte de se concilier des divinités voraces, en réalité pour tenir le peuple dans l’intimidation et l’ignorance.

Édifice sur le site de Copan, Honduras

Les abus finirent toutefois par trouver leur limite. Le roi Waxaklahun Ubah K’awiil (« Roi 18 Lapins »), siégeant à Copan, faisait croire à ses sujets que le soleil se levait chaque matin grâce au rituel qu’il célébrait quotidiennement, jusqu’au jour où ses opposants politiques convainquirent même les illettrés que ces fadaises n’étaient que du bluff. Une révolte populaire renversa le souverain, qui fut exécuté. La fonction royale, autrefois parée d’un prestige surnaturel, devint à ce point insécure et discréditée qu’elle ne suscita plus les convoitises.

Ruines sur le site de Copan

Les changements climatiques, la sécheresse, la surpopulation et la malnutrition, auxquelles on attribue la chute de la civilisation maya, doivent plutôt être regardées comme des causes incidentes. Alors que l’unité gouvernementale des peuples mayas s’était morcelée en petits royaumes en guerre les uns contre les autres, la société maya et ses dirigeants décadents ne furent plus en mesure de s’adapter à des perturbations auxquelles, en d’autres temps, ils auraient probablement su faire face. Les grands sites architecturaux furent abandonnés, et plusieurs des techniques et des arts, comme la poterie, se perdirent.

L’une des grandes tragédies de l’histoire du Nouveau Monde, en sus des massacres perpétrés par les conquistadors espagnols, fut la destruction par ceux-ci des livres hiéroglyphiques mayas. Toute une mémoire écrite fut livrée aux flammes afin de « purger » les indigènes de leur religion traditionnelle. Des textes anciens ont cependant survécu au carnage. Parmi eux, le Popol Vuh nous offre un témoignage capital sur la mythologie et l’intellectualité des anciens Mayas.

Un témoignage essentiel : le Popol Vuh

La destruction de leurs livres hiéroglyphiques incita les scribes quichés à préserver ce qu’ils pouvaient de leur héritage culturel et spirituel. À cet effet, ils transcrivirent avec l’écriture européenne, dans la langue maya des Quichés, des livres anciens porteurs de leurs mythes et de leur doctrine, dont le fameux Popol Vuh. Ces manuscrits furent gardés secrets par les indigènes, soucieux de les préserver du fanatisme destructeur de certains membres du clergé catholique.

Deux siècles après la conquête, un prêtre espagnol appelé Francisco Ximénez, curé de Chichicastenango au Guatemala, accéda au Popol Vuh. Grâce à sa connaissance des coutumes et des langues locales, acquises pour avoir vécu dans les communautés mayas, il gagna la confiance des anciens ; il sut les convaincre de lui prêter le manuscrit pour en faire une copie. Il transcrivit le texte quiché du Popol Vuh, et le doubla d’une traduction en espagnol.

Le nom « Popol Vuh » s’interprète comme signifiant « registre de la communauté ». La première partie est une pure mythologie, avant d’évoluer progressivement vers une narration historique dans laquelle il est difficile de discriminer entre le mythe héroïque et l’histoire réelle.

La première approche du Popol Vuh produit souvent un effet déroutant, consécutif à l’expression d’une pensée et d’une vision étrangères à la mentalité contemporaine. Par exemple, on y voit souvent des redites récapitulant, en ordre inverse, ce qui a été précédemment énoncé. L’objectif du procédé n’est pas de désorienter le lecteur, mais d’élever son regard à une vision d’ensemble, plus apte à saisir et à éclairer certaines vérités. Quand on surmonte les difficultés que présente cet ouvrage, on se prend à gouter la poésie et la magie du texte. Et lorsqu’on lui applique certaines clés de lecture propres à scruter sa signification symbolique, on entrevoit des choses intrigantes sur les connaissances que détenait ce monde ancien.

Un mode de pensée symbolique

Image extraite du Codex de Dresde

Bartolomé de las Casas se disait impressionné par l’habileté et la technique d’écriture des livres hiéroglyphiques des Mayas, dont les figures et les caractères avec lesquels ils étaient écrits leur permettaient de signifier avec une grande subtilité tout ce qu’ils désiraient. Les glyphes mayas sont en partie phonétiques et en partie idéographiques, un glyphe exprimant un concept entier, d’une valeur essentiellement symbolique. Quand les anciens Mayas méditaient sur ces écrits, leur entendement s’ouvrait et leur conscience accédaient à une vision élargie.

Les mythes sacrées doivent se comprendre au-delà d’une lecture littérale, selon leur signification allégorique. Il est de l’essence du langage symbolique de ne pas se réduire à un sens systématique ; le rôle des symboles est de servir de support à des conceptions dont les possibilités d’extension sont illimitées. La pensée rationnelle des modernes cherche la précision ; mais elle atteint cet objectif au prix d’une vision réductrice des concepts qu’elle manipule. La pensée symbolique, à l’inverse, suggère, plus qu’elle ne circonscrit, des idées métaphysiques que le langage discursif ne peut exprimer sans réduire ni dénaturer. Ceci explique notamment que les noms des divinités et des héros mythiques donnent lieu à plusieurs traductions, car leur caractère symbolique fait qu’il est impossible d’en restituer une transcription précise et unique.

Cette vision symbolique du monde se traduisait dans les cultes dits polythéistes. Pour rendre justice à l’intellectualité des anciennes civilisations, il serait de bon ton de ne pas prendre à la lettre l’expression de leurs mythes, et de chercher à comprendre leur sens allégorique.

Les trois mondes

Dans la cosmologie maya, comme dans à la plupart des cosmologies de la terre, le monde s’étend sur trois niveaux ; l’étage supérieur comprend le Ciel ou le Supramonde, le plan terrestre englobe la Terre des vivants, tandis qu’au niveau inférieur se trouve l’Inframonde souterrain et ténébreux, le royaume des morts, appelé Xibalba par les Mayas.

Dans leur signification symbolique, le Supramonde céleste évoque la composante lumineuse de l’être humain, ainsi que les états de conscience supérieurs à la conscience terrestre ordinaire, tandis que l’Inframonde souterrain désigne les états de conscience inférieurs, en même temps que la composante obscure de l’être humain. Cet Inframonde, assimilé à la racine ténébreuse de l’être, ne se réduit pas au concept moderne, bien trop restreint, de l’inconscient freudien.

Seigneur de Xibalba

Le sens originel du nom Xibalba exprime ce qui est caché aux hommes, et qui suscite la crainte et l’effroi ; il recoupe ce que d’autres mythologies appellent le Schéol, l’Hadès ou l’Enfer. L’Inframonde souterrain est le lieu où reposent les morts, c’est-à-dire les parties mortes de l’être humain. Le Popol Vuh le décrit comme étant un lieu cauchemardesque, la demeure des esprits mauvais et des démons. Les seigneurs de la mort qui règnent sur cet Inframonde diffusent les maladies et les malheurs ; ce sont les fauteurs de querelles, les tentateurs du péché et de la violence, les maîtres de la tromperie. Cette composante obscure de l’être humain recèle en effet une forte charge de déchets et d’impuretés psychiques. Elle abrite également les tendances impulsives qui poussent l’individu, souvent de façon inconsciente, à commettre des fautes, parfois des crimes.

L’Inframonde a été représenté comme un espace aquatique. L’eau qui donne la vie vient du ciel avec la pluie, mais aussi d’en dessous de la terre, ce qui associe l’Inframonde au siège de la fertilité. Ce lieu obscur de la mort, en sus de son aspect négatif, est également perçu comme le ventre de la terre pourvoyeur de vie, de même que le ventre d’une femme permet de donner naissance à des êtres humains.

L’arbre à kapok, site de Los Amates, Guatemala

L’arbre à kapok, l’arbre sacré des Mayas, figure l’axe reliant entre eux les trois mondes. Au point de vue initiatique, l’être humain aura à s’identifier avec ce lien entre les états célestes et infernaux. Tout homme possède virtuellement en lui cette identification, que le candidat à l’initiation devra rendre réelle afin de pouvoir s’élever vers les Cieux et de rendre possible son épanouissement total.

Grotte de Candelaria, Guatemala,
où les Mayas situaient l’accès à l’Inframonde

Dès la préhistoire, les peuples ont associé symboliquement les montagnes à l’ascension vers le ciel, et les grottes à la descente dans le monde souterrain. Dans les régions sans relief,les Mayas ont imité la nature. C’est ainsi que les temples en forme de pyramides se substituent aux montagnes pour évoquer la connexion avec le Supramonde.

Les Mayas croyaient que l’Inframonde avait neuf niveaux, chacun d’eux étant régi par un « seigneur de la nuit », alors que le Supramonde comptait treize étages, chacun ayant son propre dieu. Il est curieux de remarquer que dans la Divine Comédie de Dante, l’Enfer comprend neuf cercles infernaux. On pourrait accumuler les similitudes entre les traditions spirituelles du monde sans que cette communauté de symboles n’autorise à parler de filiation ou de communication entre elles, surtout quand leur éloignement dans le temps ou dans l’espace exclut qu’on puisse admettre l’influence des unes sur les autres. Le fond doctrinal des traditions initiatiques est universel, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que l’on trouve partout les mêmes vérités exprimées sous des formes symboliques analogues.

Le panthéon maya

La mythologie maya n’est pas, à l’origine, le fruit d’une fantaisie gratuite. Les figures allégoriques qu’elle met en scène illustrent des concepts métaphysiques que le langage courant serait déficient à exprimer dans toute leur étendue et toute leur subtilité.

Conformément à la spécificité de la pensée maya, fondée une vision duelle des choses, les divinités sont le plus souvent nommées par paires. Les acteurs divins, tout comme les principaux héros des mythes, existent et agissent en duo. Ce procédé permet de mieux cerner un phénomène en l’illustrant sous ses deux aspects complémentaires.

Temple-pyramide du « Roi Chocolat », site de Tikal, Guatemala

Le dieu principal dans le récit du Popol Vuh semble être Hurakan. Il déploie son action sous les aspects symboliques du vent, le souffle étant une métaphore de la puissance génératrice de l’Esprit divin. Hurakan est assisté de trois démiurges qui personnifient autant d’aspects de la foudre, image elle-même du Feu divin créateur. La foudre figure également la force vitale qui fertilise la terre. Hurakan est encore appelé Cœur du Ciel ; son double féminin, Cœur de la Terre, participe avec lui à la création. Le « cœur » fait référence à la source de l’« esprit vital », qui donne vie à toute chose. Il évoque également le point central que traverse l’axe reliant entre eux le Ciel, la Terre et l’Inframonde, et autour duquel tournent les cycles de création.

Lors de chaque phase de la création, Cœur du Ciel conçoit en premier l’idée de ce qui doit être formé, tandis que les autres divinités donnent à sa volonté son expression formelle. Ces relais ne se bornent pas à exécuter passivement ses ordres ; toute action créatrice devant être prise en compte dans sa spécificité, elle résulte d’un effort unifié de ces acteurs divins, qui délibèrent avant d’agir de concert.

Parmi les autres couples divins en action dans le Popol Vuh, on rencontre Xpiyacoc, le « père », et Xmucane, la « mère », Xpiyacoc, également appelé Celui qui a engendré, étant l’aspect actif « masculin » du principe créateur, et Xmucane, évoquée également sous le noms Celle qui a enfanté, son aspect récepteur « féminin ». D’autres acteurs fréquemment mentionnés dans tout acte de création sont appelés l’Encadreur et le Façonneur. Créer une chose signifie en effet lui fournir un cadre et une forme ; lEncadreur est celui qui définit ce cadre, et le Façonneur celui qui modèle la chose en formatant une substance préexistante.

Le Serpent Quetzal

Comme autre duo créateur on trouve le Souverain et le Serpent Quetzal. Le Serpent Quetzal ou Serpent à plumes, appelé Kukumatz en langue quiché – Quetzalcoatl chez les Aztèques – est identifié à l’Eau primordiale, symbole elle-même de la Substance première indifférenciée, source de toute vie. Avec son complémentaire, le Souverain, le Serpent Quetzal incarne la puissance inhérente à ces Eaux élémentaires. L’image combinant l’oiseau céleste et le serpent terrestre et souterrain indique sa présence et son pouvoir à tous les niveaux, de la lumière du monde supérieur à l’obscurité des eaux profondes. Tous les dieux créateurs sont décrits comme étant « lumineux dans l’eau » et, enveloppés de plumes de quetzal – l’un des plus beaux oiseaux du monde -, ce qui les assimile eux-mêmes au Serpent Quetzal. Dans leur essence, ce sont de grands sages, détenteurs de la connaissance, le serpent étant un symbole de sagesse.

La création de la terre

Les premiers chapitres du Popol Vuh relatent la création du monde en parlant au présent, car en réalité, ils ne décrivent pas un évènement qui serait survenu dans un passé immémorial. Ils évoquent en langage symbolique l’univers actuel, depuis ses principes métaphysiques les plus élevés jusqu’aux choses terrestres visibles, la succession temporelle n’étant elle-même qu’un mode d’expression symbolique.

Avant la création, tout est silencieux et immobile, plongé dans la nuit et l’obscurité. Rien d’autre n’existe que le ciel et la vaste étendue de la mer aux eaux placides, d’où toutes choses émergeront. La ressemblance avec la situation initiale que décrit la Genèse biblique ne tient aucunement à l’influence d’éléments chrétiens ; le fond des doctrines métaphysiques étant universel, leurs expressions symboliques présentent souvent de telles similitudes. L’Océan primordial symbolise la Substance première universelle susceptible de prendre toutes les formes, à tous les degrés de manifestation, quand l’Esprit divin lui impose ses déterminations

L’Esprit divin créateur intervient toujours sous l’aspect d’au moins l’un des couples de divinités précédemment nommés : l’Encadreur et le Façonneur, le Souverain et le Serpent Quetzal, Cœur du ciel et Cœur de la terre, Xpiyacoc et Xmucane, Celle qui a enfanté et Celui qui a engendré des fils…. Parmi ces divinités, Cœur du Ciel apparait comme celui qui préside à l’œuvre.

Dans l’obscurité primordiale, Cœur du Ciel et ses trois démiurges, qui personnifient la foudre ou le Feu céleste, se concertent avec le Souverain et le Serpent Quetzal ; ensemble, ils conçoivent la lumière et la vie.

Puis ils créent la terre en la « mettant à part » dans les Eaux primordiales, c’est-à-dire en la spécifiant dans la Substance première universelle. Il leur suffit de dire « Terre » pour que la terre soit formée, leur parole symbolisant la puissance conceptrice et formatrice de l’Esprit divin. Des Eaux primordiales ils tirent ensuite les montagnes et les vallées, aussitôt constituées. Puis sont créés les bosquets et les forêts pour couvrir la surface de la terre. Ils arrangent ensuite la germination des arbres, des arbustes et de toute vie…

Les cours d’eau sont divisés en branches coulant parmi les montagnes, révélant ainsi l’existence de ces dernières. L’énergie élémentaire du monde, symbolisée par un cours d’eau, est spécifiée en plusieurs niveaux appelés à vivifier autant d’aspects de la création.

La création des hommes

Les dieux créateurs décidèrent de produire des êtres dotés de la parole, de sorte que ces créatures puissent les adorer. Dans son sens réel, l’adoration que sollicitent les divinités ne vise pas à combler un besoin narcissique qu’éprouveraient des entités imbues d’elles-mêmes ; elle fait référence à la mission que toutes les traditions spirituelles attribuent à l’homme : devenir un lien et un relai entre le monde céleste et le milieu terrestre où il vit.

Les animaux furent conçus et façonnés, mais comme ils ne savaient que crier, gémir ou rugir, ils s’avérèrent incapables de louer leurs créateurs, dont ils ne pouvaient même pas prononcer les noms. Les dieux, constatant leur échec, déchurent les animaux de la place prépondérante qu’ils leur avaient réservée sur la terre, et entreprirent d’autres tentatives pour créer ceux qui les adoreront, c’est-à-dire ceux qui sauront garder le contact avec le Ciel.

Dans les trois essais qui suivirent, les acteurs divins utilisèrent pour matériaux successivement l’argile, le bois et le maïs. Dans une lecture symbolique, ces quatre essais correspondent à quatre types d’êtres humains. La première catégorie, identifiée aux animaux, englobe les individus dominés par leur âme animale et ses pulsions instinctives ; bien qu’étant dotés de la parole, ils sont incapables d’exprimer une pensée cohérente.

Au deuxième essai, les dieux créateurs modelèrent et façonnèrent les hommes à partir de l’argile, mais le résultat fut décevant. La tête de ces humains était fixe au point qu’ils ne pouvaient regarder que dans une seule direction. À peine ces êtres de terre furent-ils détrempés qu’ils se sont effondrés et dissous dans l’eau. La rigidité de ce type humain entrave sa vision, mais ne masque pas longtemps son inconsistance.

Les êtres divins décidèrent alors de tailler des effigies dans le bois. Ces homme en bois pouvaient parler, mais leur visage et leur corps étaient rigides. Ils marchaient sans but, ne possédant ni leur cœur ni leur esprit. Leur incapacité à grandir dans la connaissance et à s’adresser à leurs créateurs les voua à leur destruction. Un déluge planifié par Cœur de Ciel s’abattit sur eux et les noya. Ce ne fut pas seulement le déluge qui sévit contre ces hommes ; les éléments naturels et les animaux sauvages les broyèrent, tandis que leurs animaux domestiques et leurs ustensiles dont ils s’étaient servis s’acharnèrent contre eux pour se venger de la façon dont eux-mêmes avaient été maltraités. L’homme se croit puissant quand il est armé et équipé, mais ses possessions extérieures ne lui appartiennent pas vraiment ; dès qu’il perd ces moyens, il se retrouve chétif et vulnérable. Le récit ajoute que les singes dans la forêt descendraient de ces effigies en bois ; cette assimilation signifie que la conscience supérieure et la compréhension essentielle font défaut à ce type d’hommes autant qu’aux animaux.

Plus tard, les dieux créateurs choisirent de prendre des épis de maïs pour former la chair vivante de l’humanité nouvelle. Le maïs évoque pas seulement la nourriture ; la croissance de ses grains, comme celle du grain de blé dans l’Évangile, illustre les potentialités de l’être humain destinées à se développer, si l’individu favorise leur croissance, pour donner naissance à un être nouveau. L’homme ne devient véritablement homme que lorsqu’il porte en lui cette promesse de la vie divine appelée à éclore.

Ces premiers hommes n’étaient pas seulement capables de parler un langage intelligible, d’écouter et de méditer ; ils voyaient tout ce qui se trouvait dans le ciel et sur la terre, de sorte que leur connaissance devint complète. Mais les dieux virent comme une erreur le fait que les humains soient comme eux. Ils limitèrent leur vue à ce qui se trouve dans leur environnement et à çe qui n’est caché par aucun obstacle. Les Mayas croient cependant que, malgré cette restriction, chaque être humain porte en lui le potentiel de la vision divine, qui lui permettrait de « voir » au-delà du temps et de la distance, et d’atteindre ainsi la connaissance et la sagesse. Cette faculté ne lui sera toutefois pas donnée gratuitement ; il devra la gagner au prix de son travail spirituel. L’homme dispose des atouts qui lui permettent de se construire ; il lui appartient de poursuivre sur lui-même l’œuvre créatrice, notamment grâce à l’art de l’initiation.

Le Popol Vuh précise que la création des hommes s’est produite avant l’apparition du soleil, de la lune et des étoiles. Cette invraisemblance apparente s’explique lorsqu’on comprend que cette imagerie renvoie à l’évolution intérieure de l’être humain. Dans leur sens symbolique, ces corps célestes figurent le rayonnement de la lumière dans le ciel intérieur de la conscience. Les luminaires célestes évoquant des états de conscience supérieurs, il parait donc cohérent que leur révélation survienne après celle des états humains inférieurs.

Le parcours initiatique

L’initiation, dont le but est l’accomplissement des états suprahumains, implique l’ascension dans les Cieux, mais cette élévation doit être précédée de la descente dans les Enfers situés métaphoriquement sous la terre, car la régénération de l’être ne se conçoit pas en ignorant sa partie obscure « souterraine ». Toute la littérature à fond initiatique du monde fait précéder l’accès durable à la lumière par des pérégrinations dans les ténèbres, avec leur suite de terreurs et d’épouvantes. La descente permet de prendre conscience des réalités d’ordre inférieur, qui doivent être épuisées avant qu’il soit possible de réaliser ses états supérieurs.

La barque du Roi Chocolat descendant dans l’Inframonde, image gravée sur un os trouvé à Tikal au Guatemala

Dans les croyances des Mayas, le voyage post-mortem du roi suit un trajet similaire à celui des initiés, ce qui sous-entend que les souverains furent eux-mêmes des initiés. Le roi défunt descend dans le monde souterrain, combat les dieux malveillants de l’Inframonde, puis entame l’ascension dans le Supramonde où il devient un dieu. Un os gravé trouvé dans la sépulture de Jasaw Chan K’awiil I (le « Roi Chocolat »), sur le site de Tikal au Guatemala, montre la barque du roi navigant dans les eaux du monde inférieur. Cette image rappelle la barque évoquée dans le Livre des morts égyptien, avec laquelle le soi-disant défunt – qui en réalité est un initié bien vivant – descend aux Enfers. Les eaux sur lesquelles navigue l’initié dans l’Inframonde sont celles du psychisme inférieur, identiques à celles de la « mer des passions ».

Barque du Roi Chocolat version moderne colorée, peinte sur un mur de l’association Ak’Tenamit, Guatemala. Les animaux présents à bord indiquent la maitrise par le roi de ses propres énergies animales, devenues motrices.

Plonger dans ses propres profondeurs exige un grand courage, car il faut s’attendre à affronter des visions terrifiantes. Les démons, ainsi que toute nature redoutable que rencontrera l’initié dans son fond obscur, sont les visions dramatisées des tendances malsaines que recèle l’être humain sous le seuil de la conscience ordinaire. Les pensées et les attitudes négatives, les pulsions perverses ou bestiales qu’il a nourries laissent en lui des traces qui, durant cette exploration intérieure, deviennent visibles sous des apparences cauchemardesques. L’orgueil et l’égoïsme, par exemple, constituent en l’homme des démons puissants et malfaisants. La purification complète de l’homme s’obtient à l’issue d’une lutte opiniâtre contre ces ennemis du « monde souterrain », car l’initié ne pourra mener à bien sa transmutation tant que subsisteront ces forces maléfiques ancrées dans ses profondeurs, dont l’épuration ou la maîtrise constituent le préalable exigé.

Dans la suite de cette étude, d’autres mythes tirés du Popol Vuh illustreront, sous forme allégorique, certains épisodes de cette aventure intérieure que vivaient les initiés dans le cadre de la tradition initiatique maya.

Le mythe de Sept-Aras et ses fils

Après le déluge qui emporta les effigies en bois, un homme gonflé d’orgueil vivait sur la terre. Son nom, Sept-Aras (Vukub-Cakix), exprimait l’éclat et la brillance ; ses yeux étaient en argent, ses dents en émeraude et d’autres parties de son corps en métaux précieux. En ce temps où le soleil et la lune ne brillaient pas dans toute leur clarté, ce vantard, qui n’aspirait qu’à la grandeur, se gonflait d’être le soleil et la lune. Il avait pour fils deux géants violents et arrogants : Zipacna (« Entasseur de montagnes ») et Cabrakan (« Tremblement de terre ») ; le premier s’employait à élever des montagnes, le second à les démolir.

Sept-Aras et ses fils incarnent en l’homme les facteurs de discorde entre la matière et l’esprit. Sept-Aras figure l’ego, la conscience ordinaire, que l’initiation se donnait pour objectif de dépasser. Zipacna et Cabrakan, équivalents des Titans dans la mythologie grecque, représentent les forces qui veulent n’exister que par elles-mêmes et pour elles-mêmes. Le soleil et la lune que Sept-Aras, dans sa suffisance, prétend remplacer symbolisent les deux sources de lumière appelées à éclairer le ciel intérieur de l’être humain : l’intelligence et la sagesse. L’activité des fils de Sept-Aras, dont l’un érige les montagnes que l’autre démolit, illustre la stérilité des actions humaines titanesques, motivées par l’orgueil mais dépourvues de véritable sens.

Masque de jade

Cœur du Ciel, irrité par l’orgueil de Sept-Aras et de ses fils, chargea les jumeaux Hunahpu et Xbalanque de châtier leur arrogance. Ces derniers affrontèrent Sept-Aras ; ils le blessèrent aux dents et à la mâchoire, mais Sept-Aras arracha le bras d’Hunahpu. Les jumeaux allèrent consulter les divinités père et mère, Xpiyacoc et Xmucane, déguisés en sorciers. Ceux-ci accompagnèrent les solliciteurs jusqu’à la demeure de Sept-Aras, qu’ils trouvèrent à l’agonie. Ils le persuadèrent de se laisser opérer afin de soulager ses souffrances. Ils remplacèrent ses dents étincelantes par des grains de maïs, et enlevèrent de ses yeux le métal précieux. Aussitôt le visage de Sept-Aras s’assombrit. Son éclat, sur lequel il fondait son orgueil, se ternit, ce qui amena sa mort. Le bras de Hunahpu fut récupéré et réimplanté sur son épaule.

Crocodile, l’un des symboles de Zipacna

Zipacna, le « faiseur de montagnes », déjoua une première tentative de Hunahpu et Xbalanque pour l’enfouir dans un fossé, mais les jumeaux lui tendirent un autre piège plus efficace. Alors qu’il cherchait sa subsistance, ils placèrent un crabe artificiel dans une caverne au fond d’un ravin. Zipacna affamé descendit dans cette cavité, et les jumeaux ébranlèrent une montagne proche qui s’effondra sur lui. Son cadavre fut changé en pierre.

Puis Hunahpu et Xbalanque mirent au défi son frère Cabrakan d’aller renverser une haute montagne. En chemin, ils lui donnèrent pour nourriture un oiseau empoisonné. Cabrakan, après l’avoir mangé, perdit ses forces ; ne parvenant pas à déplacer la montagne, il fut ligoté et enterré par les deux héros.

La lutte de Hunahpu et Xbalanque contre Sept-Aras et ses fils prend place sur le terrain intérieur à l’être humain. Elle illustre l’opposition entre la conscience spirituelle et la composante instinctive et égotiste de l’homme. La victoire des héros divins illustre la domination de l’esprit sur les forces obscures de la nature humaine. Le prestige de Sept-Aras ne se fondait que sur sa richesse matérielle et sur son éclat extérieur ; or l’être humain n’est pas abouti si telle est la seule source de sa gloire et de son pouvoir. Quand ses richesses lui sont ôtées, sa puissance se révèle inconsistante. Les fils de Sept-Aras, vaincus, sont tués ou ensevelis sous la terre, les profondeurs obscures de l’être, car une conscience libre et évolutive ne pourrait pas exister sans que le principe divin ne neutralise en l’homme cette force restrictive. Les êtres divins remplacent les dents d’émeraude de Sept-Aras par des grains de maïs ; pour la première fois, ils offrent à l’homme ce symbole de la nourriture divine.

Cet épisode où interviennent Hunahpu et Xbalanque prend place avant le récit qui relate la naissance de ces deux héros. La succession des chapitres du Popol Vuh, en effet, ne suit pas la chronologie des évènements extérieurs, mais l’évolution intérieure de l’homme engagé dans l’initiation.

La descente et la mort dans l’Inframonde

Terrain du jeu de balle à Copan

Xpiyacoc et Xmucane, les divinités père et mère, eurent deux fils, des jumeaux appelés Hun-Hunahpu et Vucub-Hunahpu. Alors que ces derniers jouaient une partie de balle, les souverains de Xibalba, le monde souterrain, irrités par le bruit, leur envoyèrent des chouettes comme messagers pour les défier à ce jeu. Le jeu de balle, qui fut pratiqué sous diverses variantes dans la Mésoamérique, évoque la lutte entre la vie et la mort ; il commémore le soleil qui achève le soir son parcours céleste pour descendre la nuit dans l’Inframonde. Le terrain de jeu figure le plancher qui sépare le monde terrestre des Enfers. L’un des enjeux était que la balle ne touche pas le sol, ce qui irriterait les divinités du monde souterrain.

Hunahpu et VucubHunahpu acceptèrent le défi et suivirent les chouettes, ces oiseaux nocturnes, sur la pente raide menant à l’Inframonde. Après avoir traversé de périlleux cours d’eau, comme la rivière de sang, ils arrivèrent à la résidence des rois de Xibalba, où ils furent maltraités et persécutés, puis sacrifiés et enterrés. À l’image du maïs, dont la graine doit mourir dans la terre pour qu’il puisse pousser et fructifier, Hun-Hunahpu et VucubHunahpu, qui personnifient la conscience de l’initié, doivent descendre et périr dans le monde souterrain, la composante obscure de l’homme, afin qu’une conscience nouvelle puisse renaître.

La naissance des héros divins

Arbre à calebasse

Les rois de Xibalba suspendirent la tête tranchée d’Hun-Hunahpu à un calebassier poussant dans l’Inframonde. Il était presque impossible de la distinguer des fruits de cet arbre. Une jeune princesse appelée Xquiq, fille d’un seigneur de Xibalba, se rendit près de cet arbuste à calebasses. Elle tendit la main vers la tête d’Hun-Hunahpu, qu’elle prenait pour un fruit : la tête cracha alors dans sa main. La salive d’Hun-Hunahpu rendit cette vierge enceinte. Six mois plus tard, son père s’aperçut de son état. Xquiq, malgré ses protestations d’innocence, dut fuir le monde souterrain pour échapper à son exécution. Peu de temps après, elle accoucha de deux jumeaux, Hunahpu et Xbalanque.

Xquiq devant les seigneur de Xibalba

La conscience de l’initié, morte dans l’Inframonde, renait à une vie nouvelle grâce à la semence transmise à une vierge par le biais d’un arbre fruitier. La vierge incarne une dimension de l’âme ignorée de la conscience ordinaire. Cette fille d’un seigneur de Xibalba appartient au monde souterrain et ténébreux, mais elle porte en elle le potentiel propre à créer une vie nouvelle sans perdre sa virginité, c’est-à-dire sa nature incorruptible. Son nom, Xquiq, signifie « Dame Sang », le sang étant dépositaire de la vie. La salive d’Hun-Hunahpu, équivalant au sperme, transmet son essence à ce potentiel de génération. Le calebassier, qui rappelle l’arbre du monde, suggère la remontée à la verticale vers la surface terrestre. Selon l’explication que livre le récit, Xquiq effectue ce mouvement pour fuir la colère de son père, car les règles sociétales du monde souterrain calquent celles de la société maya, qui ne plaisantait pas avec les relations sexuelles illicites ; toute transgression exposait les fautifs à un châtiment sévère. Mais la vraie raison, c’est que ce qui a germé dans l’obscurité doit se révéler au grand jour.

Les jumeaux Hunahpu et Xbalanque incarnent la conscience rénovée de l’initié, apte à affronter les terribles épreuves de l’Inframonde. Le Popol Vuh présente ces héros comme étant des êtres lumineux et accomplis, exempts des péchés qui affectent les humains ordinaires : la convoitise, la colère, l’orgueil, l’envie, la médisance… Tant que l’homme ne s’est pas purgé de ces défauts, il n’est pas en mesure d’agir de concert avec Cœur de Ciel, le dieu inspirateur de ceux qui s’efforcent de vaincre la mort.

Les péripéties des héros dans l’Inframonde

Chauve-souris
Jaguar

Alors que Xbalanque et Hunahpu jouaient à la balle, ils importunèrent eux aussi les seigneurs de Xibalba, lesquels envoyèrent leurs messagers pour les défier à ce jeu. Les jumeaux descendirent dans l’Inframonde en suivant le même chemin que celui où les avaient précédés leur père et leur oncle. À leur tour, ils passèrent par les rivière souterraines, dont la rivière de sang, déjouant en chemin les pièges tendus par les seigneurs de la mort pour tromper les visiteurs imprudents. Ils affrontèrent avec brio une succession d’épreuves symbolisées par le séjour dans la maison des couteaux, la maison du froid, la maison du jaguar et la maison du feu, mais quand les seigneurs de la mort leur imposèrent de passer la nuit dans la maison des chauves-souris, Hunahpu fut décapité par l’une de ces bêtes. Les maitres de Xibalba prirent sa tête pour jouer à la balle avec elle, mais Xbalanque réussit à récupérer la tête et à la rattacher au corps d’Hunahpu.

Les souverains de Xibalba brûlèrent ensuite les jumeaux dans un grand four et broyèrent leurs os calcinés en poussière, qu’ils jetèrent dans la rivière de la mort. Trois jours plus tard, Xbalanque et Hunahpu ressuscitèrent et revinrent vers les seigneurs de la mort, sous l’apparence de deux pauvres orphelins en haillons. Après avoir tué et ressuscité un chien, l’un des deux jumeaux, Xbalanque, réitéra l’expérience sur Hunahpu ; il arracha son cœur et découpa sa tête, puis il le ressuscita. Les deux principaux seigneurs de Xibalba, épatés, demandèrent à vivre les mêmes sensations. Les deux héros les tuèrent, mais ne les ressuscitèrent pas. Les autres démons de Xibalba, terrorisés, jurèrent de ne plus jamais leur causer aucun tort.

De même que le Christ descendit aux Enfers pour vaincre la mort, les héros jumeaux s’engagent dans le monde souterrain, Xibalba, le royaume des morts ; mais à la différence d’Hun-Hunahpu et de VucubHunahpu, leur père et leur oncle qui périrent dans l’Inframonde, ils en ressortent triomphants pour gagner l’immortalité. Un épais chapitre serait nécessaire pour interpréter la signification symbolique des tribulations, qui sont autant d’allégories des épreuves initiatiques qu’ils durent affronter, dans l’Inframonde, dans le but d’assainir cette composante obscure de l’être. On retient néanmoins qu’à aucun moment, ils ne se laissèrent intimider par les terrifiants « seigneurs de la mort ».

Après avoir vaincu et neutralisé les dieux infernaux, Xbalanque et Hunahpu quittèrent l’Inframonde et s’élevèrent dans le Ciel, où l’un devint le Soleil et l’autre la Lune. C’est ainsi que le ciel s’est illuminé sur la surface de la terre, l’image signifiant que la lumière révélée dans le ciel intérieur de l’initié éclaire désormais la totalité de son être.

Valeur du syncrétisme religieux

Tableau dans l’église de San Juan La Laguna, Guatemala

En dépit de l’acharnement des ecclésiastiques zélateurs à éradiquer toute trace de l’ancienne religion maya, un champ de croyances parallèle persista à coexister avec la religion officielle. Les autochtones, tout en se disant chrétiens, continuaient à croire à leurs déités et à révérer leurs lieux sacrés. La campagne d’extirpation finit par marquer le pas. Des prédicateurs catholiques plus éclairés entreprirent d’adapter les apparences du culte chrétien aux formes religieuses préhispaniques. Le recouvrement donna lieu à une sorte de syncrétisme, dans lequel la culture indienne d’origine préserva une partie de son intégrité. Des survivances de l’ancien culte coexistent avec la foi chrétienne dans la culture populaire, les coutumes rurales et les fêtes traditionnelles.

Le Christ et la Vierge Marie furent représenté dans les tableaux avec un faciès propre aux indigènes, les cheveux noirs et la peau colorée. Pour inciter les Indiens à renoncer à leurs divinités, on s’efforça de rendre l’image de la Vierge identique à l’une des déesses qu’ils avaient adorées.

Cette forme de religiosité alimente jusqu’à nos jours une réelle ferveur populaire. En revanche, ce syncrétisme, qui s’en tient aux formes extérieures, conforte les incroyants dans leur conviction que la religion ne serait qu’un opium du peuple, un artifice conçu pour le maintenir dans l’ignorance et la duperie. Il pourra difficilement en être autrement tant que que la dimension symbolique des doctrines religieuses demeurera ignorée.

Ces dernières années, des fragments de textes ont été redécouverts et étudiés. Les anthropologues et les ethnologues ont réalisé des avancées significatives dans l’étude de la religion maya préhispanique. L’essentiel reste toutefois à accomplir : restituer aux mythes anciens, au-delà de leur formulation, leur signification symbolique propre à faire revivre l’esprit qui les a inspirés. Une démarche similaire reste tout autant à effectuer pour les textes bibliques. La condition requise pour qu’à la place d’un syncrétisme superficiel, il soit possible de parler d’une vraie synthèse entre les religions, serait que soit redécouverte l’unité transcendante de leurs doctrines, de leurs mythes et de leur symbolisme.

Les contes traditionnels de la Pologne

La Pologne possède une culture d’une grande richesse ; grâce à cet atout majeur, elle a préservé sa forte identité à travers les vicissitudes de son histoire.

On ne saurait aborder le très riche espace culturel polonais sans évoquer, parmi ses sources d’inspiration, son patrimoine de contes traditionnels qui ont imprégné l’imaginaire et l’âme du pays. Cependant, on mésestimerait le véritable intérêt de ces fables dites populaires si on ne voyait en elles que des fantaisies imaginées pour amuser les enfants et pour divertir un auditoire illettré. Sous leur trompeuse ingénuité, ces histoires héritées du passé véhiculent une connaissance que détenait une élite dans les temps anciens. À mesure que l’on décrypte le langage allégorique de ces récits fabuleux, on découvre qu’ils nous éclairent sur la nature de l’être humain, sur sa vie intérieure et ses réalités méconnues.

Sous leur images symboliques, les contes dits populaires portent le témoignage d’une très vieille science de l’initiation, perdue de nos jours, qui permettait autrefois aux initiés de mener à bien leur propre transmutation et d’élargir leur niveau de conscience. Le décryptage de ces fables dévoile les dimensions inconnues de nous-mêmes que découvraient les candidats engagés dans cette exploration intérieure. Les acteurs masculins et féminins des contes, ainsi que les êtres fabuleux qui interviennent dans ces récits, sont des projections de notre intériorité. Les lieux enchantés qui servent de cadre à ces histoires transcrivent des perceptions propres à des états de conscience élargis.

Mon ouvrage, publié aux éditions Lazare et Capucine, s’efforce d’éclairer la source, appelée symboliquement « hyperboréenne », de ces récits immémoriaux. Il aborde ensuite un choix de contes traditionnels puisés dans ce fond ancestral polonais. Chacune de ces histoires donne lieu à son résumé, suivi de son interprétation qui vise à décrypter son sens symbolique, afin d’éclairer ce qu’elle nous apprendra sur notre condition d’être humain.

Les Polonais d’origine revivront, sous un jour nouveau, des histoires de leur enfance comme le dragon de Cracovie, le pacte de Maitre Twardowski avec le diable, la version polonaise de Cendrillon, les douze Mois, la princesse Grenouille ou le brigand Madey… Ils retrouveront ces êtres fabuleux venus du fond des âges, qui peuplaient l’imaginaire des campagnes et les récits des veillées : la terrible sorcière Baba Yaga, le démon Kościej, les génies des forêts et des montagnes, la vila, la fée des eaux, et son équivalent masculin, l’utopiec… Des contes philosophiques nous transmettront des éléments d’une vieille sagesse. Des récits itinérants nous feront partager la quête de leur héros, ou de leur héroïne, sur leur parcours semé obstacles et de rencontres…

Cet héritage ancestral éclaire une réalité vivante, dont la redécouverte constituerait l’un des enjeux de notre époque. Le décryptage de la pensée symbolique, qui a généré les fables traditionnelles, contribuerait à cultiver l’ouverture propice à une nouvelle intellectualité dont le monde actuel aurait grandement besoin.

Ouvrage disponible sur les sites Fnac, Amazon, Decitre, Cultura… ou sur le site de l’éditeur : Lazare et Capucine

Conte-moi l’Ukraine

À ce jour, l’Ukraine reste encore trop mal connue dans sa profondeur culturelle. Elle a souvent été perçue comme un sous-ensemble de la Russie, sans véritable identité propre, dont l’art et la culture s’assimileraient au champ culturel russe. Or il se trouve que l’agression commise par la Russie en 2022, qui niait à ce pays le droit d’exister en tant que nation autonome, a produit l’effet inverse : nul ne doute plus désormais qu’il existe une forte identité ukrainienne, héritière d’une très longue histoire, y compris quand l’Ukraine fut intégrée dans l’empire russe, puis dans l’URSS, avant de devenir un État indépendant.

L’Ukraine possède un riche patrimoine culturel, dont l’une des principales sources d’inspiration est constituée par son héritage de contes populaires. Ces histoires du temps passé ne visaient pas uniquement à divertir l’auditoire ; sous leur trompeuse ingénuité, elles transmettent, lorsqu’on décrypte leurs images symboliques, une connaissance qui touche à la vie intérieure et à ses richesses méconnues.

À l’encontre d’une croyance encore largement partagée, les fables du folklore traditionnel ne résultent pas de créations spontanées du peuple. Les contes dits populaires n’ont de populaire que le milieu dans lequel ils se sont diffusés. Le peuple n’a fait que conserver, sous une forme accessible à sa compréhension, les débris d’anciennes traditions qui remontent parfois à des temps immémoriaux. Il nous reste à décrypter le message que ce mode de transmission nous a fait parvenir.

L’intérêt essentiel des contes populaires tient au fait qu’ils sont porteurs de motifs hérités d’une très vieille pratique initiatique. Ils reflètent, sous une forme voilée, un schéma de réalisation intérieure connu des temps anciens, qui opérait sur l’être humain une véritable transmutation. L’enseignement que distillent ces fables prolonge cette initiation ne serait-ce qu’au niveau de l’imaginaire ; il appelle l’homme à réaliser sa propre transformation

Mon ouvrage se fonde sur un choix de contes puisés dans le fond traditionnel de l’Ukraine. Chacun de ces récits fait l’objet d’un chapitre comprenant son résumé, suivi d’explications visant à décrypter son message et à interpréter son sens caché, l’ambition étant d’éclairer ce qu’il nous enseigne sur notre condition d’être humain.

L’Ukraine est un pays à la fois ancien et neuf ; une nouvelle étape de la construction de son identité se joue actuellement, impulsée par une volonté d’affirmation accrue. Sa composante culturelle demeure plus que jamais un édifice en construction. Il serait intéressant de voir la puissance que pourra lui communiquer la reviviscence de ce patrimoine enraciné dans le pays depuis un temps immémorial.

Ouvrage disponible sur les sites Fnac, Amazon, Decitre, Pollen, Cultura, Furet du Nord

Le 31 janvier 2023

Le pêcheur et le génie, conte des Mille et une Nuits

Ce récit, extrait du célébrissime recueil des Mille et une Nuits, offre un exemple de la richesse symbolique dont les contes traditionnels étaient porteurs. Son résumé ci-dessous sera suivi de son interprétation.

Un pauvre pêcheur se rendit dès l’aube au bord de la mer, conformément à son habitude. La première fois où il lança son filet, il ramena une carcasse d’âne. La seconde fois, il retira de son filet un panier rempli de gravier. La troisième fois ne lui rapporta que des coquilles, des débris d’os et des tessons de verre. Mais la quatrième fois, il remonta un vase scellé de plomb, portant l’empreinte du sceau de Salomon. Il ouvrit le cachet de plomb ; une fumée s’éleva du vase et donna forme à un gigantesque génie. Ce djinn s’était autrefois rebellé contre Dieu ; pour le châtier, Salomon l’avait emprisonné dans ce vase qu’il ferma d’un couvercle de plomb, sur lequel il imprima son sceau, avant de jeter le vase à la mer. Des siècles d’enfermement avaient à tel point énervé le génie qu’il s’était juré de tuer celui qui le délivrerait. Sitôt libéré, il annonça au pêcheur son intention de le mettre à mort.

Sceau de Salomon

Le pêcheur regretta d’avoir libéré cet ingrat, mais il garda la tête froide. Il mit en doute le fait qu’un djinn si volumineux soit capable de rentrer dans un vase aussi étroit. Le djinn, mis au défi, en donna la démonstration ; il se dissout en fumée et s’insinua dans le vase. Aussitôt, le pêcheur referma l’orifice avec le couvercle de plomb, dont le sceau de Salomon retint le génie prisonnier. Pour fléchir son geôlier, bien décidé à rejeter le vase à la mer, le djinn s’engagea, par un serment solennel, à le rendre riche s’il le libérait. Le pêcheur finit par rouvrir le vase. Quand le djinn eut repris forme, il tint parole ; il conduisit son libérateur près d’un vaste étang, et lui prescrivit de lancer son filet dans ce lac. La pêche donna quatre poissons, un blanc, un bleu, un jaune et un rouge. Le génie conseilla au pêcheur d’aller porter les poissons au sultan. Puis il disparut sous terre.

Le pêcheur alla offrir le résultat de sa pêche au sultan, qui lui fit verser quatre cent dinars. La cuisinière du palais mit à cuire les poissons. Quand elle les retourna dans la poêle, le mur s’ouvrit, et une belle jeune fille en sortit. Elle toucha l’un des poissons de sa baguette et l’interrogea : “ Poisson, poisson, es-tu dans ton devoir ? ” Les quatre poissons levèrent la tête tous ensemble et répondirent : “ Oui, oui ; si vous comptez, nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents ”. Les poissons furent réduits en charbon, et la jeune fille rentra dans le mur qui se referma.

Le vizir, mis au courant, demanda au pêcheur de lui ramener quatre autres de ces poissons, que la cuisinière fit frire. Quand elle les retourna dans la poêle, le vizir assista à la même scène avec la mystérieuse jeune fille. Le sultan, tenu à son tour informé, se fit apporter par le pêcheur quatre autres poissons colorés, que le vizir fit cuire lui-même devant le sultan. Dès qu’il les eut retournés, le mur s’ouvrit, mais cette fois-ci, un géant noir parut. Avec un bâton vert, il toucha l’un des poissons en lui demandant s’il était dans son devoir, et les quatre poissons lui firent la même réponse. Le géant les réduisit en charbon, puis il se retira dans le mur qui se referma.

Le pêcheur guida le sultan jusqu’à l’étang, et dont l’eau limpide laissait voir les poissons colorés. Le sultan, résolu à élucider l’énigme, fit dresser son campement sur place. La nuit venue, il s’éloigna vêtu en homme ordinaire. Ce qu’il découvrit fait l’objet d’un autre conte des Mille et une Nuits, « Le prince aux jambes de marbre ». Il apprendra alors que les poissons colorés avaient été autrefois les habitants d’un pays qui furent métamorphosés par un sortilège : les musulmans en poissons blancs, les parsis en poissons rouges, les chrétiens en poissons bleus, et les juifs en poissons jaunes.

Les eaux où le pêcheur jette ses filets sont les eaux du psychisme. Les quatre fois où il effectue sa pêche correspondent aux quatre niveaux de profondeur que traverse cette exploration de l’âme. Des trois premiers lancers, effectués dans les eaux psychiques d’une propreté douteuse, l’homme ne retire que des déchets, à commencer par ceux de sa nature animale que figure la carcasse d’âne. Les deux essais suivants ne ramènent que de la fange et des détritus. 

En revanche, la quatrième fois, l’homme touche le fond de son âme, dont il extirpe la Puissance vitale que les anciens alchimistes extrayaient de façon intentionnelle. La mémorable image du génie sortant du vase fait allusion à la libération de la force profonde de l’être. Cette énergie élémentaire, que le sceau de Salomon neutralise en la tenant recluse dans le vase, existe à la racine de l’être humain ; elle est enfouie dans les couches profondes de la psyché, assimilées aux fonds marins, et confinée dans le noyau central de l’âme comme dans un container.

Le sceau de Salomon évoque l’Acte divin qui imprime à la Substance primordiale ses formes et ses limites. Rien au monde n’existerait si le Sceau divin ne contraignait cette Puissance universelle à se plier aux déterminations qu’il lui impose. On représente le sceau de Salomon comme une étoile à six branches inscrite dans un cercle, et formée de la superposition de deux triangles inversés.

Les deux triangles entrecroisés symbolisent l’Esprit divin pénétrant la Substance élémentaire pour formater tout ce qui existe dans l’univers que symbolise le cercle. Pour que la figure soit complète, il faudrait inscrire dans l’entrecroisement des triangles le nom de Dieu, qui scelle l’union entre l’Esprit et la Substance. L’âme humaine résulte elle aussi d’un rapport entre sa Matière fondamentale et le Principe divin qui lui donne forme. Briser le sceau de Salomon signifie rompre cet équilibre ; en conséquence, l’âme, déliée de sa rigidité, laisse échapper l’énergie brute qu’elle emprisonnait comme dans un récipient hermétiquement scellé. Toute confrontation avec le “génie”, cette puissance qui réside au fond de la psyché, fait planer une sérieuse menace car elle peut entraîner une crise destructrice de la personnalité. Le conte prête un aspect effroyable à cette réalité substantielle de l’être humain, en raison du pouvoir dévastateur que libère sa force vitale lorsqu’elle se déchaîne, et de la facilité avec laquelle elle résorberait la forme humaine si on la laissait surgir.

Le processus initiatique oblige le candidat à entrer en contact avec cette énergie dissolvante afin de la mettre en œuvre dans le travail sur la forme humaine ; mais pour que la confrontation ne tourne pas au désastre, l’initié doit conserver une vigilance sans faille. L’art alchimique s’employait à libérer cette puissance tout en gardant fermement le contrôle sur son déploiement. Un sujet qui déclencherait en lui cette force aveugle sans être préparé à dominer ses débordements en finirait la victime impuissante. Dans le conte, le pêcheur n’a cédé à aucun mouvement de panique qui lui aurait été fatal. En conservant toute sa lucidité, il déjoue la menace et s’assure de la maîtrise des événements ; le génie, puissant mais manœuvrable, va dès lors le guider dans son cheminement intérieur qui le conduira aux sources de la révélation. L’épreuve affrontée avec succès confère au candidat une vision épurée, l’action de ce facteur décapant ayant pour effet d’assainir le mental et l’entendement. À l’avenir, l’homme n’extraira plus des déchets de ses eaux psychiques ; il puisera dans un foyer salubre l’authentique nourriture spirituelle que figurent les poissons colorés.

Le lac aux eaux poissonneuses désigne l’Âme universelle, la Substance psychique du monde. Cette eau est à l’image du grand Agent subtil, l’Océan fluidique dans lequel baigne l’univers. Quand la conscience atteint une limpidité équivalente à celle de l’Eau divine, elle capte dans l’Âme du monde la sagesse que symbolisent les poissons. À cet effet, le pêcheur se sert de son filet ; cet ustensile formé de cordes et de nœuds reflète la Hiérarchie céleste. Entre la Divinité et la matière inerte, il existe tout un réseau d’intermédiaires, assimilable à un immense filet reliant entre eux ces divers plans. Quand l’intellect humain réussit à manier le filet, c’est-à-dire à assimiler ce lien entre les différents états de conscience, il recueille les poissons, images de la Sagesse contenue dans les Eaux universelles.

L’homme qui réussit à attraper et à « cuisiner” les poissons du lac recueille la Sagesse ainsi que la force régénératrice, inhérentes à ce réservoir de toute vie qu’est l’Eau primordiale. La scène, trois fois répétée, où l’on cuit les poissons fait allusion à l’opération alchimique par laquelle le Feu de l’Esprit débloque la puissance contenue dans cette Eau primordiale, dont il faut rappeler qu’elle réside dans la profondeur de l’âme. Cette libération des forces provoque l’ouverture du mur ; elle délie la rigidité terrestre de la forme humaine pour laisser surgir, sous l’image d’êtres surnaturels, les facultés transcendantes que cette rigidité tenait entravées. L’opération se reproduit à chacun des trois états de conscience progressifs que personnifient les témoins successifs de la scène : la cuisinière, puis le vizir, et enfin le roi.

Les deux premiers niveaux de conscience permettent d’aborder la Force de Vie sous l’aspect avenant d’une jeune fille d’une remarquable beauté. Quand vient le tour du sultan, le sujet passe au niveau d’éveil supérieur ; dès lors, à la belle femme succède le géant noir quelque peu inquiétant. Cette apparition révèle l’âme dans sa profondeur obscure, avec son immense potentiel de force et de fécondité auquel font allusion la couleur noire et la stature imposante de cet homme. Après le côté bienveillant qu’affiche l’âme subtile sous la figure d’une gracieuse jeune fille, cet aspect moins engageant est celui d’une énergie brute, que seul peut affronter sans dommage un initié parvenu au niveau que personnifie le sultan.

La jeune femme, puis le géant noir, touchent les poissons de leur baguette afin d’entrer en contact avec cette puissance qu’ils s’emploient à révéler. Ces deux créatures interrogent les poissons par une brève formule chargée de signification : “Poisson, es-tu dans ton devoir ?” Les poissons confirment d’une seule voix : “Oui ; si vous comptez, nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents”. Ces paroles sibyllines que prononcent les poissons cuits résument une véritable leçon de sagesse : le bénéfice que l’homme tirera de la Force de Vie qui anime le monde sera fonction de l’attitude qu’il adoptera au cours de son existence.

La première formule : “Si vous comptez, nous comptons”, s’applique à l’individu qui “compte”, c’est-à-dire qui mesure et limite ses efforts ; les poissons avertissent cet homme parcimonieux que le bénéfice qu’il obtiendra de la Force de Vie lui sera également compté et limité.

Au niveau supérieur se trouvent les individus concernés par ces paroles : “Si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres. À l’homme qui s’acquitte avec justice de ses dettes, en honorant les devoirs qui lui incombent et en s’efforçant de réparer les fautes qu’il aurait commises, les poissons annoncent que la Force de Vie se reconnaîtra débitrice à son égard.

La meilleure des attitudes, celle qui contente les poissons parce qu’elle permet à la Force de Vie de l’emporter, consiste à “fuir” : « Si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents« . Cette fuite équivaut au “lâcher prise” que préconisent les traditions spirituelles lorsqu’elles recommandent à l’homme de s’abandonner à la Providence. Pour que la Force de Vie triomphe dans l’être humain et qu’elle rayonne sur le monde à travers lui, il faut que l’ego individuel s’efface afin de lui céder le terrain.

Le déploiement de la puissance contenue dans les poissons produit, dans les sphères psychique et spirituelle, des effets comparables en termes de révélation aux phénomènes extraordinaires que décrit le conte. Il ne subsiste plus ensuite des poissons qu’un résidu noirci immangeable. Leur forme vivante devient comme un déchet inutilisable, après que l’énergie qu’elle contenait se soit déployée et consumée. Pour communier une nouvelle fois à cette source de vie, l’homme doit retourner pêcher cet aliment de sagesse dans l’Âme spirituelle du monde, en se servant des filets du Ciel.

Le sultan aura une explication sur les poissons aux quatre couleurs : ils figurent les quatre religions, les poissons blancs désignant les musulmans, les rouges étant les parsis, les bleus les chrétiens, et les jaunes les juifs. Les inspirateurs des Mille et une Nuits regardaient ces quatre religions comme autant de voies vers la sagesse, ce qui dénote un esprit bien éloigné d’un certain sectarisme répandu aussi bien à leur époque qu’à la nôtre. Le maléfice qui change en poissons les représentants des quatre religions réduit la sagesse de ces traditions spirituelles à l’état de potentialité dans l’eau, l’atmosphère psychique du monde. Toute quête initiatique prend néanmoins appui sur l’enseignement que dispense la religion. C’est en « cuisinant » les poissons colorés qu’on extrait la richesse que recèlent ces formes religieuses, dont le potentiel fait accéder la conscience à un état d’éveil supérieur.

Réfutation des thèses matérialistes

Le XIXe siècle a vu croitre le succès des théories matérialistes, dont l’impact sur la mentalité générale fut tel que même les esprits étrangers à cette vision du monde durent s’adapter à sa domination. Le matérialisme répondait sans doute à un besoin de clarifier la pensée en la débarrassant de plusieurs fantasmagories, mais il devint très vite un filtre rétrécissant, un frein réducteur dont les effets dommageables persistent de nos jours.

Le matérialisme, pour résumer ses positions, nie toute existence immatérielle au-delà du monde sensible. Il ne reconnait aucun principe divin, aucune vérité transcendante, et ne conçoit l’âme que comme une notion abstraite. Le monde physique, borné aux corps et aux formes visibles, se suffit à lui-même. La nature s’explique par une conception mécaniste qui ne voit dans les êtres vivants qu’une combinaison aléatoire de molécules, et qui réduit l’homme à n’être que l’une des nombreuses espèces animales produites par l’évolution naturelle.

Les thèses les plus fréquentes soutenues par la vision matérialiste sont exposées ci-dessous, chacune d’elles étant suivie des objections qu’elle soulève.

La fin de la pensée mythique

Selon les thèses matérialistes, les mythes et les religions trouvent leur origine dans un besoin inné qu’éprouve l’homme de calmer son anxiété en cherchant une finalité à l’existence. Les peuples anciens, limités dans leurs capacités cérébrales, ont par superstition divinisé les forces naturelles pour donner naissance aux idoles du polythéisme. L’évolution a ensuite conduit l’humanité à l’étape supérieure du monothéisme et de la pensée abstraite, pour culminer dans le scientisme contemporain.

Les doctrines spirituelles pouvaient autrefois se justifier par les connaissances limitées de leurs époque, mais de nos jours, les mécanismes physiques et biologiques sont suffisamment connus pour qu’aucun principe transcendant soit nécessaire pour interpréter le monde. Plus la science parvient à cerner la complexité du réel, mieux on approfondit sa compréhension, et plus les croyances métaphysiques perdent leur raison d’être.

Réfutation :

Le matérialisme prétend éradiquer les croyances et les mythes, considérés comme des résidus de croyances primitives qui ne sauraient survivre aux progrès de la connaissance. Il s’agit là d’un apriori évolutionniste projeté sur l’histoire humaine. La soi-disant naïveté primitive est une supposition gratuite ; les anciennes civilisations, dans leurs formes élevées, n’ont pas vécu dans la déification fétichiste de la nature, mais dans une compréhension symbolique des phénomènes naturels, regardés comme des symptômes du monde invisible qui sous-tend le monde visible.

Les anciens savants prenaient en compte ces réalités d’un autre ordre, mais ils n’ont pas renoncé pour autant à penser de manière logique. Leur démarche, fondée sur une connaissance atteinte de l’intérieur, cherchait à déceler le principe causal dans toutes les choses, regardées comme des incarnations du flux d’énergie qui imprègne le monde. Le fait de ne pas comprendre leur mode d’expression symbolique, seul capable d’exprimer une pensée non matérielle, n’autorise pas à réduire leur intellectualité à une mentalité primitive. Nier l’existence du suprasensible ne justifie pas qu’on traite d’arriérés mentaux ceux qui se sont penchés sur le domaine.

Le principe d’invariance et de conservation de l’existant

La nature ne poursuit aucun but et aucun objectif ; néanmoins, un mécanisme d’une extrême efficacité assure aux êtres vivants non seulement leur préservation, mais la reproduction invariante de leurs structures. Les organismes sont à la fois exposés à des variations totalement fortuites, et à la fois dotés d’une propriété d’invariance suffisamment puissante pour perpétuer les effets de ces mutations accidentelles. Des perturbations aléatoires et chaotiques sont ainsi répliquées, avec un étonnant degré de fidélité, dans le code génétique de l’ADN.

Réfutation :

La pensée métaphysique voit dans toute mutation l’action de deux principes : l’un, créateur ou informateur – qu’on l’appelle Dieu, l’Esprit ou l’Essence -, l’autre, matériel et plastique, ayant pour attribut une force conservatrice qui assure sa fixité à la Matière « informée » par le Principe créateur. Le matérialisme récuse l’existence du Principe formateur, qu’il remplace par le pur hasard, mais il maintient en place le Principe de fixité et de conservation. Un mécanisme de l’invariance convertit le produit du hasard en une règle scellée par la nécessité. On prétend ainsi faire cohabiter deux choses incompatibles : le chaos et l’ordre.

Une théorie matérialiste, pour être cohérente, ne devrait voir que chaos et absurdité dans un monde sans ordre préconçu, qui exclut toute finalité ; elle se contredit quand elle érige la préservation de l’existant comme l’effet d’une nécessité qui n’a, en soi, aucune raison d’être. Si cette force conservatrice ne procède pas d’une intention initiale, ainsi que le conçoivent les doctrines religieuses et métaphysiques, quelle est donc cette puissance qui permet que des changements aléatoires deviennent invariants ?

Le règne absolu du hasard

Le credo central du matérialisme affirme la contingence de toute existence. La nature est aveugle, ne poursuit aucun objectif intentionnel, et son évolution ne répond à aucun projet initial. La seule hypothèse recevable pour expliquer le prodige de la vie est le hasard absolu et aveugle.

L’homme a émergé dans l’immensité de l’univers par effet du pur hasard, sans qu’aucun destin ni vocation n’aient jamais prévu qu’il doive exister. La diversité et la complexité des organismes vivants est le fruit d’une évolution produite sur des milliards d’années sur la terre, un astre isolé parmi des milliards et des milliards d’homologues dans l’univers. Ce phénomène, statistiquement improbable si on le considère isolément, devient envisageable sur une assiette étendue à un nombre indéfiniment grand.

Réfutation :

Le passage du vivant à l’inerte ne cesse de se produire sur terre, à chaque seconde, par la mort des êtres et des organismes. En revanche, l’inverse, le passage de l’inerte au vivant, n’a jamais pu être observé, et n’a jamais pu être reproduit par l’expérience en laboratoire. L’émergence du premier organisme supposerait la formation, à partir de composés carbonés, des premières macromolécules capables de se répliquer, et que l’une de ces « structures réplicatives » évolue pour donner naissance à la cellule primitive. Comme aucune intentionnalité ne préside à ces phénomènes aléatoires, il en résulte une infime probabilité qu’ils puissent se produire. Les tenants de matérialisme en conviennent volontiers ; ils n’en font pas moins reposer leur explication du monde sur cette hypothèse invérifiée.

La production d’un phénomène statistiquement improbable ne s’arrête pas à la naissance spontanée de la première cellule vivante : elle se renouvelle à chaque évolution d’un organisme vers une forme plus élaborée, ce qui surmultiplie les cas de « hasard constructif » bien au-delà du crédible. On en arrive à admettre qu’une série de réactions chaotiques totalement aveugles ont pu aboutir à donner naissance à l’intelligence humaine dans ses plus hautes manifestations. Prétendre faire sortir le « plus » du « moins » de façon aléatoire, sans qu’aucune intention ne commande le phénomène, est une des absurdités du matérialisme.

La théorie du changement et de l’évolution

Les mutations génétiques s’effectuent par l’adaptation des organismes en interconnexion avec leur environnement. Tous les êtres vivants, y compris les humains, sont les produits du hasard sur lesquels opère la sélection naturelle. La théorie darwinienne, prolongée par la théorie moléculaire de l’hérédité, suffisent à expliquer l’évolution des espèces ; les sujets les moins adaptés à leur milieu disparaissent tandis que les plus aptes survivent, se reproduisent et transmettent à leur descendance leurs caractères héréditaires qui, loin d’avoir été conçus de façon providentielle, restent avant tout le fruit du hasard et du chaos.

Réfutation :

La théorie de 1’évolution des espèces repose sur une confusion entre l’espèce et sa variante. La sélection naturelle peut expliquer certaines évolutions dans le cadre d’une même espèce. On conçoit que les mammifères ruminants se distinguent par leur rapidité à la course parce que les moins rapides d’entre eux se font dévorer par les carnivores. Cependant, on interprète comme étant l’origine d’une nouvelle espèce ce qui n’est qu’une variante à l’intérieur d’une même espèce. On a ainsi prétendu étendre la théorie darwinienne bien au-delà du champ où elle se vérifie. On croit sans preuve qu’elle peut expliquer de supposées transformations d’une espèce à une autre, puis d’un règne animal ou végétal à un autre. Elle n’éclaire pas les raisons qui auraient poussé, par exemple, des amibes ou des poissons à muter d’espèce à espèce jusqu’aux mammifères terrestres. Une doctrine aussi incertaine sur le plan scientifique a été prise inconditionnellement comme un dogme ou une croyance.

À supposer toutefois qu’on ne remette pas en cause la théorie évolutionniste de Darwin, l’explication fondée sur l’adaptation des organismes à leur environnement laisse supposer qu’une pulsion plus ou moins obscure pousserait ces structures à vouloir vivre. Cette croyance en une tendance à la survie et à l’adaptation des organismes, comme moteur de l’évolution, relèverait d’un mythe d’autant moins avoué qu’il contredirait la thèse de l’absence de finalité ou d’intention initiale dans le processus évolutif. Dans les premiers stades de l’évolution, où il ne faut même pas supposer que les organismes rudimentaires puissent être doués du moindre début de conscience, on ne voit pas en quoi il importerait davantage à des composés fortuits d’être vivants plutôt qu’inertes. Ou alors il faut attribuer à la matière une tendance intrinsèque ou une volonté obscure qui la pousserait à se développer et à évoluer, chose que les tenants d’un matérialisme pur et dur se refusent à envisager.

Les promesses de la science

Des phénomènes, comme la conscience, échappent à une explication « objective » parce que nos connaissances actuelles ne permettraient pas encore de comprendre dans son entier le fonctionnement d’un organe aussi complexe que le cerveau ; mais l’optimisme, encouragé par les avancées scientifiques, reste de mise. Les progrès de la science, croit-on, permettront un jour d’éliminer toute explication attribuant à l’activité mentale et cognitive une cause étrangère aux mécanismes cérébraux d’ordre chimique et biologique. On saura alors affecter telle ou telle faculté cognitive ou sensitive à telle partie précise du cortex ou du thalamus ainsi qu’à tel type de cellules qui, en l’état actuel, restent à identifier.

Réfutation :

Le matérialisme prétend affranchir l’humanité de la pensée mythique, mais avec le scientisme, il érige sans se l’avouer un mythe de remplacement. On se flatte que le mystère sera un jour dissipé ou, à défaut, que les progrès de la connaissance permettront de le circonscrire à un point de plus en plus réduit. Cette attitude confond la description d’un phénomène, fut-elle au maximum précise et détaillée, avec sa compréhension. En dépit des avancées de la biologie moléculaire, la distinction entre la matière inerte et la matière vivante continue d’échapper à l’intellect, tout comme la notion basique de matière.

De surcroit, la théorie matérialiste qui se réclame de la science pour fonder une explication du monde contredit les principes d’une démarche scientifique. Elle tient pour quasiment assurée une hypothèse érigée en dogme, celle de la génération spontanée, fortuite et aléatoire de la vie, alors qu’un tel phénomène n’a jamais été observé, n’a jamais été produit par l’expérience, et que la possibilité qu’il se réalise se heurte aux règles mathématiques de la statistique et du calcul des probabilités.


Le parti pris matérialiste ne peut aboutir qu’à deux issues possibles ; soit on reste fidèle à la conviction de l’absurdité d’un univers privé de sens, et on renonce à penser et à se poser des questions, soit on cherche une explication en substituant, aux mythes qu’on se flatte d’avoir éradiqués, d’autres mythes que l’on s’est élaborés. C’est ainsi qu’une attitude négationniste a parfois conduit plusieurs de ses tenants à vouloir combler le vide en glissant vers la superstition.

La véritable alchimie

Bien des choses erronées ont été colportées au sujet de l’alchimie. La vraie alchimie, de nature intérieure et spirituelle, ne manipulait pas des éléments matériels ; elle ne poursuivait pas le but chimérique de fabriquer de l’or par des traitements appliqués aux métaux physiques. Cette discipline, qui s’identifiait avec l’art antique de l’initiation, se donnait pour objectif de métamorphoser l’être humain en opérant sur lui une véritable mutation, au moyen d’une technique spirituelle éprouvée. Le plomb qu’elle ambitionnait de transmuer symbolisait l’âme ordinaire, lourde, opaque et obscure comme ce métal ; les opérations s’appliquaient à la traiter afin de l’élever à des états spirituels assimilés successivement au cuivre, à l’argent et à l’or.

Les entités constituant l’être humain

L’être humain est constitué par un corps, une âme, une conscience et un esprit. Alors que l’âme, étroitement liée à l’enveloppe corporelle, reste dépendante des conditions de l’existence, l’entité spirituelle qu’est l’esprit n’est nullement déterminée par de tels liens. L’esprit supra-individuel existe lui-même en tant que reflet de l’Esprit divin dans l’être humain. Quant à l’entité psychique qu’est l’âme, elle doit être distinguée de la conscience, laquelle s’identifie chez l’être humain ordinaire à l’ego. L’un des objectifs de l’initiation visait à remplacer l’ego ordinaire, étroit et immature, par une conscience supérieure qui révèle directement l’esprit dans l’existence.

La matière de l’œuvre

Les opérations décrites sous une obscurité volontaire par les textes alchimiques cherchaient à ennoblir non pas les métaux physiques, mais l’âme et le corps. Les procédés employée opéraient sur l’âme, regardée comme constituée d’une matière psychique, en vue de transmuter cette matière vile pour la rendre à l’image de la splendeur solaire. L’or équivaut à l’état d’une âme saine devenue comme un miroir nettoyé, apte à refléter la pure Lumière de l’Esprit, ce qu’empêche de faire l’état infirme et déformant du « plomb ». Le facteur appelé à transmuer l’âme est le Feu céleste, de même nature que l’Esprit divin, que les alchimistes appellent le Souffre. L’âme ordinaire, lourde et opaque comme le plomb, reste impénétrable à la Lumière divine. Pour la rendre perméable à la puissance informative du Soufre, sa rigidité doit être vaincue par l’agent dissolvant que les alchimistes appellent le Mercure.

Dissoudre et coaguler

L’alambic, symbole des opérations de dissolution et de coagulation

L’œuvre alchimique se résume dans la formule solve et coagula : « dissous et coagule« . L’âme, étroitement liée au corps, résulte de ce que les alchimistes appellent une coagulation, par laquelle sa substance se trouve figée dans sa forme actuelle. Transmuer l’âme nécessite que sa coagulation soit déliée afin qu’elle devienne une substance malléable, susceptible de revêtir une forme plus noble. L’opération commence par séparer l’âme des liens du corps. Ses rigidités sont ensuite réduites par le Mercure alchimique. La matière « volatilisée » est alors purifiée, puis de nouveau coagulée dans sa nouvelle configuration par les facultés créatrices de l’Esprit, le Soufre alchimique, pour lui imprimer la forme du « métal noble ».

Le Mercure qui dissout et le Souffre qui informe et coagule sont des énergies supra-physiques enfouies dans les profondeurs de l’homme, confinées à la racine de son existence. Les textes hermétiques ne livrent pas les moyens techniques employés pour faire intervenir ces forces transformatrices dans l’être humain, à moins qu’un langage codé ne cache certaines clés ; ils montrent de façon imagée les résultats produits.

L’œuvre alchimique utilise le pouvoir dissolvant du Mercure pour réduire l’âme à un état malléable. L’opération expose le candidat à un risque réel, car elle éveille en lui une force destructrice pour celui qui ne serait ni apte ni préparé à la maîtriser. Quand cette énergie élémentaire surgit dans l’être humain, seul un parfait contrôle intérieur, succédant à une longue discipline, peut préserver l’individu des tragiques conséquences d’un dérapage.

À la suite de la liquéfaction de l’âme, l’acte spirituel, identifié au Soufre, l’Essence créatrice, va émaner du centre de l’être et rayonner sur la psyché, rendue malléable, pour la façonner d’une nouvelle configuration. Le même facteur, le Soufre alchimique, va à nouveau coaguler l’âme dans son nouvel état lumineux. La réunion avec le corps, lui-même spiritualisé, aboutira à stabiliser le résultat.

Les trois grandes phases de l’œuvre

L’œuvre alchimique dans son entier se divise en trois phases : l’œuvre au noir ou « calcination », l’œuvre au blanc ou « petit œuvre », associé symboliquement à la fabrication de l’argent, et l’œuvre au rouge ou « grand œuvre », associé à la transmutation en or.

La transformation de la substance humaine débute par l’étape dite de putréfaction qui constitue l’œuvre au noir, la matière étant « noircie », c’est-à-dire dépouillée de sa forme initiale, afin que l’identification au moi terrestre soit brisée par la mort de l’ego.

L’œuvre au noir se termine lorsque commence l’œuvre au blanc, consistant à achever de purifier la matière pour la spiritualiser. Quand la puissance subtile de l’âme est libérée de sa coagulation, l’âme et le corps sont nettoyés et blanchis de toute impureté jusqu’à ce que la nature transmuée de l’âme soit rendue lumineuse. Sa substance purifiée appelle une nouvelle coagulation ; elle sera figée dans son nouvel état par le pouvoir fixateur du Feu de l’Esprit. La blancheur intégrale s’obtient avec la « production de l’argent » ou de la « Pierre blanche », qui équivaut à la rénovation à la fois de l’âme et de l’organisme physique. L’âme spiritualisée peut s’assembler de nouveau avec le corps.

Après l’œuvre au blanc identifié à l’élaboration symbolique de l’argent, l’œuvre au rouge qui lui succède doit aboutir à la « production de l’or » ; mais les épreuves de cette phase s’annoncent plus dures et plus dangereuses que celles de l’œuvre au blanc. Si le candidat ne renonce pas à en courir le risque, le processus de dissolution et de recoagulation se reproduit avec une tout autre intensité, en augmentant l’action du Mercure et celle du Feu divin. L’argent devient or quand le Soufre céleste cristallise à nouveau la forme psychophysique qu’il a transmuée. Le grand œuvre est accompli quand l’Essence divine se manifeste directement dans la forme humaine renouvelée ; l’éclat de l’Esprit divin peut dès lors rayonner sur le monde par le relais de ce corps glorifié.

La pierre philosophale

La projection de l’esprit dans l’âme ordinaire avait donné vie au moi terrestre. À l’issue de l’œuvre au blanc, la psyché assainie, rendue cristalline, donne naissance à une conscience nouvelle, un reflet plus fidèle du Soi, pour remplacer l’ego. À l’étape supérieure, celle de l’œuvre au rouge, la conscience humaine transmuée atteint le degré de subtilité qui lui permet de s’identifier avec l’esprit. L’âme spiritualisée, révélée à sa pureté originelle, trouve dans l’esprit l’époux qui lui échoit ; la « noce alchimique » peut dès lors s’accomplir. Ce mariage fait renaître l’être humain sous une forme glorieuse et rayonnante, que symbolisait la fameuse pierre philosophale. La personne réalise la finalité de la vie, qui est de refléter l’Esprit divin, afin de rendre sensible sa présence et de lui servir de relais dans le monde qui l’environne.

Spiritualité

Textes et commentaires sur des sujets spirituels et religieux.

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Le troisième secret de Fatima

À la demande de Mgr da Silva, évêque de Leira, Lucia dos Santos, seule survivante des trois « témoins » des apparitions de Fatima, consigna par écrit les révélations appelées « secrets » que la Vierge Marie, selon ses dires, lui avait délivrées ainsi qu’à ses cousins, Jacinta et Francisco Marto.

Les deux premières parties du message furent aussitôt publiées, mais il n’en fut pas de même pour le troisième secret, qui resta longtemps occulté. Avant de remettre à l’évêque la lettre scellée, contenant son message transcrit en 1944, Sœur Lucia écrivit sur l’enveloppe qu’elle ne pourrait pas être ouverte avant 1960, non par ordre de la Vierge mais parce que, selon son intuition personnelle, on ne pourrait pas comprendre son contenu avant cette date. L’enveloppe scellée fut gardée par l’évêque de Leiria, puis remise en 1957 aux archives secrètes du Saint-Office. Son message attendit l’an 2000 pour être rendu public par le pape Jean-Paul II.

Le contenu des trois « secrets » de Fatima

Jacinta, Francisco et Lucia

La première partie du secret décrit une vision épouvantable de l’enfer, montré comme une mer de feu où les démons et les âmes des pécheurs sont plongés au milieu de cris et de gémissements horribles. Dans le deuxième secret, la Dame prescrit la dévotion à son Cœur immaculé comme moyen d’échapper à ce sort, et aussi pour voir la fin de la première guerre mondiale. Mais, ajoute-t-elle, si on ne cesse d’offenser Dieu, une autre guerre, pire encore, débutera sous le pontificat de Pie XI. Pour empêcher cette guerre, ainsi que les persécutions contre l’Église, il faut consacrer la Russie au Cœur immaculé de Marie. La Russie se convertira alors et on aura la paix ; sinon, elle répandra ses méfaits dans le monde.

Le troisième secret, reçu lors de la troisième apparition de la Vierge le 13 juillet 1917, est rapporté par Sœur Lucia dans le texte suivant :

« Après les deux parties que j’ai déjà exposées, nous avons vu sur le côté gauche de Notre-Dame, un peu plus en hauteur, un Ange avec une épée de feu dans la main gauche; elle scintillait et émettait des flammes qui, semblait-il, devaient incendier le monde; mais elles s’éteignaient au contact de la splendeur qui émanait de la main droite de Notre-Dame en direction de lui ; l’Ange, indiquant la terre avec sa main droite, dit d’une voix forte: Pénitence ! Pénitence ! Pénitence ! Et nous vîmes dans une lumière immense qui est Dieu : « Quelque chose de semblable à la manière dont se voient les personnes dans un miroir quand elles passent devant » un Évêque vêtu de Blanc, « nous avons eu le pressentiment que c’était le Saint-Père ». Divers autres Évêques, Prêtres, religieux et religieuses monter sur une montagne escarpée, au sommet de laquelle il y avait une grande Croix en troncs bruts, comme s’ils étaient en chêne-liège avec leur écorce ; avant d’y arriver, le Saint-Père traversa une grande ville à moitié en ruine et, à moitié tremblant, d’un pas vacillant, affligé de souffrance et de peine, il priait pour les âmes des cadavres qu’il trouvait sur son chemin ; parvenu au sommet de la montagne, prosterné à genoux au pied de la grande Croix, il fut tué par un groupe de soldats qui tirèrent plusieurs coups avec une arme à feu et des flèches ; et de la même manière moururent les uns après les autres les Évêques les Prêtres, les religieux et religieuses et divers laïcs, hommes et femmes de classes et de catégories sociales différentes. Sous les deux bras de la Croix, il y avait deux Anges, chacun avec un arrosoir de cristal à la main, dans lequel ils recueillaient le sang des Martyrs et avec lequel ils irriguaient les âmes qui s’approchaient de Dieu.« 

Les problèmes que suscita le troisième secret

Alors que la diffusion des premier et deuxième secrets ne posa pas de problèmes à la papauté, le troisième secret, en revanche, mit le Vatican dans un réel embarras. Les papes Jean XXIII, puis Paul VI, après l’avoir lu, choisirent de le renvoyer aux archives secrètes du Saint-Office sans révéler son contenu. Le rendre public ne pouvait en effet que perturber les esprits ; ce serait nourrir des craintes irrationnelles, et confirmer les prédictions fumeuses qui circulaient au sujet des catastrophes qui allaient s’abattre sur l’Église et sur le monde. Mais le refus de divulguer le troisième secret souleva de vives critiques : pourquoi la haute hiérarchie de l’Église se réserverait-elle le privilège de connaitre une révélation destinée par principe à tous les croyants ? Qu’avait-on à cacher de si embarrassant ? Toute une littérature vit le jour pour spéculer sur le troisième secret de Fatima.

Le pape Jean-Paul II trouva la solution au dilemme. Le 26 juin 2000, il publia le troisième secret tel qu’il avait été transcrit par Lucia. Pour le rendre public, iI attendit la fin du XXe siècle, qui connut bien des tragédies. L’effondrement de l’empire soviétique écartait la menace qu’il faisait peser jusqu’alors. En même temps, Jean-Paul II exploita la similitude entre la vision du Saint-Père tombant blessé à mort, et la tentative d’assassinat manquée dont il fut victime le 13 mai 1981. On pouvait ainsi dissiper les peurs que susciterait le troisième secret en affirmant que les catastrophes qu’il annonçait appartenaient au passé.


Jean-Paul II et Sœur Lucia

Sœur Lucia confirma que l’évêque vêtu de blanc martyrisé dans la vision était le pape, bien que la Vierge n’ait pas précisé de quel pape il s’agissait. Elle soutint également ce qui était la conviction de Jean-Paul II : c’est une main providentielle qui, en déviant la trajectoire du projectile, fit s’arrêter le pape agonisant au seuil de la mort.

Enfin, pour éclairer le texte du troisième secret par une explication convaincante, Jean-Paul II demanda au cardinal Joseph Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi – et futur pape Benoit XVI -, de rédiger un commentaire théologique sur le message de Fatima.

Le secret qui avait suscité tant de curiosité était loin du sensationnalisme attendu. Son dévoilement dissipa les hypothèses apocalyptiques que l’imaginaire avait édifiées. D’aucuns, déçus par son contenu qui ne ressemblait pas à ce à quoi ils s’attendaient, persistent à soutenir qu’il s’agit d’un faux, en dépit du fait qu’une photographie de la lettre autographe de Lucia fut diffusée sur internet pour preuve de la transparence de la publication.

L’interprétation officielle de l’Église

Le cardinal Sodano indiqua une ligne essentielle pour la compréhension du troisième secret[1] :

« Ce texte constitue une vision prophétique qui ne décrit pas de manière photographique les détails des événements à venir, mais qui résume et condense sur un même arrière-plan des faits qui se répartissent dans le temps en une succession et une durée qui ne sont pas précisées. Par conséquent, la clé de lecture du texte ne peut que revêtir un caractère symbolique. »

C’est dans cet esprit que le cardinal Ratzinger livra l’interprétation officielle du troisième secret dans un commentaire complet et argumenté. Son texte, qui est un modèle de clarté pédagogique et de raisonnement rationnel, mérite d’être lu. À défaut de prétendre ici résumer toutes les explications qu’il développe, on peut relever ci-dessous quelques points intéressants.

Le cardinal avertit en préambule :

Le cardinal Ratzinger

« Celui qui lit le texte du troisième « secret » de Fatima sera probablement déçu ou étonné après toutes les spéculations qui ont été faites. Aucun grand mystère n’est révélé ; le voile de l’avenir n’est pas déchiré. Nous voyons l’Église des martyrs du siècle représentée à travers une scène décrite dans un langage symbolique difficile à déchiffrer. »

Ceux qui attendaient des révélations apocalyptiques excitantes sur la fin du monde et sur le cours futur de l’histoire devront déchanter ; Fatima n’offre pas ce genre de satisfactions à leur curiosité.

Le message de Fatima ne vient pas compléter la Révélation, qui s’est exprimée dans la Bible et qui s’est achevée, de façon complète et définitive, avec le Christ et le Nouveau Testament. Toutefois, même si la Révélation est achevée, il reste à en saisir toute la portée. Le rôle des visions reconnues par l’Église, comme celle de Fatima, est d’offrir une aide, dont l’usage n’est nullement obligatoire, pour éclairer la Révélation dans le contexte de l’époque actuelle.

La prophétie, au sens biblique, ne signifie pas prédire l’avenir, mais expliquer la volonté de Dieu et montrer la voie droite vers l’avenir. L’importance de la prédiction de l’avenir est secondaire. Ce qui est essentiel, c’est de comprendre les signes des temps et de leur trouver la juste réponse. La parole prophétique se veut un avertissement.

Les visions comme celle de Fatima rassemblent, en une image unique, des faits qui se répartissent dans le temps et dans l’espace. Elles ne peuvent, en règle générale, être déchiffrées qu’a posteriori. On ne peut pas attribuer à chaque élément visuel un sens historique concret ; c’est la vision dans son ensemble qui compte.

Les visions de Lourdes, Fatima, etc., ne sont ni une perception physique des « objets » existant dans l’espace extérieur, ni une « vision » intellectuelle sans images, propre aux degrés élevés de la mystique ; il s’agit d’une catégorie intermédiaire : la perception intérieure. Elle implique que l’âme soit rendue capable de voir, avec les sens internes, des choses non-visibles par les sens ordinaires, qui n’appartiennent pas à notre monde sensible. Ceci exige une vigilance intérieure qui, la plupart du temps, fait défaut en raison de la pression des réalités externes. Les enfants sont les destinataires privilégiés de telles visions parce que leur âme est encore peu altérée, et leur capacité intérieure de perception encore peu détériorée.

La « vision intérieure » comporte néanmoins un facteur subjectif, d’autant qu’il s’agit de réalités qui outrepassent notre horizon mental. Le sujet voit avec les modalités représentatives et cognitives qui lui sont accessibles. Il participe, selon ses possibilités et ses limites, à la formation sous mode d’images de ce qui lui apparaît. Lucia dit qu’elle voit « Quelque chose de semblable à la manière dont se voient les personnes dans un miroir« . Les limites interne de la vision sont ici indiquées. Dans notre état actuel, dit saint Paul, l’énigme se dévoile seulement comme dans un miroir, d’une manière partielle (1 Corinthiens 13, 12).  Les visions rapportées par les enfants de Fatima ne sont donc jamais de simples photographies, mais une synthèse de l’impulsion venue d’En Haut et des possibilités du sujet qui les perçoit, ce qui explique pourquoi le langage imaginatif de ces visions est un langage symbolique.

Le commentaire du cardinal Ratzinger éclaire ensuite la signification des images symboliques du message.

L’ange à l’épée de feu, qui rappelle des images analogues de l’Apocalypse, représente la menace du jugement qui plane sur le monde. L’homme a lui-même préparé l’épée de feu avec ses inventions destructrices. La force qui peut neutraliser ce pouvoir de destruction tient dans la splendeur de la Vierge, qui appelle à la pénitence. Cette manière de voir souligne la liberté de l’homme : le sens de la vision n’est pas de montrer un film d’anticipation sur un avenir figé de manière immuable, mais, à l’inverse, de mobiliser les forces pour orienter l’avenir dans une direction positive.

La montagne et la ville à moitié en ruines symbolisent le lieu de l’histoire humaine, un lieu de communion et de progrès, mais aussi de dangers et de menaces. Sur la montagne se trouve une grande croix ; par cette croix, la destruction est transmuée en salut.

L’évêque vêtu de blanc, pressenti comme étant le pape, rassemble en fait les différents papes qui ont traversé ce siècle douloureux. Avec d’autres évêques, des prêtres, des religieux et religieuses, et des hommes et femmes de toutes catégories sociales, il chemine au milieu des cadavres et des maisons écroulées de la ville. Ces images présentent en condensé l’histoire du siècle écoulé : un siècle de souffrances et de persécutions de l’Église, avec deux guerres mondiales et beaucoup de guerres locales qui ont rempli sa seconde moitié. La marche de l’Église est montrée comme un chemin de croix parcouru dans ce temps de violences et de destructions.

Des Anges recueillent sous les bras de la croix le sang des martyrs afin d’irriguer les âmes qui s’approchent de Dieu. Le sang des témoins jaillit des bras de la croix parce que leur martyre, accompli en solidarité avec la passion du Christ, est fécond pour la vie future de l’Église. De leurs souffrances provient une force de purification et de renouveau parce qu’elle actualise la souffrance du Christ et son efficacité salvatrice.

Ce qui ressort de ce commentaire, c’est le caractère conditionnel d’une prophétie ; ce qu’elle annonce n’est pas inévitable et peut ne pas se réaliser. La vision de Fatima ne communique pas une prédiction des événements à venir, mais une interprétation de l’histoire selon une orientation spirituelle.

Réflexions sur ce commentaire

Il faut reconnaitre à Joseph Ratzinger, outre son incontestable puissance intellectuelle, une réelle habilité à résoudre les difficultés. Sans son commentaire, il n’aurait probablement pas été possible de rendre public le troisième secret de Fatima, faute pour ce dernier d’apparaitre comme quelque chose de crédible.

Le sanctuaire de Fatima

Le « secret » de Fatima évoque la vocation de l’Église au sacrifice, poussé s’il le faut jusqu’au martyre. La question de savoir si l’institution ecclésiastique s’est réellement conformée à cette vocation relève davantage de l’histoire que de l’interprétation du message prophétique.

L’Église, tout en reconnaissant certaines apparitions de la Vierge, n’érige pas pour obligation de croire à leur réalité. Le cardinal remet à leur place le message qu’elles dispensent : celle d’un éclairage facultatif, qui peut aider à comprendre les signes du temps à la lumière de la foi. Cette précision s’avère être bienvenue, car la réalité des apparitions mariales ne fait pas l’unanimité chez les croyants.

De surcroit, la tonalité du troisième message de Fatima ne ressemble pas à celle des deux premiers. Néanmoins, Joseph Ratzinger, en appliquant au troisième secret un décryptage symbolique cohérent, parvient à en extraire des enseignements convaincants. Il y a lieu de se demander quelle peut être la source de ce message.

Interprétation complémentaire

Selon mon interprétation, la vision décrite dans le troisième secret de Fatima relève de ce qu’on appelle un « rêve éveillé ». Il s’agit un phénomène très rare, conditionné par un état d’âme équivalent à celui dans lequel les visionnaires ont perçu les images de la Vierge. À la capacité de voir par la « vision intérieure », propre à des âmes « infantiles » aux capacités de perception peu altérées, s’ajoutent une grande disponibilité que favorisent en général des périodes de solitude prolongées, ainsi qu’une totale absence de doute et de frein critique, liée à une certaine ingénuité ainsi qu’à un très faible niveau d’instruction.

Chacun de nous, pour peu qu’il y soit attentif, peut recevoir dans son sommeil des « rêves de visions » chargés de messages symboliques, bien qu’ils ne produisent pas un impact comparable à celui d’un rêve éveillé. Les rêves sont de valeur très inégale ; les anciens Grecs disaient qu’ils étaient soit « fils de Zeus », soit « fils de la terre ». Le premier cas signifie qu’ils sont inspirés de l’esprit – ce qui n’est pas la majorité des rêves –, alors que dans le second cas, ils reflètent des impulsions du psychisme conscient ou inconscient.

Lorsqu’il s’agit d’une inspiration d’En-haut, celle-ci prend forme dans l’âme du « rêveur », où elle s’habille de formes imagées, inspirées par les croyances religieuses du sujet et par les représentations dont il est imprégné.

Pour confirmer la valeur symbolique du « troisième secret » de Fatima, on peut y apporter les interprétations supplémentaires suivantes.

L’évêque en blanc, ou le pape, et ses fidèles sont tués par des armes à feu et par des flèches. Il s’agit donc d’une vision intemporelle qui ne se limite pas au XXe siècle, mais qui s’étend aux époques bien antérieures où les armes à feu étaient inconnues, et sans doute aussi aux temps à venir. Le problème posé reste le même en quelque siècle que ce soit.

L’évêque vêtu de blanc ne désigne pas seulement le pape, ni même l’ensemble des papes qui se sont succédé, mais l’esprit de l’Église, dont la vocation est de s’élever au-dessus des passions terrestres qui ensanglantent le monde. En refusant de se compromettre avec les puissances de ce monde, l’Église s’expose à vivre des situations difficiles qui peuvent la conduire, dans les cas extrêmes, jusqu’au martyre plutôt qu’à la compromission. L’exemple est donné par le sacrifice du Christ, qui a transmué le mal en bénédiction.

Les énergies destructrices n’agitent pas seulement le monde extérieur, mais aussi l’intérieur de l’homme, son être psychique. Le croyant doit refuser toute compromission avec ces puissances de ce monde et gravir la pente afin de s’élever jusqu’au « sommet de la montagne », c’est-à-dire sur un plan de conscience supérieur, pour s’approcher de la grande Croix, le point central de l’être humain où la volonté divine s’accomplit.

La Croix plantée au sommet de la montagne est en troncs bruts, « comme s’ils étaient en chêne-liège avec leur écorce ». Le bois brut, presque vivant, symbolise la substance de l’âme. La croix salvatrice n’est donc pas une chose inerte mais un agent vivant. C’est dans son âme que le croyant doit trouver cet opérateur propre à transmuer les énergies destructrices en forces spirituelles vivifiantes.


[1] Communication prononcée le cardinal Angelo Sodano, Secrétaire d’État, le 13 mai 2000 à la fin de la concélébration eucharistique présidée par Jean-Paul II à Fatima

Les apparitions mariales


Il importe de respecter l’entière liberté de chacun de croire aux apparitions de la Vierge Marie. Le phénomène comporte néanmoins des aspects obscurs, propres à susciter le scepticisme y compris chez des croyants convaincus.

Les récits de ces visions, souvent écrits des années après les faits allégués, s’avèrent parfois discordants. Ils n’apportent, pour la plupart, aucune réponse de fond aux questions que pose la foi. Les messages de la Madone rapportés par les voyant(e)s sont en général d’une plate banalité ; ils se réduisent à des rappels à la prière, à la repentance et à la pénitence. On y trouve parfois des prédictions et des menaces apocalyptiques en punition du péché des hommes. Les « secrets » de La Salette parlent de grands malheurs qui frapperont la France et le monde, avant la conversion de tous les pays. Le Pape Pie IX, dit-on, n’aurait vu dans ces propos qu’un « ramassis de sottises ». Le curé d’Ars, pour qui une apparition n’était pas un dogme, répondit à ce sujet à l’abbé Raymond : « Cette apparition de La Salette n’est rien, n’en parlons pas. »

Les phénomènes de cet ordre paraissent relever davantage du psychisme que du spirituel. Ils ont pour origine soit un mensonge monté de toutes pièces, soit une hallucination couplée à l’autosuggestion. Pour ne rien simplifier, il est fréquent que les deux causes s’entremêlent.

La profusion du phénomène

Parmi les apparitions mariales les plus connues figurent celles de Guadalupe en Espagne et son équivalent au Mexique, celles de La Salette, de Lourdes et de Fatima ; mais il a existé une profusion de phénomènes de cet ordre, auxquelles la postérité a réservé des fortunes inégales ; beaucoup d’entre elles sont tombées dans l’oubli.

Le livre de Marc Hallet, Les apparitions de la Vierge et la critique historique, en recense un certain nombre, tout en s’appliquant, pour chacune d’elles, à démonter de façon convaincante la supercherie. Les développement qui vont suivre empruntent pour beaucoup à cet ouvrage.

Dans la quasi-totalité des cas, la réaction des autorité ecclésiastiques vis-à-vis des apparitions s’en tient, initialement du moins, à un scepticisme affirmé, sinon à une ferme condamnation. En présence des manifestations alléguées à Medjugorje en Bosnie-Herzégovine, l’Église locale a réagi en exprimant « ses plus extrêmes réserves ». Si l’Église devait cautionner chacune des prétendues apparitions, il n’est pas un endroit au monde qui ne déborderait de délires visionnaires.

Les mensonges et mystifications

Plus un individu est frustre et d’une intelligence réduite, plus il peut mentir avec aplomb et constance, car il ne perçoit pas les invraisemblances et les contradictions de son récit. C’est ainsi que les enfants « témoins » des apparitions affabulent avec une assurance déconcertante parce qu’à leur âge, ils se soucient peu de la vérité ; ils la discernent d’autant moins que leur instruction est faible ou inexistante. La réalité se confond plus ou moins avec leur imagination. De surcroit, ils sont suggestibles, et d’autant plus réceptifs à leur entourage que la menace d’un châtiment ou la promesse d’une récompense sanctionnera leur acceptation. Ils peuvent mentir par vanité et par malice, pour jouer un rôle qui fera d’eux des vedettes. C’est ce qui arrive quand des adultes réagissent en les mettant sur un piédestal ; ces êtres immatures s’enfoncent alors dans une spirale d’affabulations, alimentées parfois par des suggestions opérées sur eux par des adultes intéressés à entretenir le mensonge.

Il arrive parfois qu’une mystification, qui avait pour origine une plaisanterie ou la volonté d’abuser autrui, réussit si bien que la tentation est forte de la poursuivre. Son auteur se trouve vite prisonnier de son propre de jeu ; enfermé dans un processus de mensonge, il réagit comme un comédien qui préfère persister à mentir plutôt que d’avouer sa malhonnêteté.

On a pu détecter, dans certains cas d’apparitions, des manipulations à but politique ou commercial. À Ezkioga, en Espagne, quelques témoins, profitant d’une situation trouble, ont menti « de bonne foi » pour faire passer leurs idées politiques.

Le sanctuaire de Medjugorje

À Medjugorje, en Bosnie-Herzégovine, la mystification fut soutenue par les franciscains, en conflit avec la hiérarchie ecclésiastique qui leur ordonnait de quitter les lieux ; or la Vierge condamna cette décision et souhaita que les franciscains restent sur place ! Les apparitions de Medjugorje devinrent également une aubaine financière à la fois pour les franciscains, pour des auteurs et des éditeurs, et pour beaucoup d’habitants du village qui profitèrent de la faveur. Une campagne médiatique attira sur place des cars de pèlerins venus de tous pays du monde.

En 1872, des fillettes de Neubois en Alsace affirmèrent que la Vierge leur était apparue. Le curé du village les crut, et les enfants, voyant l’intérêt qu’on prenait à leurs récits, s’enhardirent à broder sur la supercherie. Les pèlerins commencèrent à affluer. Beaucoup de monde trouva intérêt à ce que Neubois devint un nouveau Lourdes, et les faiseurs de brochures, en flattant cet espoir, excitèrent tant la vanité des soi-disant voyantes que la cupidité générale. Cependant, la plaisanterie tourna court quand le curé du village fut remplacé, en 1876, par l’abbé Adam. Le nouveau prêtre, beaucoup moins crédule que son prédécesseur, obtint très vite les rétractations écrites de plusieurs des principales visionnaires, et le dévoilement de leurs mensonges compromit à leur tour celles qui ne s’étaient pas encore rétractées.

Les visionnaires sincères

Cependant, la plupart de ces visionnaires sont de bonne foi, ce qui les rend d’autant plus convaincants. Ce sont en général des personnes sans grande maturité, très facilement impressionnables, qu’en temps ordinaire on tendrait à taxer de cerveaux faibles et dérangés. La plupart sont des enfants, ou des adolescents ayant encore une psychologie enfantine. Dans les différents cas de visionnaires, on trouve des êtres à l’imagination agitée, avec une propension inconsciente à la fabulation, qui prennent leurs rêveries pour la réalité. Leur fantasme devient pour eux une vérité bien plus valorisante que leur banale existence ordinaire.

Un catholique, le professeur Lhermitte, de l’Académie de médecine de Paris, a conclu, au sujet des apparitions de 1932 à Beauraing, en Belgique, qu’elles s’intégraient dans la série des manifestations où l’on voit des enfants aux prises avec des illusions et des hallucinations sensorielles, auxquelles viennent se surajouter des interprétations, des déformations de la vérité sous l’influence d’une pression familiale et sociale[1].

On ne peut écarter la possibilité qu’un phénomène naturel inaccoutumé et mal identifié, comme un reflet lumineux ou la formation d’un nuage dans la vallée, puisse favoriser une apparition hallucinatoire sous l’effet de la paréidolie, la faculté de distinguer par l’imagination des formes précises dans une apparence visuelle qui ne relève que du hasard. Une certaine exaltation, empreinte de mysticité devant l’inconnu, contribue à magnifier la supposée vision.


Les apparitions de La Salette en 1846 eurent pour « témoins » une hystérique mythomane de 15 ans, Mélanie Calvat, et un espiègle de 12 ans avide de renommée, Maximin Giraud. Le curé de La Salette crut ces enfants qui lui dirent avoir vu la Sainte Vierge ; il annonça la nouvelle en chaire, ce qui aida à propulser le mythe. Les récits des apparition de La Salette comportent pourtant un grand nombre de contradictions. La commission d’enquête a même relevé qu’une fois au moins, Maximin avait amplifié le message de la Vierge à partir de la suggestion d’un adulte. Le cardinal De Bonald stigmatisa l’enquête, fondée sur des témoignages partiaux, que mena à sens unique un prêtre qui voulait y croire. Il écrivit à l’évêque du diocèse, de Bruillard, pour le mettre en garde, mais ce dernier avait commencé à acquérir de vastes terres englobant le lieu de l’apparition, et il annonça très vite la pose de la première pierre du sanctuaire de Notre-Dame de La Salette.

Bernadette Soubirous

Bernadette Soubirous, dans son enfance, vécut avec ses parents ruinés dans un misérable cachot humide de Lourdes, où sa santé fragile ne pouvait s’améliorer. Cette jeune illettrée présentait des troubles mentaux, qui suffisent à expliquer les apparitions à caractère hallucinatoire qu’elle eut dans la grotte de Massabielle. À cette époque où le surnaturel et la superstition faisaient partie intégrante de la vie des humbles gens, le bruit de l’apparition se répandit à Lourdes. Le curé Peyramale était convaincu non pas que Bernadette mentait, mais qu’elle était le jouet d’une illusion. Il sermonna l’enfant, lui dit qu’elle avait perdu la tête, en vain ; Bernadette était certaine que la dame lui apparaitrait de nouveau. L’ambiance qui régnait désormais autour d’elle était telle que l’autosuggestion s’était ancrée en elle.

La légende de la découverte miraculeuse de la source à Lourdes, bien que démentie par les enquêtes, continua à circuler parce qu’elle fut colportée par des auteurs peu soucieux de vérifier les faits. La première guérison miraculeuse obtenue par l’eau de la source fut rapportée par des témoins peu fiables, auxquels le curé Peyramale n’accorda aucun crédit. La source n’en reçut pas moins une affluence de malades et d’éclopés. Bernadette elle-même ne croyait pas aux miracles ; à un touriste anglais qui l’interrogea à leur sujet, elle répondit sans ambages qu’il n’y avait rien de vrai à tout cela.

De gauche à droite : Jacinta, Lucia et Francisco

À Fatima, les événements qui se produisirent en 1917 eurent pour principaux protagonistes trois enfants : Lucia dos Santos (10 ans) et ses cousins, Francesco Marto (9 ans) et Jacinta Marto (7 ans). Le 13 mai 1917 marqua le début des prétendues apparitions de la Vierge. Les témoignages de ces enfants furent loin d’être concordants ; les contradictions apparurent dès les premiers interrogatoires. Le curé du village, l’abbé Marquès Ferreira, ne crut jamais à ces apparitions, qu’il disait n’être que des illusions. Néanmoins, le rendez-vous avec la dame le 13 de chaque mois devint une habitude, tandis que des personnes pieuses accompagnaient les enfants en nombre croissant.

Bien que Lucia, qui fut à la base de ces visions, ait pu être qualifiée de mythomane, elle fait exception au cas général car il serait faux de voir en elle une demeurée. Elle était très ignorante étant jeune, mais non moins intelligente. Après avoir appris à lire et à écrire étant adulte, elle dévora des quantités de livres religieux. À 75 ans, elle fut au Portugal une des premières personnes à utiliser un ordinateur, dont elle apprit à se servir sans difficulté. Prosper Alfaric, ayant jugé l’enfant qu’elle était en 1917, trouva chez elle l’état d’âme des gens repliés sur eux-mêmes, qui se font un monde à eux et le tiennent pour réel. Dans des hameaux isolés, où les enfants gardent les troupeaux toute la journée dans des landes désertes, les jeunes imaginations travaillent et se nourrissent d’illusions, qui finissent par prendre plus de relief que la réalité. Lucia apparaît comme un spécimen de mythomane mystique, dupe de ses inventions, dont la contagion s’exerça sur ses cousins Francesco et Jacinta ; tous deux subirent tant son influence qu’ils devinrent hallucinés[2].

Les pseudo voyants ne font souvent que calquer sur leurs visions des images dont ils étaient déjà imprégnés. Il suffit de lire le récit de Catherine Labouré, sur les apparitions qu’elle eut de la Vierge Marie rue du Bac à Paris, pour y voir le produit de l’autosuggestion d’une fille inculte sous l’effet de réminiscences d’images mémorisées. La position qu’avait la Vierge, selon les dires de Catherine, était identique à celle représentée sur un tableau dans la chapelle qu’elle fréquentait. Bernadette Soubirous entendit la Vierge lui dire en patois lourdais « Je suis l’Immaculée Conception ». Après la promulgation par Pie IX, en 1855, du dogme de l’Immaculée Conception, de nombreuses images pieuses de Marie portaient cette expression, de sorte que Bernadette, qui n’en comprenait pas la signification, l’associa inconsciemment à la Vierge.

Les contagions collectives

À diverses reprises, des phénomènes d’hallucinations collectives par contagion se sont produits suivant un même scénario ; un gamin ou une gamine croit voir la Vierge dans un endroit isolé. La curiosité provoque un attroupement sur place. La conviction gagne les esprits, et une foule de plus en plus importante afflue. À mesure qu’elle augmente, elle s’autosuggestionne, et en dépit des avis négatifs émis par l’épiscopat, l’exaltation, fondée sur la naïveté et l’enthousiasme, engendre une épidémies d’hallucinations. D’autres enfants et de nombreux adultes des deux sexes croient à leur tour avoir vu la Vierge. Dès que Bernadette eut ses premières apparitions, d’autres visionnaires parurent et des visions, dites « parallèles » furent signalées à la grotte de Massabielle. Les voyants se multiplient, tant sur les lieux de l’apparition que dans des villages alentours, où on signale des extases et des convulsions. Chacun de ces visionnaires attire vers lui ses dévots, et des attroupements ou des processions se forment un peu partout. Les rumeurs les plus folles encouragent des idées délirantes. À Ezquioga, les visionnaires ne tardèrent pas à prophétiser, les uns annonçant la destruction de Paris par le feu, d’autres celle de Marseille, d’autres encore celles de Barcelone et de Saint Sébastien qui seraient englouties.

La foule à Fatima au moment du miracle solaire.

Parmi les prodiges qu’on a rapportés, en sus des guérisons miraculeuses, figurent des phénomènes célestes. Le 13 octobre 1917 à Fatima, beaucoup de témoins parmi la foule, ayant fixé le soleil, assurèrent qu’il effectua plusieurs bonds en tournoyant et en changeant de couleur, qu’il fonça vers la terre et regagna sa place. Il n’y eut aucune concordance ni cohérence dans ces témoignages ; la course du soleil en plein ciel fut décrite de façons très diverses. D’autres personnes, en revanche, ne virent rien, sans doute parce qu’elles prirent la précaution de ne pas fixer trop intensément le soleil.

Le « miracle solaire » de Fatima ne fut que le plus célèbre d’une série de psychoses collectives du même ordre. Les apparitions pullulèrent, en dépit de l’hostilité d’une grande partie du clergé portugais, que le pseudo prodige solaire ne convainquit nullement. En des endroits divers, les uns virent le soleil danser, tournoyer et changer plusieurs fois de couleur, d’autres aperçurent en plein jour des étoiles traçant des courbes dans le ciel. En 1933, à Onkerzeele en Flandres, alors que la foule regardait le soleil à peine voilé par des nuages, on crut voir voler devant l’astre un disque tantôt vert tantôt pourpre.

À Lourdes, l’agitation devint telle que la police dut fermer la grotte. Les visionnaires-comédiens s’éloignèrent, tandis que les croyants se calmèrent peu à peu et se tournèrent à nouveau vers Bernadette. Par la suite, le préfet dut ordonner de rouvrir la grotte, des directives étant venues du gouvernement à la suite de pressions exercées par des gens influents.

Au Pays basque agité en 1931 par des événements politiques, un vif sentiment irréligieux se développa ; le gouvernement fit enlever les crucifix dans les lieux publics. En réaction, toutes sortes de d’apparitions furent signalées ici et là. À Ezkioga, l’enthousiasme et l’emportement mystique entrainèrent des manifestations singulières : les uns mimaient la flagellation tandis que d’autres, étendus au sol ou sur une estrade, paraissaient se faire crucifier. L’évêque mit un frein aux exaltations en multipliant les condamnations, mais comme plusieurs visionnaires s’entêtaient, il transmit le dossier de l’affaire à Rome au Saint-Office, qui déclara les apparitions « totalement dépourvues de caractère surnaturel ». Ce jugement, aussitôt publié sur ordre de Pie XI, entraina la déconfiture des derniers visionnaires d’Ezkioga et de leurs partisans.

L’accréditation officielle des apparitions

Souvent, la reconnaissance officielle d’une apparition mariale par l’Église s’éclaire dans son contexte historique et politique. À Guadalupe, en Espagne, il s’agissait pour le clergé local de marquer le coup pour contrer la foi musulmane. Au Mexique, un Indien eut la vision d’une dame dont il crut entendre qu’elle se nommait Notre-Dame de Guadalupe, un nom qu’il avait sans doute entendu prononcer à propos du célèbre sanctuaire espagnol. Son récit s’avéra utile pour évangéliser les Indiens, qu’il fallait convaincre de renoncer à leurs divinités ; l’image de la Vierge apparaissait identique à l’une des déesses qu’ils avaient adorées.

Au Portugal, un putsch militaire imposa en 1926 la dictature de Salazar. Alors que le cardinal de Lisbonne, Mendes Belo, ne crut jamais aux apparitions de Fatima, à sa mort, on nomma à sa place Cerejeira, un ami personnel de Salazar. Peu après, l’évêque local, da Silva, reconnut la légitimité des apparitions et du culte qu’il avait lui-même mis en place, et que Salazar ne cessa de favoriser pour des raisons politiques. Dans les années 30, la crainte du péril communiste motiva les évêques à organiser des pèlerinages à la Vierge pour préserver le pays d’un tel fléau.

Le sanctuaire de Lourdes

Dans la plupart des cas, l’Église, après avoir désavoué l’emballement suscité par les apparitions, finit par récupérer le mouvement tout en le canalisant. De surcroit, bien des pressions, pour l’essentiel d’ordre financier, s’exercent dans ces affaires, les pèlerinages représentant une véritable manne pour une région. Les autorités ecclésiastiques consacrèrent les sanctuaires de La Salette, de Lourdes et de Fatima. Elles n’eurent qu’à s’en féliciter, car la réunion de foules animées d’une telles conviction produit un effet multiplicateur chez les participants, qui reviennent de leur pèlerinage plus convaincus que jamais. En 2019, le pape François, bien qu’il n’ait pas reconnu les apparitions de Međugorje, autorisa les pèlerinages officiels sur le site.

Pour éviter que les voyants à l’origine des visions ne dévient au détriment de leur image, on s’efforça de les cloitrer. Mélanie et Maximin furent placés dans un couvent où on tenta de leur donner un peu d’instruction, mais ce fut un échec. En 1866, Bernadette entra au couvent à Nevers sous le nom de Sœur Marie-Bernard, où elle resta jusqu’à sa mort en 1879. L’évêque Da Silva envoya Lucia, seule survivante des trois visionnaires de Fatima, étudier chez les Sœurs à Vilar, un faubourg de Porto ; on fit ensuite d’elle une religieuse. Sitôt que l’évêque l’eut éloignée, il acquit à Fatima une vaste superficie de terrain sur lequel on bâtit une chapelle et un hôpital, songeant sans doute à l’accueil des pèlerins malades.

Importance de la Vierge Marie

Le succès que rencontrèrent les apparitions mariales, tout discutable que soit leur réalité, ne soulève pas moins une interrogation. Pourquoi est-ce la Vierge Marie qui se manifeste plutôt que le Christ Jésus, ou un archange, ou même un saint ou un apôtre ?

La réponse fait appel au « féminin sacré », dont la résurgence est une tendance propre à ces derniers temps, que ce soit chez les chrétiens ou chez les néopaïens. Elle répond à un besoin, celui de raviver, dans le contexte actuel, la croyance en la « Déesse », le principe divin féminin que presque toutes les traditions spirituelles du monde ont perçu et vénéré. La notion ne concerne pas seulement l’aspect féminin de la Divinité, mais la composante spirituelle de l’âme humaine, que personnifie également la Vierge Marie. Cette dimension méconnue de l’être intérieur ne demande qu’à s’exprimer en tant que source d’énergie et d’inspiration.

Dans le cas des apparitions mariales, les psychanalystes jungiens parleraient d’un archétype présent dans l’inconscient collectif, ce qui renvoie à un phénomène d’ordre psychique plutôt que spirituel.

Le féminin sacré est présent dans le christianisme depuis son origine, mais le contexte historique et politique a fait que les hiérarchies ecclésiastiques, peu préoccupées de diffuser son enseignement, ont limité sa perception à la dévotion à la Vierge Marie. La composante sentimentale de la croyance se polarisa ainsi sur cette figure, dont l’aspect bienveillant et protecteur apparait plus manifeste que celle de Dieu le Père, ou même que celle du Christ.

Pour peu que, de surcroit, des visionnaires se voient comme faisant l’objet des faveurs que la Madone accorde à ses élus, on devine la force qui pourra animer leur conviction.


[1] Jean Lhermitte, Le problème des miracles, Paris, Gallimard, 1956, p. 178.

[2] Prosper Alfaric, Fatima – Comment se crée un lieu saint, Paris, Cercle E. Renan, 1954, p. 9.

Simone Weil

Ces derniers temps, on a redécouvert Simone Weil, dont la pensée s’offre comme l’exemple d’une pure intelligence. La contribution essentielle de cette auteure ne consiste pas dans l’élaboration d’un corps doctrinal, mais dans un grand nombre d’analyses portant sur des domaines très divers, qui convainquent par leur finesse et leur pertinence.

Cette philosophe d’inspiration platonicienne ne pouvait nier l’existence de la Providence, de même que cette militante engagée dans l’action sociale ne pouvait démentir l’importance de la Volonté humaine. Néanmoins, quand elle approfondit sa pensée dans sous ouvrage, La pesanteur et la grâce, en prenant de la distance – ou de la hauteur -, la marge de liberté humaine lui parait se réduire à une alternative entre la Nécessité, assimilée à la pesanteur, et la Providence équivalente à la grâce.

Pour Simone Weil, tout ce qui existe dans l’univers sensible est soumis à la Nécessité, avec ses limites et ses lois de variation[1]. Les supposés desseins de la Providence sont des mirages de l’imagination. Ce qu’on peut attribuer à la Providence, c’est l’existence de l’ordre du monde, qui exclut tout arbitraire divin, et dont le mécanisme aveugle de la Nécessité représente l’un des aspects. La Providence ne vient jamais déranger cet ordre qu’elle a généré. La Nécessité du monde résulte d’une combinaison de relations instituées par une pensée de source transcendante. Elle s’impose comme une contrainte, mais elle participe également à l’intelligence, à la justice et à la beauté, car cette médiatrice instaure un agencement par lequel chaque chose à sa place permet aux autres choses d’exister.

Face à la Nécessité, la première aspiration de la Volonté humaine est celle de la liberté. Ses partisans s’accordent en général à définir la liberté comme consistant dans l’absence de pouvoir arbitraire, susceptible de la contraindre en dehors de ce que disent les lois jugées acceptables par la conscience humaine. Cette volonté d’autonomie revendique la faculté de se donner sa propre norme, en refusant qu’elle soit imposée par la tradition ou par une instance supérieure. Dans les faits, la liberté se définit avant tout par la sensation qu’on la possède. Ce sentiment ne peut être ni imposé par la contrainte ni distillé par la propagande, bien qu’on puisse forcer les gens à l’exprimer sans qu’ils l’éprouvent. Le critère, qui reste d’ordre intérieur, consiste dans « une certaine intensité de vie morale qui est toujours liée à la liberté »[2].

L’homme ne subit pas moins une nécessité rigoureuse, car le déterminisme s’étend aux faits psychologiques. Bien qu’un sentiment de libre choix reste inséparable de l’idée de Volonté humaine, cette dernière n’en est pas moins soumise, comme les phénomènes naturels, aux lois de la Nécessité. Simone Weil méconnaît la marge d’autonomie que Dieu laisse dans le monde, et qui permet à la liberté d’exister. Pour elle, la pesanteur est toute-puissante : la plupart des actions humaines, dictées par l’appétit des sens, sont assujetties au déterminisme. L’homme, même s’il aime à se croire libre, demeure l’esclave des forces qui gouvernent le monde comme lui-même. Certaines situations le forcent cependant à prendre conscience de son illusion, notamment quand la contrainte brutale, la souffrance et, surtout, le malheur s’imposent à lui comme des maîtres absolus, qui le ramènent de façon brutale en face de la Nécessité.

Simone Weil en Espagne durant la guerre civile

À plusieurs reprises, Simone Weil met en évidence l’effet de la nécessité dans l’histoire. Ainsi, la fatalité consolide l’État bureaucratique, qui inspire une fois aveugle aux multitudes et reproduit chaque jour les mêmes choses que la veille. À Rome, l’empire tenait par le mécanisme d’une administration centralisée et d’une armée disciplinée ; le pouvoir d’État reposait sur l’emprise de la force sur les âmes. La machine étatique restait intacte à travers les luttes civiles et la fantaisie des empereurs, les coups d’État à répétition ne changeant que le souverain à sa tête[3].

De même, les révolutions prolétariennes, censées libérer l’homme, ont reproduit son asservissement dans la collectivisation, car l’imagination des ouvriers plongés dans le malheur est forcée d’en porter la marque. S’ils tentent de s’en dégager, ils rêvent d’un impérialisme ouvrier qui ne vaut pas mieux qu’un impérialisme bourgeois, car l’oppression forme à son image aussi bien les opprimés que les oppresseurs[4].

La seule chose qui rend libre, c’est l’amour surnaturel ; la liberté sans amour surnaturel, celle de 1789, n’est qu’une abstraction sans aucune possibilité de devenir réelle. La pesanteur ne peut être mise en échec que par la grâce ; il n’existe pour l’homme aucune autre liberté en dehors de celle d’opter pour la grâce surnaturelle. La notion de justice est ambiguë, car comme le dit Simone Weil en se fondant sur Platon, on n’a rien compris tant qu’on confond l’essence du nécessaire avec celle du bien. La vraie justice suppose que l’homme ait la possibilité de choisir le bien en rejetant le mal, tandis que la Nécessité implique l’absence de choix.

Les préoccupations sociales n’en restent pas moins très présentes dans l’œuvre de Simone Weil. Elle expose notamment qu’un milieu propice au développement de l’âme n’est préservé que par une vie sociale peu centralisée, fondée sur l’équilibre, avec des limites posées à l’arbitraire, ce qui permet aux individus de se soumettre sans que le pouvoir d’État imposé par la contrainte ne les entraine à s’abaisser[5].

Albert Camus a rendu justice à la contribution, dans le domaine social, de celle qu’il qualifia de « seul grand esprit de notre temps » : « Il me paraît impossible d’imaginer pour l’Europe une renaissance qui ne tienne pas compte des exigences que Simone Weil a définies dans L’Enracinement ».


[1] Intuitions préchrétiennes, p. 36.

[2] Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1979, p. 376-377

[3] Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1979, p. 48.

[4] L’enracinement, Gallimard, Paris, 1970, p. 73.

[5] Écrits historiques et politiques, Gallimard, Paris, 1979, p. 110.

Pascal Bancourt - Écrivain