Le prétendu fond occulte du nazisme

Les spéculations sur l’ésotérisme nazi et les dessous occultes du Troisième Reich flattent un certain goût pour le paranormal et le sensationnel que ne contentent pas les explications d’ordre social, politique ou économique. Divers auteurs ont prétendu éclairer la folie tragique du nazisme par des influences surnaturelles que révélerait une lecture « ésotérique » de l’histoire.

Les interprétations « occultistes » du nazisme prétextent l’insuffisance des sciences sociales et humaines, à leur état actuel, pour expliquer de tels phénomènes d’agitation collectives. Les analyses marxistes, psychanalytiques ou combinant les deux laissent un gout d’insatisfaction. Comment un marginal comme Hitler, qu’au début personne ne prenait au sérieux, a-t-il pu durant plus de vingt ans marquer l’Allemagne de son emprise ? Comment sa doctrine d’une lamentable indigence, martelée dans ses discours, a-t-elle pu entrainer les foules, mais aussi des intellectuels qu’on aurait crus inaccessibles à de telles inepties ? Tant de faits terribles, d’actes cruels et aberrants commis avec l’obéissance servile de la multitude devaient s’expliquer par d’autres facteurs.

Une littérature à sensation

La parution en 1960 du best-seller de Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le Matin des magiciens, contribua à propager dans le grand public des affabulations sur les racines occultes du national-socialisme. Ce pavé truffé d’hypothèses, et d’une rigueur historique discutable, ne rejette pas les éléments d’explications d’ordre politique ou socio-économique, mais en partant de la constatation que les sciences actuelles et les critères historiques habituels ne suffisent pas à tout expliquer, il soutient que les événements ne deviennent compréhensibles que sous l’éclairage d’un ésotérisme nazi, et trouve plus convainquant d’évoquer le rôle qu’auraient joué certains cultes et cosmogonies étranges.

Le Matin des magiciens ouvrit la voie à la production de nombreuses autres publications aussi peu argumentées, d’une crédibilité douteuse, destinées au grand public. Parmi ces ouvrages on peut citer ceux de Werner Gerson (Le nazisme, société secrète, 1969), André Brissaud (Hitler et l’ordre noir, 1969), René Alleau (Hitler et les sociétés secrètes, 1969), Jean-Michel Angebert (Hitler et la tradition cathare, 1971), Travor Ravenscroft (La Lance du Destin, 1973), James Herbert Brennan (The Occult Reich, 1974), François Ribadeau Dumas (Hitler et la sorcellerie, 1975), Robert Ambelain (Les arcanes noirs de l’hitlérisme, 1984) ou Jacques Sourmail (Allemagne, une histoire secrète, 2012).

Cette littérature à sensation se caractérise par une connaissance approximative du sujet, l’absence de bases historiques sérieuses et la répétition d’affirmations inexactes, parfois extravagantes, sans souci de vérifier la fiabilité des sources. Les spéculations sur l’« histoire secrète » du national-socialisme soutiennent des hypothèse les plus farfelues, comme celles d’une communauté initiatique démoniaque sous-jacente au Troisième Reich, de l’action secrète de « Supérieurs Inconnus », celle de magiciens ou de grands prêtres d’un culte satanique, d’une lutte des dieux derrière les événements apparents, de l’action d’un courant magique luciférien, d’une « centrale d’énergies » orientée vers le mal…

Rudolf Hess

Les extrapolations sur le paganisme nazi et sur les liens du national-socialiste avec l’occultisme ou le mysticisme prennent appui sur des cas particuliers montés en épingle ; Rudolf Hess, Alfred Rosenberg, Heinrich Himmler et les hauts dirigeants de la SS sont connus pour s’être intéressés aux théories occultistes et au paranormal. Cette démarche attribue cependant une influence excessive, sur le plan doctrinal, à ces dignitaires suspectés d’avoir inspiré la « doctrine secrète » du nazisme et d’avoir refondé un culte néopaïen.

Les historiens, dans leur majorité, ne verront dans ces fantaisies que des impostures ou des élucubrations sans fondement, motivées par le chiffre de ventes en exploitant la fascination du public pour le sensationnel. Dans la décennie 1970, un livre sur les aspects ésotériques du nazisme tirait à des dizaines de milliers d’exemplaires.

Les inspirations dites occultistes du nazisme

Au début du XXe siècle en Allemagne, toute une nébuleuse de doctrines ésotériques et de sociétés secrètes ont précédé l’idéologie nazie, leurs concepts clefs mêlant occultisme, pangermanisme, racisme, antisémitisme, messianisme fondé sur la suprématie aryenne et invocation d’une mythologie germanique préchrétienne. Avant le Troisième Reich, une série d’organisations, de clubs, de conjurations ou de groupes plus ou moins élitistes autobaptisés « ordres » ou « loges » ont foisonné en Allemagne et en Autriche. Le roman d’Edward Bulwer-Lytton, La Race qui nous supplantera, inspira même la création à Berlin d’une communauté secrète, la Société du Vril, le vril étant cette formidable énergie dont la maîtrise assurerait la domination du monde.

Cet ésotérisme d’extrême droite se nourrissait de doctrines exotiques comme l’armanisme de Guido List, l’ariosophie de Lanz-Liebenfels ou la théozoologie, et d’éléments récurrents comme la pensée völkisch, le paganisme nordique, les forces du Sang et de la Terre, la foi en la race germanique des Seigneurs menacée par les Juifs…

Parmi toutes ces organisations secrètes ou quasi-secrètes, l’une en particulier fera parler d’elle et nourrira bien des fantasmes : la Société Thulé.

La Société Thulé

Emblème de la Société Thulé

Divers auteurs parmi lesquels figurent Louis Pauwels et Jacques Bergier, Werner Gerson, Jan van Helsing et Jacques Sourmail ont attribué un rôle de « centre magique », de moteur occulte ou de foyer d’énergies du nazisme à la Société Thulé, une société secrète initiatique qui aurait exercé une influence essentielle sur le mouvement nazi à ses débuts. Il est vrai qu’avant que la Société Thulé dépérisse dans les années 1920, certains de ses membres, dont Karl Harrer, fondèrent en 1919 le DAP, le Parti des Travailleurs Allemands, que Hitler transformera en 1920 en NSDAP, le parti nazi. D’autres dignitaires du parti puis du régime nazi furent adeptes de la Société Thulé, ou sont soupçonnés de l’avoir été ; parmi eux figurent Gottfried Feder, Hans Frank, Rudolf Hess, Alfred Rosenberg et Dietrich Eckart, qui fut le maître à penser d’Hitler avant qu’il se fâche avec lui.


Rudolf von Sebottendorf

Un aventurier féru d’ésotérisme, Rudolf Glauer, alias Rudolf von Sebottendorf, qui avait vécu en Orient, créa en 1918 à Munich une branche du Germanenorden, l’« ordre des Germains » (fondé à Leipzig en 1912), qu’il baptisa Société Thulé ou Ordre de Thulé. Le même personnage, dans son livre paru en 1933, Bevor Hitler kam (Avant qu’Hitler n’arrive), se flatte de présenter le parti nazi comme étant une émanation de son groupe d’extrême droite pseudo-mystique.

À l’origine, la Société Thulé était un groupe d’études sur l’Antiquité germanique, l’ésotérisme völkisch et les anciens mythes païens, à l’instar de multiples groupuscules völkisch qui fleurirent en Allemagne après 1918. Comme l’explique l’historien Stéphane François (Les Mystères du nazisme : aux sources d’un fantasme contemporain, 2015), ce fut moins une société ésotérique adonnée aux rituels magiques qu’un groupement d’extrême-droite antirépublicain et antidémocratique, nationaliste, raciste et antisémite, comme il y en eut beaucoup en Allemagne à l’époque. Certains de ses membres marquaient un attrait pour l’ésotérisme völkisch, mais cela n’avait rien d’exceptionnel dans les milieux de ce genre[1].

De la Société Thulé, le parti nazi récupéra le salut « Heil und Sieg ! », devenu « Sieg Heil ! », ainsi que certains éléments symboliques comme la croix gammée. Avant que l’Ordre de Thulé n’arbore la swastika, ce symbole universel, connu pour son effet fascinant, était déjà répandu depuis le XVIIIe siècle dans les milieux ésotériques allemands. Il fut repris par des mouvements nationalistes qui l’associèrent à la race aryenne ou nordique.

Hermann Rauschning

Des auteurs d’inspiration occultiste, comme Werner Gerson (Le nazisme, société secrète, 1969), ont présenté comme une certitude qu’Hitler était un initié de la Société Thulé. Cette allégation se fonde sur le témoignage, largement remis en cause, d’Hermann Rauschning (Hitler Speaks, 1939). Mais les historiens restent sceptiques vis-à-vis de ses affirmations que rien ne certifie. Si Hitler a pu connaitre des membres de l’Ordre de Thulé, rien n’indique qu’il fréquenta cette organisation, et s’il le fit, écrit Stéphane François (Les Mystères du nazisme, 2015), la Société Thulé fut loin d’être la matrice du nazisme. Le même historien réfute également les assertions de Louis Pauwels et de Werner Gerson, qui attribuent au théoricien et géographe Karl Haushofer une influence ésotérique sur l’idéologie nazie, et qui font de ce personnage un membre important de l’Ordre de Thulé et de la Société du Vril.

Quant à soutenir que la Société Thulé, ou d’autres groupements ésotériques, aient été inspirés par des êtres surnaturels, guidés par des dirigeants invisibles ou porteurs de forces surhumaines, cela relève de la liberté laissée à chacun de croire à toutes sortes d’assertions.

La tentation d’une religion néopaïenne

Thor, détail du tableau de Mårten Winge, 1872

Des tenants de l’ésotérisme nazi ont voulu voir dans le national-socialisme la résurgence de l’ancienne religion nordique, qui aurait survécu dans les limbes après avoir été supplantée par le christianisme. Dès 1940, Lewis Spence (Occult Causes of the Present War) identifiait un courant païen dans le nazisme. La musique de Wagner n’a pas peu contribué à exalter dans les têtes l’ancienne mythologie germanique. L’idée d’un paganisme intrinsèque au national-socialisme découle surtout de la présence bruyante, dans les instances du Troisième Reich, de dirigeants imprégnés de ces croyances, comme Hess, Rosenberg ou Himmler. Rosenberg et Himmler s’essayèrent à recréer un culte néopaïen fondé sur un bricolage mythologique.

Heinrich Himmler

Au sein du régime, Himmler, entiché d’un néopaganisme germanique, mit en place des rituels à base de doctrines ésotériques pour la formation « initiatique » de l’encadrement SS. Alors que les SS moyens n’étaient que des robots façonnés par un dressage abrutissant, le « cercle intérieur » de leurs chefs accédait à la doctrine secrète selon leur rang. Cette bouffonnerie atteignit au moins un objectif : convaincre ces hommes supérieurs qu’étaient les SS qu’ils se situaient au-delà du bien et du mal. Cependant, comme l’ajoute l’historien Stéphane François, une partie des dignitaires nationaux-socialistes, comme Goebbels, Goering ou Speer, se moquaient du paganisme et des obsessions irrationnelles d’Himmler, auxquelles ils n’adhéraient pas du tout ; et bien d’autres dirigeants n’avaient que faire de ces thématiques[1].

Alfred Rosenberg

Le théoricien « officiel » du régime, Alfred Rosenberg, prônait une religion refondée mêlant ésotérisme, néopaganisme germano-nordique et spéculations völkisch, appuyée sur une mystique du sang et de la race ; mais l’influence de Rosenberg a été largement surévaluée. L’homme était fort peu apprécié au sein des principaux responsables nazis. La soi-disant « Bible » du national-socialisme, Le Mythe du XXe siècle, loin de faire autorité dans les cercles dirigeants, y fut très peu lue ; en revanche, ses textes lui attirèrent l’inimitié des membres chrétiens du parti. Hitler lui-même confessa à Albert Speer ne les avoir jamais lus dans leur intégralité (Martin Broszat, L’État hitlérien : l’origine et l’évolution des structures du Troisième Reich, 1985).

L’attitude du régime nazi montra ainsi certaines ambiguïtés ; il dut tolérer les théories occulto-aryennes délirantes de certains de ses membres, comme Himmler et la SS, alors que Hitler, soucieux de ne pas liguer contre lui l’ensemble des chrétiens, ne se déclara jamais en faveur d’un tel culte.

Otto Skorzeny

On a écrit, entre autre, qu’Himmler aurait chargé l’officier SS Otto Skorzeny d’organiser une expédition en vue de retrouver le saint Graal. Après la guerre, Skorzeny reçut même des propositions financières alléchantes pour qu’il révèle où se cachait cet objet sacré ! Interrogé à ce sujet, cet ancien SS démentit cette absurdité, avouant qu’à l’époque il ne savait même pas ce qu’était le Graal. La confusion venait sans doute du nom de code « Alaric » qui fut donné aux opérations menées par Skorzeny pour récupérer Mussolini, car selon une légende, Alaric, après avoir pillé Rome, aurait ramené dans le sud-ouest de la France le Graal, que les Romains avaient volé à Jérusalem[2]. Ces histoires à Himmler, ajoute Otto Skorzeny, faisaient rigoler tout le monde.

Hitler et l’occultisme

L’idée d’un Hitler porté sur l’occultisme résulte en partie des conversations que rapporte Hermann Rauschning dans Hitler Speaks (1939), mais les historiens mettent en doute la crédibilité de son livre. À supposer qu’Hitler ait éprouvé dans sa jeunesse quelque intérêt pour les idées mystiques et occultes, il n’en fit pas une ligne politique. Richard Weikart (The Roots of Hitler’s Evil in Books and Culture, 2001) affirme, en accord avec d’autres historiens, qu’Hitler ne portait aucun intérêt à l’occultisme ou aux expériences surnaturelles. En privé, il méprisait les tentatives d’Himmler de faire revivre les anciens rites païens ; Otto Skorzeny (déjà cité) confirme l’opinion désobligeante qu’il exprimait sur le mythe SS créé par Himmler. Hitler n’avait guère besoin de plonger dans de telles divagations pour entretenir sa folie.

On a pas moins fait d’Hitler un médium qui aurait été possédé par des forces obscures démoniaques après avoir été initié par la Société Thulé. Selon Pauwels et Bergier, il parait avéré que cet individu médiocre à la base, frustré et agité par de fortes passions, était en contact avec les « Supérieurs Inconnus », et qu’il fut le support de puissances surnaturelles, l’agent de redoutables énergies cachées qui se servirent de lui plus qu’il ne s’en servit…

À la base de ces forces obscures, Jacques Sourmail (Allemagne, une histoire secrète, 2012) voit la résurgences des dieux sanguinaires, Wotan, Thor ou Odin, qui régnaient autrefois sur les peuples germaniques, et qui tentèrent de prendre leur revanche sur le christianisme. Le nazisme fut, dans son essence, « le réveil de Wotan », une puissance surnaturelle morbide qui avait le pouvoir de prendre possession de certains individus prédisposés, comme ce fut la cas avec Hitler.

Cependant, pour comprendre en quoi consistent ces forces qui peuvent pousser les hommes aux catastrophes les plus absurdes, il n’est pas besoin d’évoquer des dieux sanguinaires ni des conjurations occultes ; il suffit de connaitre ce que la science redécouvrira peut-être un jour sur le fonctionnement de la vie psychique, individuelle et collective.

Explication sur les forces « surhumaines »

Julius Evola

Quand le philosophe métaphysicien Julius Evola, qui avait connu de l’intérieur le nazisme allemand, fut interviewé au sujet du fond occultiste ou de magie ténébreuse dans le national-socialisme[3], il confirma qu’il s’agissait là de pures fantaisies ; on pourrait tout au plus parler de caractère « démoniaque » dans le cas de tout mouvement qui, sur la base d’une fanatisation des masses, crée l’équivalent d’un tourbillon psychique centré sur le chef démagogique qui, en se servant d’un mythe, parvient à déclencher cette sorte d’hypnose collective. Un tel phénomène, courant dans l’histoire, n’a rien d’occultiste ou de magique au sens propre, même s’il possède un fond obscur encore ignoré de la science moderne.

Il faut savoir que toute pensée, toute volition et toute impulsion passionnelle de l’homme imprègne l’atmosphère psychique dans laquelle baigne le monde physique. Ces émanations de plusieurs individus, en convergeant et en s’agrégeant autour d’une idée-force, peuvent donner naissance en une sorte d’entité collective qui va entrainer dans son tourbillon psychique d’autres individus, lesquels vont également la nourrir de leur propre énergie. Ces égrégores psychiques peuvent communiquer leur force à des institutions politiques ou religieuses. Si de telles dominations sont de nature instinctives et passionnelles, elles vivent en dévorant dans l’ordre invisible comme dans le visible ; elles aspirent les énergies des individus de même nature qu’elles, tout en les emportant dans leur exaltation.

Notre époque a supprimé les dieux pour les remplacer par des idoles laïques qui exigent et obtiennent bien davantage de dévotion, comme la Nation, l’Empire, la Classe sociale, le Parti, le Peuple… Ces « divinités », qu’on croit purement abstraites, sont anthropophages ; elles réclament du sang et des sacrifices humains, qu’on ne leur refuse pas. On peut alors parler de dieux dévorateurs, de puissances invisibles qui hantent et manipulent les individus dans l’atmosphère fluidique ; on peut même les appeler Wotan ou Odin, par référence à d’anciens mythes, pourvu de savoir que c’est l’homme qui crée ces déités sinistres en les tirant et en les animant de sa propre substance psychique. Leur prêter une existence autonome antérieure aux humains n’est digne que d’une littérature fantastique.

La volonté humaine ne cesse de générer de tels êtres collectifs dont la puissance grandissante finirait par tout dévorer, s’il n’était dans la nature de la volonté humaine de s’affaiblir en se divisant. En revanche, dans des périodes troublées et agitées, pour peu que paraisse un homme fatidique capable, sans qu’il le sache lui-même, de fixer ce flot d’énergie psychique, il disposera d’un agrégat de forces redoutable. Il n’est pas nécessaire qu’il ait été initié par une quelconque société secrète pour déployer un tel pouvoir ; il suffit qu’il soit doté d’une disposition innée et, surtout, d’une conviction obtuse dans les idées qu’il agite. Pour Hitler, l’obsession antisémite et l’orgueil racial et national ont constitué de tels fixateurs.

S’il est relativement facile de créer de telles dominations instinctives, ces dernières ne meurent pas sans avoir provoqué leur lot de ravages et consommé quantité de chair et de sang. L’égrégore communiste a fini par dépérir après avoir broyé des millions de vies, tandis que pour effacer l’égrégore nazi, encore plus virulent, il n’a pas fallu moins qu’un déluge équivalent à un « crépuscule des dieux ».

1945, fin de la guerre en Europe. Berlin en ruines

[1] Volker Saux, Nazis et occultisme : aux sources d’un fantasme, geo.fr, 15 juin 2016.

[2] Christian Bernadac, revue Les dossiers secrets du IIIe Reich, avril 2007, p. 60 & 62.

[3] Julius Evola, le Visionnaire foudroyé, Copernic, 1977, p. 115-116.

L’engrenage de Sergueï Jirnov

Sergueï JIRNOV, ancien officier supérieur au service d’espionnage du KGB, nous parle de sujets qu’il connait bien. Du temps de l’URSS, ses brillantes études et son engagement politique lui valurent d’intégrer le très convoité MGUIMO, l’Institut d’État des Relations Internationales de Moscou. En 1992, il démissionne des services de renseignements russes pour travailler comme enseignant, journaliste télévisuel et consultant international. Poursuivi en Russie pour divulgation de secrets d’État, il doit en 2001 s’exiler en France, un pays dont il maitrise parfaitement la langue. Depuis lors, il est régulièrement sollicité par des médias français et internationaux pour apporter son expertise dans les domaines de la géopolitique, de l’histoire secrète de l’URSS et de la Russie, des affaires politico-médiatiques et des relations internationales.

Il est l’auteur de quatre livres, dont le dernier paru, L’Engrenage, analyse les causes et les ressorts de la guerre déclenchée par Poutine contre l’Ukraine. Son témoignage, à la fois impressionnant et captivant, éclaire le mécanisme des évènements qui ont mené le monde au bord du conflit nucléaire. Il dévoile la personnalité du tsar du Kremlin, dont il décrypte les agissements depuis les coulisses du régime, et livre de précieuses indications sur le fonctionnement du pouvoir suprême en Russie.

L’auteur a l’avantage d’avoir connu Vladimir Poutine au sein même des instances du KGB. Il a croisé le personnage à plusieurs reprises, quand ce dernier n’était encore qu’un agent sans envergure en proie à la frustration. Il connait le caractère de cet homme, ses obsessions et ses rancœurs, son cynisme, sa brutalité et son absence d’empathie, sa passion pour le pouvoir, son appétence à manipuler les gens et à les torturer psychologiquement. Ce despote sanguinaire qui a grandi dans les bas-fonds de Léningrad, parmi les voyous et les bandes de délinquants, se révèle être également le digne héritier d’une longue tradition de coups tordus, d’assassinats et d’empoisonnements dont le KGB usait en abondance. Sergueï Jirnov relate l’ascension de cet exécutant gris et insignifiant, dont l’ambition dévorante fut longtemps entravée par ses maladresses mais qui, après avoir essuyé une suite d’échecs, parvint à occuper des postes stratégiques et à étendre son influence au sein du pouvoir d’État.

Poutine a très mal vécu la chute de l’empire soviétique et les révoltes populaires qui l’ont accompagnée. Néanmoins, lui qui, en entrant au KGB, avait juré de défendre le régime communiste, et qui déplorait la fin de l’URSS comme étant « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », n’a pas rechigné à servir son mentor du moment, Boris Eltsine, celui qui avait acté la mort de l’Union soviétique en signant les accord de Minsk en 1991 avec la Biélorussie et l’Ukraine. Il se rendit indispensable auprès de ce président alcoolique, malade et impopulaire, dont il écarta les adversaires en les discréditant.

Quand il succéda à Eltsine, les oligarques russes, nouvellement enrichis, crurent pouvoir manipuler ce nouveau dirigeant aussi aisément qu’ils le firent avec son prédécesseur. Très vite cependant, une épidémie de « suicides » et de morts suspectes allait les décimer, ainsi que des personnages haut placés dans les services de l’État, susceptibles de vouloir renverser le nouveau tsar. Tout au long de son règne, les opposants et les journalistes trop curieux furent assassinés.

En même temps, ce grand manipulateur séduit et se fait passer pour l’homme providentiel. Il récupère pêle-mêle la grandeur passée de l’URSS, le néonationalisme russe et la religion orthodoxe nationalisée pour créer sa propre idéologie impérialiste. Il cristallise le sentiment d’humiliation et de frustration, durement ressenti dans la population russe, touchée par l’appauvrissement du pays et par son déclassement en tant que puissance mondiale depuis la fin de l’URSS. Il saura agiter ces blessures, quand viendra son heure, pour prétendre rendre au peuple russe sa fierté perdue.

Depuis vingt ans, toutes les pièces du puzzle s’étalent devant nos yeux. Les crimes de guerre commis en Tchétchénie, en Géorgie et en Syrie n’ont suscité dans le monde que de tièdes réactions. Ce qui se joue en Ukraine dépasse le cadre d’un conflit régional terriblement meurtrier, mais géographiquement circonscrit ; ce sont les États-Unis et l’Europe que défie Poutine. Des services de renseignements et des chercheurs avisés avaient déjà averti qu’il s’en prendrait un jour à l’Ukraine ou aux pays Baltes, mais les politiciens occidentaux, ne voulant pas croire les Cassandre, ont négligé leurs alertes. La lâcheté des Occidentaux en Syrie ne fit qu’encourager le tsar noir à exploiter leur manque de courage politique.

Sergueï Jirnov met en garde les adversaires de Poutine : l’homme ne comprend que le langage de la force, et ne respecte que ceux qui lui tiennent tête. Il teste les réactions de son adversaire en avançant pas à pas, pour voir jusqu’où il peut aller, et il regarde avec mépris ceux qui, selon lui, font preuve de faiblesse et de veulerie en parlant de conciliation. Emmanuel Macron, qui a voulu jouer la carte de la négociation et de la diplomatie, n’a pas compris son adversaire et ne sait pas jouer sur le même terrain que lui. Dans ce dialogue de sourds opposant le petit délinquant, issu des bas-fonds de Léningrad, au bourgeois français bon élève, les protestations du président français se heurtent à la mauvaise foi de l’autocrate russe, qui n’a cessé de lui mentir. Les appels de Macron aux Ukrainiens pour qu’ils acceptent de céder le Donbass à Poutine ne lui valurent, de la part de ce dernier, qu’un peu plus de mépris.

Poutine trouve une quantité de raisons fallacieuses pour attaquer l’Ukraine, qui ne l’a jamais menacé, mais à qui il ne pardonne pas sa volonté de s’émanciper de la tutelle du « grand frère » russe et de se tourner vers l’Occident. En pratiquant l’inversion accusatoire, il reproche aux États-Unis et à l’OTAN de s’ingérer en Ukraine, d’y avoir déclenché une campagne de terreur et d’avoir soutenu les « nationalistes radicaux », alors que lui-même ne s’est pas privé de promouvoir son candidat pro-russe, Viktor Ianoukovitch, aux élections présidentielles. Ses agissements commis dans le Donbass avant l’opération militaire ont alimenté un conflit interne dans la province. Ses désinformations touchent non seulement la Russie, mais aussi l’Occident. Il ne se gêne pas pour s’immiscer dans le jeu politique interne de pays comme la France ; il utilise les réseaux sociaux pour relayer des insinuations et des fausses révélations.

Cet autocrate prend les décisions tout seul, sans être forcément au courant des réalités, que son entourage craint souvent de lui révéler. Aucun conseiller n’ose le contredire ; les récalcitrants tombent vite en disgrâce. Suspicieux par nature, il a placé au cœur du pouvoir ses anciens collègues du KGB, les seuls en qui il ait quelque confiance. Du temps de l’URSS, le KGB, fidèle serviteur du pouvoir suprême, avait fini par servir au Politburo ce qu’il voulait entendre, par crainte de lui déplaire. Parvenu au pouvoir, Poutine a cédé lui aussi à la drogue du mensonge pour se bâtir une vision tronquée de la réalité, avec pour résultat de le pousser à commettre de multiples fautes stratégiques.

Son initiative en Ukraine a tourné à la catastrophe militaire. Les généraux dociles, les seuls qu’il accepte d’entendre, lui ayant vendu une guerre éclair et sans accroc, il a fantasmé sur une opération qui mettrait ce pays à genoux en quelques jours ; mais rien ne s’est passé comme il l’avait imaginé. Coupé de la réalité, ce « grand stratège » a accumulé les fautes. Il a mal évalué l’état d’impréparation de son armée, les défaillances dans son équipement et son approvisionnement, et la capacité de résistance de l’armée et de la population de l’Ukraine. Le maitre du Kremlin était convaincu du désir des russophones ukrainiens d’être rattachés à la Russie ; il s’est heurté à la farouche résistance de la majorité d’entre eux. Il n’a pas pris au sérieux l’humoriste Zelensky, qui s’est révélé à l’épreuve être un leader incontesté et un maitre en communication, et qui a gagné la guerre des images. Il a sous-estimé la réaction groupée des pays européens et de l’OTAN, dont il a abouti à renforcer les liens, ainsi que l’importance des sanctions qui allaient s’abattre, tandis que ses alliées, la Chine et l’Inde, se tiennent prudemment à distance, ne tenant pas à être entrainés dans une aventure aussi hasardeuse.

Les vagues de sanctions économiques imposées par l’Occident paralysent des secteurs de l’industrie en Russie et vident les magasins. Les pénuries arrivent et, avec les défauts de paiement, le pays risque à terme la ruine. Cependant, l’arme des sanctions, selon Sergueï Jirnov, a été mal utilisée. Un blocus total et immédiat de l’économie russe, ainsi qu’une aide massive d’armes à l’Ukraine, auraient été plus efficaces que des sanctions progressives, car ces dernières impressionnent assez peu un dictateur qui ne connait que les rapports de force. L’auteur appelle à construire une volonté politique commune forte, notamment pour trouver d’autres sources d’approvisionnement que le gaz russe.

Le spectre de la troisième guerre mondiale, que l’on croyait écarté, se pointe à nouveau. Le despote a allumé un feu dont il pourrait perdre le contrôle. Plus il subira de revers en Ukraine, plus il risquera de se radicaliser. Il s’agrippera au pouvoir, quitte à sacrifier son peuple et à faire de son pays un paria.

Pour sortir de ce redoutable engrenage à l’issue incertaine, est-il encore possible d’éliminer Poutine ? En dépit des craintes que suscite, jusque dans son entourage, la terrible escalade dans laquelle le tsar mégalo a plongé la Russie, Sergueï Jirnov ne se montre guère optimiste sur la possibilité d’un renversement en interne dans l’immédiat. Plusieurs personnes de son entourage sont tombées en disgrâce ou ont disparu ; et ceux qui restent sont trop occupés à guerroyer entre eux pour songer à abattre le despote. La censure et la propagande, à l’œuvre depuis des années, ont endormi l’opinion dans un récit ultra-patriotique.

Devons-nous donc envisager le pire ? L’auteur dresse un état des protocoles secrets de la dissuasion, des moyens de destruction dont dispose Poutine et du risque réel qu’ils impliquent, mais aussi des freins que pourrait rencontrer leur déclenchement. L’une des questions clé demeure : combien de temps encore le peuple russe endurera-t-il la situation ?

Il faut saluer le courage de Sergueï Jirnov, qui est bien placé pour connaitre les risques personnels auxquels il s’expose. Son ouvrage, qui nous engage à considérer les évènements avec une lucidité sans complaisance, confirme l’intérêt et la pertinence de ses analyses dont il fait preuve lors de ses prestations télévisuelles.

Le cas Vladimir Poutine

La première réaction que suscite le nom de Vladimir Poutine est sans doute un cri d’indignation à l’encontre de cet autocrate, dont les exactions commises en Ukraine ont été précédées d’autres abominations en Tchétchénie, en Géorgie, en Syrie… Il n’est pas utile de détailler ici la biographie du personnage, ni ce qui a déjà été dit au sujet de son profil psychopathologique.

En revanche, le point de vue « synarchique », sur la base des théories de Fabre d’Olivet et de Saint-Yves d’Alveydre, apporte un éclairage intéressant sur la nature et le ressort du pouvoir de Poutine. Deux choses essentielles en ressortent :

  • le personnage est un « homme fatidique »,
  • son régime est du « bonapartisme ».

Avant d’envisager s’il est possible d’arrêter Poutine, voyons dans quel sens il faut entendre ces deux catégories qui caractérisent son pouvoir.

Qu’est-ce qu’un homme fatidique ?

Un homme fatidique est favorisé par ce que Fabre d’Olivet appelle le Destin, c’est-à-dire « la pente des évènements », « la force des choses », « l’engrenage fatal ». Les hommes fatidiques qui marquent leur époque n’inventent rien ; ils exploitent, avec une énergie et une habilité sans doute hors du commun, les circonstances de leur époque et les moyens qu’elle met à leur disposition. De tels profils, mus par une pulsion de domination, ne surnagent que quand ils peuvent faire coïncider leur ambition personnelle avec une conjoncture qui leur est favorable, sans qu’ils l’aient créée eux-mêmes.

En général, un homme fatidique s’impose dans des périodes troublées et anxiogènes. Bonaparte s’empara du pouvoir quand les souvenirs de la Terreur étaient encore vifs, pour écarter son retour. Yannick Jaffré confronte la Russie de Poutine au Consulat bonapartiste ; Poutine rétablit l’ordre dans un pays qui, sorti d’un système totalitaire, était livré aux désordres, aux violences mafieuses et à l’insécurité[1]. Hitler imposa sa dictature dans un pays humilié par la défaite, accablé par l’inflation, la crise et le chômage, qui poussaient au désespoir des millions d’hommes du prolétariat et des classe moyennes. Bonaparte, sans les bouleversements de la Révolution, serait peut-être resté un obscur officier subalterne. Hitler, qui s’imposa sur des esprits perturbés par la crise, aurait continué en temps normal à passer pour un marginal bizarre et anormal. Poutine, sans la période difficile qu’a vécue la Russie au sortir du communisme, serait resté un obscur fonctionnaire aigri et frustré.

La Loubianka, immeuble du KGB

Poutine a été fabriqué par le régime soviétique et son appareil répressif qu’était le KGB, qui perdure sous le nom de FSB. Cette police politique lavait le cerveaux de ses recrues, en déployant à divers moyens élaborés, tels que l’hypnose. Des individus façonnés dans un tel moule peuvent changer en apparence, si la nécessité leur impose de s’adapter aux circonstances, mais dans la grande majorité des cas, le fond reste inchangé. Les anciens du régime soviétique ne demandaient pas mieux que d’en revenir à ce qu’ils associent à leur ancienne gloire. Il suffit que les circonstances laissent entrevoir la possibilité de restaurer, au moins partiellement, l’empire soviétique pour mobiliser plus d’un nostalgique.

Poutine sut utiliser, avec une redoutable efficacité, les moyens de pression et de chantage qu’il avait appris au KGB. C’est ainsi qu’il s’est rendu indispensable auprès de ses mentors politiques en leur rendant d’appréciables services : l’assassinat, la corruption, les fausses preuves et les faux dossiers d’accusation pour faire plier ou éliminer les juges et les procureurs trop indépendants…

Quand Eltsine, à bout de ressources, finit par quitter le pouvoir, Poutine n’eut qu’à prendre la succession. La reprise en main du pays par l’administration centrale, après la période de troubles et de laissez-faire, satisfaisait une grande partie de la population, lassée des pénuries et de l’insécurité généralisée, ainsi que les nostalgiques de la puissance de l’ex URSS effondrée en 1991.

Qu’est-ce qu’un régime bonapartiste

Le bonapartisme peut se définir comme un despotisme fondé sur le populisme, et sur un discours démocratique qu’il proclame en théorie tout en le contredisant de fait. Le mot fait référence à Napoléon Bonaparte, héritier de la Révolution française, dont cet autocrate se réclamait bien qu’il en ait trahi l’esprit. Pour préciser la définition, le bonapartisme, résulte d’un compromis passé, sur fond de crise, entre les milieux conservateurs, le capitalisme industriel et un mouvement populiste. Parmi d’autres représentants du bonapartisme, on peut citer Kemal en Turquie, Codreanu en Roumanie, Primo de Rivera en Espagne, Mussolini en Italie, Hitler en Allemagne, et Poutine en Russie.

Le chef bonapartiste est un mélange de machiavélien opportuniste sans scrupules et de tribun charismatique démagogue. Il se pose en fils du peuple, dont il se dit proche. Il peut être lui-même de basse extraction, comme Mussolini, Hitler ou Poutine. Ces aventuriers, portés par la passion du pouvoir, ne dédaignent pas le culte de la personnalité ; ils exploitent l’art de monter un leader en vedette par les médias.

Du point de vue trifonctionnel selon la théorie synarchique de Saint-Yves d’Alveydre, un régime bonapartiste tient la route lorsqu’il prend appui sur des représentants des trois fonctions sociales : l’autorité enseignante, l’ordre politique et l’ordre économique.

Le patriarche Kirill et Vladimir Poutine,

Dans le premier ordre, l’autorité enseignante, le pouvoir bonapartiste s’assure le soutien des cultes officiels. Bonaparte conclut avec Rome un concordat mettant fin au conflit religieux ; par la suite, l’Église de France multiplia les marques de fidélité à l’empereur. Les accords du Latran, signés entre la papauté et Mussolini, déclarèrent le catholicisme « seule religion de l’État » et rendirent l’enseignement religieux obligatoire. En Allemagne, le clergé catholique, inquiet de l’attrait que suscitait l’URSS, « patrie des travailleurs », auprès des masses, signa un concordat avec l’État national-socialiste, que celui-ci s’empressa d’afficher comme une légitimation. En Russie, la subordination du clergé orthodoxe officiel vis-à-vis du Kremlin est un fait acquis déjà depuis le régime soviétique.

Pour le reste de l’autorité enseignante, l’appareil d’État coiffe les organes d’éducation, les écoles, les universités et la presse.

S’agissant du deuxième ordre, le dictateur bonapartiste s’assure le soutien des forces conservatrices, à commencer par l’armée. En Allemagne, l’armée et les junkers prussiens en vinrent à regarder le nazisme comme un moindre mal. La caste militaire, même si elle méprisait les nazis, était sensible à la crise de l’identité nationale. En Italie, on a qualifié de « dyarchie » la coexistence d’une monarchie avec la dictature fasciste ; mais celle-ci prit très vite la primauté sur une royauté privée de vraie signification. En Russie, Poutine obtient le soutien de cadres nostalgiques de l’empire soviétique, et notamment de la caste militaire qui, après la chute de l’URSS, avait soudainement perdu ses avantages et son statut social.

Poutine et Miller, PDG de Gazprom

Dans le troisième ordre, l’ordre économique, le bonapartisme fait le jeu d’une oligarchie de nouveaux riches, disposée à appuyer un despote qui puisse les préserver de la menace que représentent les classes défavorisées. Le coup d’État du 18 brumaire de Bonaparte fut monté avec l’appui des milieux aisés. L’aide invisible de la grande bourgeoisie permit aux mouvements fasciste et hitlérien de prendre le pouvoir. Les barons de l’industrie, qui soutinrent Hitler par leurs subventions, purent compter en retour sur des syndicats officiels et des organisations ouvrières contrôlés par l’État. De surcroit, le réarmement et la conquête extérieure assuraient des débouchés à leur production. En Russie, Poutine implanta son pouvoir avec l’appui des oligarques et des nouveaux riches. Cet autocrate accéléra les privatisations des grandes entreprises pour permettre à quelques hommes richissimes, qui lui restent fidèles par intérêt, de prendre le contrôle de l’essentiel de la production.

Un pouvoir bonapartiste ne peut toutefois s’instaurer que si le pays ne dépend pas du crédit extérieur. En Russie, les ressources du pays permettent au régime de s’appuyer sur une bourgeoisie nationale autonome vis-à-vis du capital étranger. Le fascisme mussolinien, pour éviter une telle sujétion, pratiqua l’autarcie, quitte à imposer l’austérité à l’Italie pour assurer un maximum d’indépendance économique.

En dépit de leur forte emprise sur la vie sociale, les régimes bonapartistes ne peuvent pas être qualifiés de totalitaires, comme l’était le stalinisme. Ils ne bouleversent pas la structure sociale et n’érigent pas l’économie en monopole d’État. Le compromis bonapartiste n’implique pas la fusion des forces sociales qui le soutiennent, mais leur convergence factice. Il en résulte un équilibre précaire, toujours susceptible de compromettre la stabilité du régime. C’est un homme fatidique, Mussolini, Hitler ou Poutine, qui constitue le centre de fixation de ces forces plus ou moins autonomes et qui lie cet assemblage hétéroclite.

Le mensonge visant à concilier les milieux conservateurs, les dirigeants de l’industrie et les milieux populistes ne peut tenir indéfiniment la route. Les contradictions entre la bourgeoisie et les masses laborieuses, à qui la propagande a fait miroiter de grandes promesses, finiraient par affaiblir ces régimes. Pour maintenir un ressort propre à entraîner toutes les parties prenantes, le chef bonapartiste flatte la fibre nationaliste du pays par une politique de prestige, quitte à détourner les énergies de la plèbe dans des guerres d’expansion. Ni les succès diplomatiques qu’on lui concèdera, ni les victoires militaires qu’il remportera ne calmeront ses ambitions, car le ressort de son pouvoir reste fondé sur son prestige. De surcroit, la folie mégalomaniaque de ce leader a tôt fait de lui faire perdre le sens de la limite.

Poutine a passé un pacte implicite avec les Russes : leur rendre leur fierté nationale et améliorer un minimum leurs conditions de vie, en échange de quoi ils feraient l’impasse sur leurs libertés. Pour justifier la soumission des volontés à un État policier, il refait de la nation une référence pour les masses en quête d’identité. Sa propagande reprend du répertoire tsariste les valeurs patriotiques. L’annexion de la Crimée en 2014 et le retour de la Russie dans l’arène internationale flattèrent le désir de la société russe de renouer avec une fierté nationale.

Peut-on arrêter Poutine ?

L’hôpital de Marioupol bombardé par l’armée russe

Un homme fatidique engagé dans la pente fatale de la violence n’a pas d’autre choix que de persister jusqu’à l’issue fatale, car son pouvoir ne peut survivre à une perte de prestige.

Mussolini a été destitué par son propre parti. Hitler s’accrocha jusqu’à la destruction de son armée et de l’Allemagne. Napoléon abdiqua non parce que les armées alliées étaient arrivées à Paris, mais parce que ses maréchaux lui avaient signifié qu’ils ne le suivaient plus.

Reste à savoir ce qui pourrait arrêter Poutine. La réponse à cette question touche les différents supports de son pouvoir.

  • Sa popularité personnelle

La popularité en politique est un phénomène éphémère ; quelle que soit sa virulence initiale, elle s’use avec le temps, surtout quand les difficultés matérielles indisposent la population. Le dirigeant bonapartiste ne se maintient au pouvoir que tant qu’il peut alimenter sa popularité par son prestige extérieur.

  • L’autorité religieuse

L’opposition à Poutine ne viendra pas de l’institution officielle de l’Église orthodoxe, domestiquée par le pouvoir politique, du moins pas tant que ce dernier ne sera pas discrédité. Elle pourra venir des croyants et du clergé dissident en phase avec une société civile éduquée.

  • La caste militaire

Actuellement, c’est le pouvoir militaire, et non celui de l’argent, qui domine en Russie. Poutine garde le contrôle sur l’armée et les services de renseignement parce qu’il a rendu à la caste militaire ses avantages et son prestige social. Un échec en Ukraine pourrait toutefois remettre en cause l’attachement à son égard, sinon du haut commandement militaire, du moins d’un nombre croissant d’officiers et de soldats, déjà peu convaincus de l’opportunité d’agresser un pays frère.

  • Les oligarques russes

Dans les années 1990 sous Eltsine, ces nouveaux riches exerçaient une réelle influence sur la politique russe. Dès son arrivée au pouvoir, Poutine changea les règles. Après avoir écrasé les oligarques gênants ou récalcitrants, il imposa ses conditions aux autres milliardaires : leur docilité en politique et leur soutien économique aux initiatives du Kremlin, en échange de quoi le pouvoir politique et le pouvoir judiciaire, qui lui est assujetti, fermaient les yeux sur leurs profits acquis de façon douteuse.

Les oligarques restent sous la coupe de Poutine parce qu’au lieu de coopérer entre eux, ils sont en rivalité pour obtenir les largesses du gouvernement. Un enlisement en Ukraine et les lourdes sanctions économiques contre la Russie, qui exposent le pays à un effondrement économique, pourraient changer la donne. Il s’agirait alors pour eux de défendre leurs intérêts communs en obtenant la levée des sanctions. Certains oligarques expriment déjà leur opposition à la guerre en Ukraine.

  • Une issue possible

La pire erreur à commettre consisterait à assassiner Poutine. Un assassinat, loin de régler un problème, ne fait jamais que l’aggraver, car il érige sa victime en martyr. La place deviendrait aussitôt disponible pour un successeur qui ne vaudrait guère mieux, et dont le pouvoir serait regonflé par le climat émotionnel qui résulterait du meurtre de son prédécesseur.

Le général Spinola

Un scénario envisageable serait une sortie analogue à la Révolution des œillets de 1974 au Portugal, avec à sa tête un général au rôle identique à celui que joua Spinola. Ceci supposerait qu’un nombre suffisant d’oligarques, soucieux de limiter leurs pertes, s’entendent entre eux pour financer, parmi un certain nombre d’officiers russes, un mouvement identique au MFA (Mouvement des Forces Armées) qui déclencha le changement politique au Portugal. Un général russe ambitieux, assuré de l’appui des forces économiques, ne dédaignerait pas la gloire internationale que lui vaudrait son action pour dédiaboliser la Russie et mettre fin à une guerre honnie.

Ce qui arrangerait au mieux la nouvelle direction provisoire mise en place serait probablement de laisser Poutine fuir la Russie, quitte à ce qu’il emporte avec lui une partie de sa fortune, afin de décourager la résistance de ses partisans dans le pays.

Dans l’attente de cette éventualité, les pays solidaires de l’Ukraine, à défaut d’entrer en guerre, peuvent faire deux choses :

  • assurer, sans jamais se lasser, un soutien matériel et moral à la résistance des Ukrainiens ; plus longtemps Poutine sera tenu en échec, plus son pouvoir s’effritera ;
  • maintenir et renforcer les sanctions à l’encontre de la Russie, pour obliger les forces économiques du pays à reconsidérer leur intérêt.

À plus ou moins long terme, il faut souhaiter que Poutine n’échappe pas à une comparution devant un tribunal pénal international pour y répondre de ses crimes.

Le 16 mars 2022.


[1] Yannick Jaffré, Vladimir Bonaparte Poutine, Perspectives Libres, Paris, 2014.

L’affaire Louis XVII

Il n’y a plus guère de « mystère Louis XVII » depuis que des analyses ADN, effectuées en 2000, ont permis d’authentifier le cœur de l’enfant mort en 1795 à la prison du Temple à l’âge de dix ans. Néanmoins, la question s’est posée durant deux siècles ; qu’était devenu le dauphin, fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette, emprisonné au Temple avec ses parents ?

L’affaire de la « survivance de Louis XVII » constitua une des énigmes historiques dont on s’est préoccupé au XIXe siècle. Elle a nourri bien des fantasmagories, et elle agita certains milieux politico-religieux aux dessous assez ténébreux, qui embrouillèrent à dessein la question au point de la rendre inextricable. Le plus étrange, dans l’affaire, reste qu’ils réussirent à convaincre même des sceptiques que tel ou tel personnage vivant était bien Louis XVII.

Origine de l’embrouille

La tour du Temple

Revenons sous la Révolution, au temps de la Terreur ; les Montagnards étaient convaincus que le bien de l’humanité exigeait, pour éradiquer la monarchie, d’éliminer physiquement le roi et la reine ; mais que faire du petit dauphin ? Guillotiner les parents ne leur posait aucun problème moral, mais exécuter un enfant risquerait de mal passer et de devenir embarrassant vis-à-vis de l’opinion publique. En même temps, le laisser vivre impliquait le risque que, devenu majeur, il rallie à lui les partisans de la monarchie pour réclamer le trône. On a soupçonné ses geôliers de l’avoir secrètement empoisonné, mais le plus vraisemblable, c’est qu’ils l’ont laissé mourir, faute de soins, de la maladie qu’il avait contactée sous l’effet des conditions de sa détention à la tour du Temple, qui servit de prison.


La mort du dauphin à la prison du Temple n’aurait laissé aucun doute dans les esprits, si certains milieux politiques n’avaient trouvé intérêt à convaincre un maximum de gens que l’enfant royal avait survécu à sa détention. Le mythe de sa survivance, favorisé par des groupes partisans de la restauration de la monarchie, flatta le goût d’une partie du public pour les histoires conspirationniste, tout en offrant aux historiens matière à spéculer. Sa diffusion lors de la première moitié du XIXe siècle permit à une multitude d’imposteurs, ou de mythomanes convaincus de leur véracité, de prétendre être le dauphin secrètement extirpé de sa prison. Parmi eux, un escroc appelé Henri Hébert, qui se donnait le titre de baron de Richemont, abusa de la confiance de ceux qui crurent avoir affaire au vrai Louis XVII.

Éléments troublants

Karl-Wilhelm Naundorff

Cependant, parmi les faux Louis XVII, certains ne furent pas des imposteurs mais des hallucinés. Le plus connu fut Karl-Wilhelm Naundorff (1785-1845). Cet horloger prussien, arrivé à Paris en 1833 dans le plus complet dénuement, réussit à convaincre plusieurs personnes ayant vécu dans l’entourage de Louis XVI, parmi lesquels d’anciens serviteurs de la famille royale ; ces derniers reconnurent en lui le dauphin qu’ils avaient côtoyé à Versailles. Il racontait son enfance avec une vérité saisissante, livrant des détails intimes décisifs pour attester la véracité de ses souvenirs. Agathe de Rambaud, l’ancienne femme de chambre de la Maison des Enfants du Roi, le testa en lui montrant un habit qui avait appartenu au dauphin ; elle lui demanda s’il se souvenait à quelle occasion il l’avait porté aux Tuileries. Naundorff répondit que ce fut lors d’une fête mais à Versailles, et non aux Tuileries, et qu’il ne l’avait plus revêtu ensuite parce qu’il le gênait. La réponse ôta à Mme de Rambaud ses derniers doutes. Naundorff se constitua un entourage de plus en plus nombreux de partisans légitimistes, qu’il regroupa autour de lui pour former sa cour. Le gouvernement de Louis-Philippe finit par l’emprisonner, puis l’expulsa vers l’Angleterre. Il mourut en exil en Hollande, mais ses héritiers continuèrent après sa mort à faire valoir leurs prétentions.

L’ésotériste Éliphas Lévi livre l’explication de ce phénomène qui parait incroyable, mais qui n’est pas irréaliste[1]. Paracelse assure que si, par un effort de volonté exceptionnel, on pouvait s’identifier à une personne autre que soi-même, on connaitrait les plus secrètes pensées de cette personne et on attirerait à soi ses plus intimes souvenirs. Éliphas Lévi évoque un autre exemple où ce phénomène psychique a été reproduit à dessein. La secte des Sauveurs de Louis XVII, composée surtout d’anciens serviteurs de la royauté légitimiste, avait pour obsession de restaurer la légitimité monarchique en rétablissant Louis XVII sur le trône de son père. Jamais les Louis XVII ne leur manquèrent ; ils en eurent successivement sept ou huit, parmi lesquels figura Naundorff, alors exilé à Londres. L’enthousiasme de ces sectaires, exalté dans leur cercle magnétique jusqu’à la folie, était contagieux au point de gagner à leurs croyances ceux-là mêmes qui venaient les combattre. Ces hommes, à force de vouloir un Louis XVII, finissaient par le générer ; ils évoquaient des hallucinations telles que des médiums se faisaient à la ressemblance du type magnétique et, se croyant réellement l’enfant royal échappé du Temple, ils attiraient à eux tous les reflets de cette victime, allant jusqu’à se souvenir de circonstances connues uniquement de la famille de Louis XVI.

Un cas similaire : l’énigme Anastasia

La vraie Anastasia

Le cas Naundorff n’est pas sans rappeler celui de la pseudo Anastasia. Le tsar de Russie Nicolas II, l’impératrice son épouse et leurs cinq enfants furent assassinés par les bolcheviks en 1918 à Iekaterinbourg, mais l’incertitude au sujet de la mort de l’une de leurs filles, Anastasia, compta parmi les mystères du XXe siècle.

Une dénommée Anna Anderson, qui en réalité était une Polonaise du nom de Franziska Schanzkowska, prétendit en effet être la grande-duchesse Anastasia, miraculeusement rescapée de la tuerie. Des tests ADN ont prouvé par la suite la fausseté de ses affirmations, mais cette mythomane affichait une conviction telle que des proches du tsar la reconnurent comme étant sa fille. Le capitaine Felix Dassel, sceptique quant à la survie d’Anastasia, tenta à plusieurs reprises de la piéger en évoquant de fausses informations, qu’elle rectifiait aussitôt ; plus tard, il affirma sous serment l’avoir reconnue.

Des chercheurs furent obligés d’admettre que de simples imposteurs n’auraient jamais pu maintenir leur subterfuge aussi longtemps que le fit cette femme sans être déjoués.


[1] Éliphas Lévi, Histoire de la magie, Trédaniel, Paris, 2008, p. 451-453.

Le souverain de justice

Le profil du souverain de justice se définit pour chaque pays organisé sur le modèle synarchique. À l’heure actuelle, la fonction prendrait tout son sens au niveau de l’Europe unifiée, laquelle comprendrait un souverain juge pour le continent ainsi que son homologue pour chaque pays de l’Union, avec le fédéralisme pour les provinces et l’autonomie communale pour les villes.

Avant l’Union européenne, le Saint Empire a été la seule forme institutionnelle qu’a connue l’Europe ; mais de nos jours, il serait inadéquat d’introniser un empereur à la tête du continent, le titre d’empereur impliquant l’idée d’autocratie, sinon d’impérialisme, et de dynastie héréditaire. Il ne pourrait s’agir d’un autocrate puisque ses décisions dépendraient de toutes les compétences exprimées via les Conseils synarchiques, devant lesquels il resterait responsable. On pourrait appeler ce souverain « président » ou « protecteur ».

Dans son intéressant ouvrage intitulé Le livre du sceptre, Joséphin Péladan livre un signalement de cet homme providentiel qu’il appelle « l’homme du Sceptre », tel que devrait le concevoir une véritable civilisation.

Une formule de cet auteur résume bien le profil requis pour ce gouvernant : « Supposez la dépersonnalisation d’un être lucide dans la recherche du bien général et vous aurez la définition de tout homme de Sceptre ».


Profil du souverain juge

Ce qu’il faut pour incarner le rôle, ce n’est pas un personnage paradant en uniforme dans les cérémonies officielles, ni un homme d’exhibition, gavé de réceptions et débitant de vaines paroles en représentation. L’homme digne de tenir le « sceptre » qu’on lui confie ne désire ni le pouvoir ni les honneurs. Il ne veut ni régner ni dominer, car il s’élève bien au-dessus de toute passion politique. Ne mérite d’occuper cette fonction suprême que celui qui a renoncé à l’appétit de puissance, ayant réfréné l’instinct qui pousse quiconque à imposer sa domination dès qu’il en a le pouvoir. Une telle exigence paraitra paradoxale dans le système politique actuel, où l’accession aux postes dirigeants succède à des années de compétition motivées par la convoitise égocentrique. Le souverain de justice, présélectionné par le premier Conseil, l’Autorité sociale, et non pas élu par un suffrage politique, ne cherche pas la popularité, ce qui le dispense de perdre son temps avec des discours démagogiques.
Il n’y a qu’une organisation synarchique qui puisse permettre à ce profil idéal d’émerger.

Le souverain de justice se pose comme l’antithèse du Prince de Machiavel, car il n’a rien d’un intrigant ou d’un aventurier sans scrupule. Il ne croit pas qu’une injustice puisse profiter à un pays, ni qu’un crime soit davantage autorisé à un État ou à une armée qu’à un individu. Plus qu’un souverain, c’est le serviteur du peuple, au vrai sens du mot, et non à l’instar des démagogues qui se prétendent tel dans leur propagande électorale. La souveraineté lui parait être plus qu’une fonction : un sacerdoce. Il obéit à la Norme, et non à sa volonté personnelle, sinon il n’est rien qu’un chef de vanités et d’intérêts.

Il ne se donne pas de grands airs, contrairement à la conception de la monarchie propre à Louis XIV. Loin de ressembler aux types de gouvernants connus de l’histoire, il vit en retrait, dans le silence et la discrétion, non par condescendance, car il reste en contact moral avec les plus petits, mais par souci d’efficacité. L’isolement lui est nécessaire pour peser les rapports incessants que lui soumettent les conseils. La vraie gloire qu’il poursuit est celle qu’attribuent la paix et la justice. Il ne rêve pas d’autres conquêtes que celles remportées sur les mauvais instincts de l’homme. Cette dépersonnalisation parait bien éloignée des figures classiques de la politique, préoccupés davantage de produire de l’effet que de servir la vérité et la justice.

Il ne vit pas entouré d’une cour qui le distrairait de sa fonction solitaire. Il ne joue pas, ne s’amuse pas, et ne cesse de penser. Il ne chasse pas, car la chasse, contraire à la culture de la sensibilité, est un reliquat de barbarie. Les plaisirs qu’il s’autorise consistent à recevoir tour à tour les savants venus lui expliquer leurs découvertes, ou les écrivains et les artistes venus lui parler de leurs créations.

Le souverain juge ne peut pas être un spécialiste dans toutes les matières dont il aurait à traiter. Il ne peut pas maitriser à la fois l’agronomie, l’industrie, la finance, l’urbanisme, l’habitat, l’hygiène, l’éducation, la santé… En revanche, il doit se montrer capable de traduire en actes le grand nombre de rapports qui lui parviennent sur différents sujets. Il n’est pas nécessaire qu’il soit un savant ou un génie ; c’est un individu attentif et rationnel, un esprit de synthèse impersonnel vers qui convergent les aspirations et les lumières. Cet esprit supérieur perçoit l’abstrait à travers le sensible ; à son niveau, la politique exclut toute passion pour demeurer un perpétuel raisonnement.

Mission du souverain de justice

Le premier devoir de l’homme d’État est de nourrir tous les hommes, car on ne prêche pas la justice et la morale à des êtres affamés ou inquiets pour leur sort. Un peuple implique un ensemble de besoins légitimes qu’il faut satisfaire avant toutes choses, faute de quoi on autorise les gens d’en bas à s’insurger.

Un souverain dit de justice ne doit pas se faire le serviteur des passions nationales, ni l’agent de l’égoïsme d’une nation. Loin de s’arrêter au seul intérêt du pays dont il dirige la destinée, il cherche en même temps à servir celui des voisins. Il veut le bien universel et ne favorise pas son peuple au mépris de l’humanité. En toute matière, il devrait suivre l’avis le plus international.

Le souverain juge a pour mission de plier à la justice les intérêts pécuniaires, au lieu de les laisser diriger le gouvernement. Il ne doit envisager que le bien général, n’ayant aucune raison de favoriser une classe sociale sur une autre. Les confits sont inévitables entre l’oligarchie et la plèbe, entre patrons et ouvriers, entre capital et travail. Tout sujet politique implique des intérêts opposés ; ne voir que l’un d’eux est une injustice, et les satisfaire également une impossibilité. Toute antinomie suppose un point d’équilibre médian, dont la recherche ne peut être le fait que d’un arbitre soucieux de concilier les oppositions.

Pour trouver un accord raisonnable, il faut un homme de méthode. Juge et médiateur rationnel entre les passions et les intérêts, il préserve sa lucidité par sa position de recul. Les demandes lui arrivent formulées et documentées par les intéressés. Avant de trancher par décret, il a deux questions à poser à ses conseils et à lui-même : quelle est la solution idéale, abstraite, et quels sont les moyens de la concrétiser. Quand tous les intérêts ont parlé, la décision finale lui appartient sous la forme d’injonctions écrites, précises et exactes. Au-dessous de lui, l’exécutif, l’armée et la police attendent ses ordres à exécuter, sachant que tout emploi exécutif sera surveillé par un mandataire civil.

Le souverain de justice décide avec l’assentiment du premier Conseil qui l’a accrédité, l’Autorité intellectuelle à qui les questions théoriques sont posées sous formes de thèses et qui, après en avoir discuté, vote une équation abstraite. En revanche, la décision que réclame un problème concret ne peut être l’office que d’un homme isolé. En cas de conflit entre sa résolution et le sentiment général, il doit rendre compte aux Chambres délibératives, ce qu’il fera sous forme écrite, avec précision et lucidité ; c’est ainsi que l’avenir, comme le présent, pourront en retour le juger.

L’unification synarchique de l’Europe

La synarchie selon Saint-Yves d’Alveydre ne doit pas se limiter au cadre national ; dans sa Mission des Souverains, cet auteur propose un schéma synarchique similaire pour unifier l’Europe[1], en attendant l’unification du monde qu’il évoque dans sa Mission de l’Inde.

Les trois organes de la synarchie européenne auraient pour nom le Conseil européen des Églises, le Conseil européen des États et le Conseil européen des Communes.

Les institutions synarchiques européennes

Pour reconstituer l’Autorité sociale au niveau européen, tous les cultes et toutes les universités d’Europe représenteront le premier pouvoir social du continent, que Saint-Yves appelle le Conseil européen des Églises, le mot Église étant pris ici non dans son sens clérical, mais dans son sens large, celui d’une assemblée enseignante. Les intérêts scientifiques, intellectuels et spirituels y seront représentés par tous les corps enseignants de chaque pays, universités, académies, instituts, écoles spéciales, arts, sciences, et par tous les cultes, franc-maçonnerie comprise. En faisant statuer ensemble francs-maçons, rabbins, évêques et professeurs des universités, Saint-Yves ne prétend pas redonner les anciens Amphictyons grecs. L’objectif, déjà ambitieux, vise à instaurer le secours mutuel des sacerdoces et des corps savants, leur interpénétration et non leur confusion, l’animation réciproque des enseignements laïques et religieux.

Le second pouvoir, le Conseil européen des États, jouera un rôle politique dans le sens juridique du mot. Chaque capitale nommera des conseillers élus par les corps juridiques nationaux. Le Conseil comptera parmi ses membres les ministres de la justice, de l’intérieur et des affaires étrangères de chaque pays. Ses décisions toucheront les questions de droit public, de justice internationale, de diplomatie, de frontières et de droit maritime. Il rédigera la constitution européenne, qui prendra force de loi après avoir été approuvée par le Conseil des Communes et par le Conseil des Églises. Les pays d’Europe pourront alors commencer à désarmer, à mesure qu’une force armée européenne remplacera les armées nationales.

Le troisième pouvoir social, constitué par le Conseil européen des Communes, statuera sur les intérêts économiques sous les cinq chefs : finances, industrie, agriculture, commerce et main-d’œuvre. Il associera les capitales européennes en tant que centres de vie civile et économique, jouant le rôle de synthèse des intérêts nationaux. Les conseillers seront nommés dans chaque capitale par une assemblée de financiers, d’industriels, d’agriculteurs, de négociants, de syndicats ouvriers, de chambres de commerce et d’associations corporatives. Le Conseil se réunira à chaque session dans une capitale différente, pour traiter des rapports internationaux dans les questions de monnaie, de banque, de commerce, d’industrie, d’agriculture, de main-d’œuvre, de transports, de communications et de postes.

Le Congrès constitutif de l’unification

À la fin de sa Mission des Juifs, Saint-Yves d’Alveydre relance l’idée de constituer la Synarchie européenne[2]. La paix, selon lui, ne pourra être l’œuvre ni des diplomates, ni des hommes de guerre des grandes puissances belligérantes, mais d’un Congrès réunissant des représentants de tous les pays sans exception. Les hommes ayant qualité pour y siéger seront les délégués des trois pouvoirs sociaux de chaque nation : l’autorité enseignante, la justice et l’économie.

Ce Congrès européen se divisera en trois commissions correspondant aux trois pouvoirs sociaux. Il choisira pour lieu de ses délibérations la capitale d’une petite puissance aussi centrale que possible. Il serait désirable, suggère Saint-Yves, qu’il s’ouvre solennellement dans une cathédrale, pendant que les cloches de toutes les église d’Europe sonneraient en même temps pour annoncer l’ouverture des travaux et appeler tous les peuples à la même glorification. Chaque soir des jours de réunion, les délibérations seront transmises in-extenso par le moyen de l’époque, le télégraphe, pour être publiées dans tous les pays. Toute question litigieuse telle que la reconstitution de la Pologne, l’Alsace-Lorraine, etc., sera remise à la décision de cette assemblée plénière de toutes les nationalités européennes sans aucune exception, chacune ayant à égalité trois voix, une par conseil. Puis le droit public européen sera constitué comme gouvernement général se subordonnant l’exécutif de la force, avec trois pouvoirs sociaux permanents, et une sanction armée des petites puissances payées à cet effet par l’Europe entière.

Drapeau de la Synarchie

Le désarmement des grandes puissances pourra alors commencer, jusqu’à ce que le minimum nécessaire seul soit maintenu. Les souverains européens, suite à la réalisation méthodique de la synarchie dans chacun des pays, deviendront des rois de Justice soumis à l’Autorité des corps enseignants ; ils exerceront la plus haute magistrature des corps juridiques, veillant en bons pasteurs de peuples sur les libertés et sur la paix de toutes les nations de l’Europe, mais aussi de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique. Toute ambition serait mise dans la voie droite par l’Autorité enseignante par le régime du tout à l’examen.

Une occasion manquée ?

À l’époque de Saint Yves d’Alveydre, il n’existait en Europe qu’un ordre purement politique et diplomatico-militaire ; il en résultait la guerre à l’état endémique, même pendant la paix, et la ruine économique du continent. Si la grandiose vision de Saint Yves avait pu se réaliser, la Synarchie européenne aurait épargné à l’Europe et au monde les calamités du XXe siècle : deux guerres mondiales et les régimes fascistes, nazi et soviétiques.

Drapeau de l’Union Européenne

Il est bien tard à présent pour – enfin ! – unifier l’Europe. Il a fallu, pour que l’on commence à mettre en œuvre ce projet, que les puissance européennes se soient chacune épuisées et exténuées dans des guerres meurtrières, de sorte qu’aucune d’entre elles ne soit plus en mesure d’imposer sa domination par la force.

Le continent, qui ne s’est pas encore remis des ravages de la peste brune et de la peste rouge du XXe siècle, souffre à présent d’un manque de foi et d’un déficit de valeurs spirituelles. Néanmoins, mieux vaut tard que jamais, et mieux valent les institutions actuelles, toutes imparfaites et insuffisantes qu’elles soient, que l’absence de tout embryon institutionnel.

Il faut garder l’espoir que l’instauration du modèle d’organisation synarchique vienne un jour insuffler une vie nouvelle à ce continent en marche vers son unité, mais à qui il manque le souffle et la vision.

Il ne serait pas immérité qu’un jour, l’une des coupures de la monnaie unique européenne soit émise à l’effigie de Saint-Yves d’Alveydre !


[1] Mission des Souverains, Dualpha, Paris, 2010, chapitre 12.

[2] Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1977, p. 681-683.

Rectificatif : l’Europe unie sans la Russie

Les récents évènements, dominés par l’agression de la Russie contre l’Ukraine, obligent à revoir à la baisse la perspective d’une Europe unie incluant la Russie.


Le Destin, la Providence et la Volonté humaine

Antoine Fabre d’Olivet, portrait gravé

Dans toutes les disciplines des sciences humaines, une question fondamentale transparait : l’opposition entre la liberté et la nécessité, ou entre la volonté humaine et la fatalité. Antoine Fabre d’Olivet théorise ce dualisme auquel il ajoute un troisième terme : la Providence. Selon lui, tout événement sans exception ne peut naître que de l’action de l’une au moins de ces trois causes : le Destin, la Volonté humaine et la Providence. Rousseau n’a vu dans l’état social que la Volonté humaine consacrant la souveraineté du peuple ; d’autres philosophes, comme Hobbes, ont tout ramené au Destin ; d’autres encore, comme Bossuet, attribuaient tout à la Providence. Pour Fabre d’Olivet, l’état social ne repose pas sur un seul de ces principes actifs ni sur deux d’entre eux, mais sur les trois.

Distinguer entre la Providence, la Volonté humaine et le Destin n’est pas chose aisée ; si ce l’était, il y a longtemps que les philosophes auraient su définir leurs actions et leurs attributs. C’est en étudiant ce qui a été écrit sur Pythagore que Fabre dit avoir éclairci la question. La distinction est exposée avec précision, pour la première fois, dans son Examen des Vers dorés de Pythagore, dans la dissertation introductive de son Histoire philosophique du genre humain et dans ses Souvenirs.

Qu’est-ce que le Destin

Par le Destin, il faut entendre la puissance d’après laquelle les choses sont ainsi et pas autrement. Le Destin forme le principe du déterminisme ; il est rendu dans le langage courant par des expressions comme « la pente des événements », « la force des choses », « l’engrenage fatal »… Sa loi de causalité, appelée « nécessité », contraint ce qui y est soumis à suivre une voie déterminée selon des lois fixées à l’avance. Son action propre, appelée « fatalité », enchaîne les effets à leurs causes, les conséquences aux actes. Le Destin ne crée rien ; il s’empare de tout élément nouveau pour en produire les conséquences, par lesquelles seulement il agit sur le présent et sur l’avenir. Il consiste également dans la force d’inertie qui maintient les choses telles qu’elles sont, qui reproduit ce qui existe dans la nature comme dans la société. Cet aspect conservateur fait de lui le principe de la légitimité.

L’homme est soumis au Destin en ce sens qu’il en subit les contraintes, comme conséquences des nombreux antécédents l’ayant précédé. Les hommes parlent par ignorance de hasard pour ce qui résulte de l’enchevêtrement de multiples causes accidentelles dont la complexité des combinaisons rend leurs effets imprévisibles. Affirmer qu’un événement arrive par hasard, donc sans qu’il n’ait de cause, serait une contradiction.

L’acceptation courante du mot « Destin » évoque une puissance aveugle qui pèse sur les hommes comme une fatalité, en dépit de leur libre arbitre. Cependant, à la différence de certains philosophes comme les stoïciens, pour lesquels toutes les actions sont déterminées à l’avance, Fabre d’Olivet n’accorde pas au Destin ce caractère irréfragable. Loin de l’ériger en maître absolu de l’univers, il souligne le contrepoids que constituent la Volonté humaine et la Providence. Tout individu conscient ne peut pas croire sincèrement qu’une fatalité inéluctable le contraint jusque dans ses choix les plus élémentaires. Réfuter sa Volonté libre serait condamner l’homme à l’esclavage perpétuel du Destin naturel ou social. L’ignorance de la doctrine du ternaire universel a néanmoins abouti, selon les cas, à soutenir des thèses fatalistes ou à s’épuiser dans une contradiction sans issue.

Fabre d’Olivet se défend d’élever le Destin au rang d’une divinité ; il le présente comme un mécanisme impersonnel, une sorte de volonté obscure autonome, prompt néanmoins à se manifester de sa propre initiative comme s’il agissait d’une entité consciente. Le Destin domine la nature minérale, végétale et animale, car l’essentiel s’y déroule d’une manière fatale, selon des lois réglées à l’avance. En revanche, son action dans les affaires humaines ne se laisse pas aisément distinguer ; il faut un esprit exercé et attentif pour parvenir à repérer l’intervention de la Volonté humaine et celle du Destin.

Qu’est-ce que la Volonté humaine

À ses débuts, l’homme parait sur la terre en étant assujetti au Destin, car ses facultés sont loin d’être développées ; mais une étincelle en lui ne se résout pas à cette soumission. Ce germe se développe en s’opposant au Destin pour constituer la Volonté humaine, dont l’essence est la liberté. Par un mystère qui caractérise la Volonté, son énergie s’accroît en s’exerçant et sa force, quelque comprimée qu’elle soit, n’est jamais vaincue. À mesure que cette Volonté réagit sur les choses forcées, elle se fortifie et devrait aboutir à se libérer du Destin. En réalité, elle ne pourra pas échapper à son emprise tant qu’elle continuera, par ignorance, à armer de ses forces un nouveau Destin qui l’asservira.

On mentionne la Volonté humaine sous les termes de « libre arbitre » ou de « libre choix ». Elle fournit le mouvement qui donne la progression ; rien ne se perfectionnerait sans elle. Comme puissance volitive, elle provoque les causes et, avec elles, leurs effets ; elle donne ainsi sans arrêt naissance à un Destin, dont elle augmente les forces à mesure qu’elle exaspère les siennes. Le Destin se modifie sous le poids de la Volonté. Ce qui empêche l’homme de contrer les évènements qui le touchent, c’est que la plupart de ces mouvements résultent de ses actes ou ont obtenu autrefois son adhésion. Les suites d’une décision prise par une Volonté forte ne se retournent que par un effort encore plus violent ; et pour qu’une volonté puisse déterminer un mouvement, il faut qu’elle soit proportionnée à l’importance de l’événement qu’elle souhaite provoquer.

L’homme, quoique nécessité par le Destin à se trouver dans telle position, devant telles circonstances, reste libre de décider du parti à prendre. Le Destin n’est pas plus mauvais en soi que la Volonté humaine n’est bonne, puisque cette dernière, selon qu’elle soit guidée par la sagesse ou par l’ignorance, par la vertu ou par le vice, produit des effets bénéfiques ou néfastes.

Qu’est-ce que la Providence

On assimile la Providence au Ciel, à la Grâce ou à la Volonté divine, ou à l’éternelle Sagesse. Tocqueville fait remarquer qu’il était de mode en France, avant et après la Révolution, de faire intervenir la Providence à tout propos. Fabre d’Olivet, qui écrivait à la même époque, n’en a donc pas parlé de façon isolée. Il définit la Providence comme la Loi divine universelle par laquelle les choses passent de puissance en acte, et se réalisent selon l’impulsion qu’elle leur a déterminée. Son but est la perfection de tous les êtres. Fabre d’Olivet précise cependant que la Providence n’opère directement que sur les choses universelles ; elle n’agit sur l’homme que par inspiration ou, en certains cas, par illumination. Elle l’influence mais elle répugne à le contraindre, d’autant que le dernier mot lui reviendra ; seul variera le temps qui s’écoulera avant que ses desseins aboutissent, selon que les hommes choisiront de relayer son influence ou de rester sourds à ses appels. Le temps pour elle ne compte pas.

Cette conception d’une Sagesse suprême dément l’idée d’une Providence interventionniste selon laquelle Dieu se réserverait le pouvoir arbitraire de changer le cours des événements. Toute interprétation dite providentielle de l’Histoire, à l’exemple de celle que soutenait Bossuet, finit par glisser vers l’ineptie.

L’action des trois principes

Pour éclairer l’action des trois principes, Fabre d’Olivet avance l’exemple d’un gland. La Providence a infusé à ce gland la puissance d’un chêne, destinée à éclore ; le Destin agit comme l’effet nécessaire de cette impulsion vitale en faisant aboutir un chêne, si le gland rencontre une situation favorable. Une troisième puissance peut intervenir pour modifier le Destin. Il suffit à un homme mal intentionné d’écraser le gland pour le détruire et changer sa destinée. Le gland va alors se décomposer ; ses éléments se dissoudront selon des lois fatales irrésistibles et iront nourrir une autre plante, offrant ainsi des chances à un autre Destin. La Volonté de l’homme peut ainsi modifier les conséquences du Destin d’une façon négative et condamnable, comme dans l’exemple du gland écrasé volontairement, mais elle peut également s’appliquer à améliorer les espèces par la culture, car le Destin, stationnaire par nature, ne perfectionne rien. Une pomme sauvage n’ayant reçu que l’influence du Destin reste acerbe ; en cultivant l’arbre avec soin et en le greffant, l’homme parvient à produire des fruits qui s’amélioreront de plus en plus. Le Destin, qui ne produisait que des arbres stériles, sera ainsi transformé de façon à produire des arbres fructueux.

La Providence a préétabli les choses en puissance d’être, alors que le Destin confère la stabilité – mais non l’intangibilité – à leur état actuel. La Volonté de l’homme modifie les choses existantes forcées par le Destin et en crée de nouvelles, qui tombent aussitôt sous la coupe du Destin, préparant ainsi pour l’avenir les conséquences nécessaires de ce qui vient d’être fait. Cette Volonté libre, qui peut changer les événements fixes du Destin en opposant la nécessité à elle-même, peut également contrer l’action de la Providence, auquel cas, au lieu d’accepter le joug facile de la Providence, l’homme se verra accablé du joug rigide du Destin. Ses efforts tentés pour le briser n’aboutiront qu’à l’appesantir ; lorsqu’il s’en croira délivré sous une forme, le Destin reviendra sous une autre forme (Antoine Fabre d’Olivet, Le Caïn de Lord Byron, p. 247). L’homme connaitra le bonheur ou le malheur selon qu’il joigne son action à l’action universelle ou qu’il en diverge.

Quand on parle de l’action de l’une des trois puissances, il faut comprendre que le déploiement de la loi providentielle, de la loi volitive ou de la loi fatidique produit tel ou tel événement, et que les hommes soumis à l’une de ces trois lois servent ou déclenchent ces événements. Selon les exemples donnés par Fabre d’Olivet, l’action de Moïse est orientée par la loi providentielle, qui régule l’intellectualité de ce prophète. Le Destin a provoqué la prise de Constantinople par les Turcs en ce sens que les Turcs ont obéi à l’impulsion fatidique qui les y inclinait, conséquence fatale des événements antérieurs. Luther a servi d’instrument à la Volonté humaine parce qu’il s’est fait l’interprète de passions diffuses qu’il éprouvait lui-même, et qui ne demandaient qu’à s’embraser ; ceux qui partageaient ces mêmes passions se sont reconnus en lui.

La force des choses, appelée Destin, agit comme cause immédiate, à la différence de la norme divine, appelée Providence, qui ordonne l’harmonie générale du monde sans en faire la police. La Providence n’intervient que sur la libre sollicitation de l’homme, tandis que le Destin réprime les écarts de sa Volonté, d’autant plus sévèrement que cette Volonté s’obstine dans ses dérives. La Providence est l’inspiration du bien, mais elle ne peut se manifester dans le monde que si l’homme demande et appuie son intervention. La Volonté humaine peut librement altérer le cours de sa marche, en suspendre l’effet et nuire ainsi à son propre intérêt.

Le libre choix de l’homme

La Providence laisse à l’homme sa liberté ; tout événement qui le contraint provient de sa propre Volonté ou de la fatalité du Destin. La Providence ne se manifeste que par la médiation des individus qu’elle inspire. Elle ne peut ni empêcher un événement de se produire ni entraver la liberté de l’homme sans contredire ses propres lois. Si elle intervenait directement dans le monde pour entraîner l’homme dans un mouvement irrésistible, il n’existerait aucune liberté, puisque tout serait déterminé par une Providence qui ne différerait pas du Destin.

L’homme n’agit jamais sans subir d’influence providentielle ou fatidique ; le Destin lui fournit des circonstances favorables ou contraires, la Providence l’approuve ou le désavoue dans sa conscience. Il peut contrer un événement que prépare le Destin s’il sait le prévoir ; autrement, rien ne peut empêcher cet événement de se produire. La lucidité, la prudence et la circonspection sont des qualités utiles à cet effet. Au moment où survient un évènement voulu par la Providence, l’homme peut le contrer, bien qu’il ne fasse que le différer : le dessein de la Providence n’en sera pas moins rempli à long terme.

La Volonté de l’homme, en collaborant avec la Providence, peut faire contrepoids au Destin, et agir ainsi efficacement sur l’avenir, alors que si elle repousse la Providence, elle passe la main au Destin. Elle peut choisir de suivre la pente du Destin, mais une Volonté qui agit hors de la règle providentielle se désordonne et se livre à la Nécessité, dont les conséquences acerbes se retourneront contre elle. L’homme qui cède à ses passions, comme sa liberté le lui autorise, cimente sa propre fatalité. S’il souffre par effet de ses fautes passées, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, au lieu d’en accuser la Providence.

Sur le plan collectif, la Volonté humaine aspire à la souveraineté du peuple et à sa liberté absolue ; le Destin assujettit ce même peuple à la contrainte ; tandis que la Providence l’invite, sans le forcer, à une soumission librement consentie à ses desseins. Pour Fabre d’Olivet, ce n’est que par cette obéissance volontaire à la Providence que les hommes pourront s’affranchir de toute servitude et qu’ils pourront garantir la souveraineté et la liberté à laquelle ils aspirent, et que leur Destin les empêche de réaliser.


L’autorité face au pouvoir

La première grande idée de Saint-Yves d’Alveydre, le pilier de sa doctrine synarchique, c’est la distinction entre les notions d’autorité et de pouvoir.

Dans l’usage courant, les deux mots s’emploient l’un pour l’autre sans qu’on songe à les différencier. Il existe cependant un usage du mot « autorité » non identifié à la notion de pouvoir, et qui n’implique pas l’idée de contrainte.

L’essence de l’autorité sociale

Selon l’étymologie, l’autorité est ce qui autorise, et le pouvoir est ce qui peut. Intuitivement, on sent que le mot « autorité », pour reprendre la définition qu’en donne le dictionnaire Littré, sous-entend « une nuance d’influence morale » qui n’est pas nécessairement impliquée dans le pouvoir. Ainsi, une autorité qu’on remet en cause est attaquée dans son droit à être appelée « autorité », car il n’existe d’autorité que reconnue et acceptée, alors qu’un pouvoir ne requiert pas l’adhésion obligatoire des gouvernés pour imposer son existence. Il est aisé de voir l’opposition entre le pouvoir, qui exerce la contrainte par la force, et l’autorité, porteuse d’un ascendant moral, qui se déploie uniquement par le respect qu’elle inspire.

La différence est clairement établie par Saint-Yves d’Alveydre, dans le chapitre des définitions au début de sa Mission des Souverains. L’autorité, de nature uniquement morale et spirituelle, ne se fonde jamais sur la contrainte. Dès qu’elle recourt à la force, elle se perd en se confondant avec le pouvoir. Pour éclairer la distinction autorité-pouvoir, rien ne vaut l’explication suivante que livre Saint-Yves[1] :

À l’heure actuelle, l’Autorité, quoique diffuse, quoique non constituée, réside dans quiconque enseigne à qui que ce soit quelque chose d’utile, dans le premier des savants et dans la dernière des mères de famille, dans le premier des docteurs religieux ou laïques et dans le dernier des pauvres curés, pasteurs, popes, rabbins ou pédagogues de village.

C’est ce vague sentiment qui, mal formulé dans la conscience du révolutionnaire sincère, le fait se dresser, à l’honneur du Genre Humain tout entier, contre les Pouvoirs arbitraires qui foulent aux pieds l’Autorité.

J’ai assez prouvé que je n’étais pas révolutionnaire, pour avoir le droit de m’élever contre l’arbitraire qui perd l’Autorité, en la confondant sous forme administrative et officielle avec les Pouvoirs gouvernementaux.

Rapprocher tous les enseignements dans un seul et même Conseil de l’instruction et de l’éducation publiques, c’est redresser l’Autorité sur ses bases éternelles, c’est par conséquent rendre au Pouvoir politique le contrôle arbitral et l’autorisation qui lui manquent.

Tout est dit, ou presque, dans ces lignes remarquables de concision et de clarté.

L’autorité n’appartient pas à la force ; son caractère essentiel est d’être désarmé des sanctions exécutives propres au pouvoir. Elle ne s’impose que par son rayonnement moral et intellectuel. Si le pouvoir dispose de la force, l’autorité ne compte que sur le respect qu’elle inspire, notamment lorsqu’elle met sa connaissance au service d’autrui. Elle ne contraint pas, elle éclaire et avertit, elle éduque et instruit ; elle ne juge que pour guérir et perfectionner.

Pour préserver leur capital d’influence, les enseignants comme les prêtres ne doivent relever que d’associations libres. L’autorité ne doit jamais vivre sous la dépendance d’un quelconque pouvoir politique, sous peine d’abaisser et d’avilir cet ascendant qui mérite le respect.

Séparer l’autorité intellectuelle du pouvoir politique

La séparation des deux instances est parfois institutionnalisée par une distinction entre le « chef » et le « sage ». Dans la Chrétienté du Moyen Age, le pouvoir suprême, au sommet de la hiérarchie sociale, était divisé entre la Papauté et l’Empire. En Orient, une telle séparation est fréquente dans certaines conceptions hindouistes et bouddhistes. L’autorité a pris la forme religieuse dans l’Occident médiéval, mais l’étendue de son domaine dépasse celui du culte. Cette fonction, actuellement morcelée en instances séparées, englobe des composants qui n’ont rien de religieux, notamment depuis qu’un grand schisme culturel a séparé en Occident la religion, la science et la philosophie.

Dans son ouvrage Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, René Guénon désigne les deux instances par les noms de « pouvoir sacerdotal » et « pouvoir royal », tout en précisant que les termes « sacerdotal » et « royal » n’impliquent pas que l’autorité doive toujours être exercée par le sacerdoce ni que le pouvoir politique soit toujours détenu par un monarque ; c’est la fonction qui détermine l’institution, et non l’inverse. Néanmoins, pour marquer la différence, Guénon emploie plus volontiers, s’agissant de l’ordre spirituel, le mot « autorité » plutôt que celui de « pouvoir », qui convient plus proprement à l’ordre temporel et qui évoque l’idée d’une puissance matérialisée par l’emploi de moyens extérieurs. À l’inverse, l’autorité s’affirme en l’absence de tout appui sensible ; sa puissance toute intellectuelle se fonde sur la seule force de la vérité et de la connaissance[2]. Une autorité authentique n’a besoin d’aucun appui extérieur pour s’imposer, et surtout pas de la violence. Dans les civilisations où a prédominé une classe sacerdotale distincte de la royauté, comme dans les cités grecques antiques, cet ordre s’est imposé sans aucun soutien extérieur[3]. En Inde, le brahmane ne doit solliciter l’aide ni d’un prince ni d’un guerrier[4].

Séparer l’autorité intellectuelle du pouvoir économique

L’indépendance de l’autorité se pose vis-à-vis du pouvoir politique, mais également vis-à-vis du pouvoir économique. On entend dire de nos jours que l’école doit s’adapter à la société. Gaston Bachelard, conscient de l’enjeu, soutient la position inverse : « la Société sera faite pour l’École et non pas l’École pour la Société »[8]. Au reste, l’adéquation totale de l’enseignement aux besoins ponctuels de l’économie, qui assujettit l’autorité enseignante à la démagogie du patronat, est illusoire ; l’évolution permanente de la société appelle non pas à formater des spécialistes dans un but utilitaire à court terme, mais à développer l’autonomie individuelle pour former des esprits capables de faire face aux changements.

La légitimation du pouvoir

Dans un organisme sain, l’instance politico-administrative, tout en restant autonome dans son domaine, tient sa légitimité de l’instance intellectuelle. Saint-Yves d’Alveydre le répète à de nombreuses occasions : c’est à l’autorité sociale, représentée par l’assemblée de tous les corps enseignants, que revient le droit d’autoriser le pouvoir, de légitimer ses détenteurs après les avoir sélectionnés selon leur valeur, de le contrôler et, au besoin, de le corriger. En l’absence d’autorisation et de contrôle par une autorité indépendante de lui, le pouvoir, abandonné aux passions de la politique, ne représente que le stupide esprit de domination brutale. L’autorité se dévalorise si elle exerce directement le pouvoir politique, alors que dégagée de ses compromissions, elle peut soumettre la loi à l’équité et la politique à la morale. La légitimation du pouvoir temporel par l’investiture sacerdotale a son signe visible dans le sacre des rois. Si les papes avaient exercé le pontificat réel au lieu de convoiter la domination temporelle, ils auraient enseigné aux empereurs leur rôle de magistrat des rois.

Des extraits de la littérature de divers peuples indiquent la prééminence du sacerdoce sur la royauté ; les druides celtiques, les mages persans, les prêtres égyptiens et les brahmanes indiens dominaient sur la royauté. L’autorité des temples d’Égypte instituait et éduquait le pouvoir royal pour faire régner l’équité divine dans l’ordre terrestre[5]. Dans l’ancien monde celtique, la relation harmonieuse qui existait entre la classe des druides et celle des chevaliers transparait dans la légende de Merlin et d’Arthur. Les rois reconnaissaient la préséance aux druides, à qui souvent ils devaient leur couronne. Comme Merlin au temps d’Arthur, le druide en tant que gardien de l’équilibre social, parlait avant le roi et intervenait pour contrer les ambitions excessives des nobles. Si le roi est élu par ses pairs parmi la classe guerrière, les druides veillaient à ce que le choix soit régulier et bénéfique, mais tout en exerçant un contrôle sur la fonction royale, ils y restaient étrangers. Ils ne choisissaient pas à proprement parler le roi ; mais ils influençaient le choix et consacraient l’élection par les rituels[6].

Arthur rendant visite à Merlin

Dans l’ancien monde, le pouvoir social de l’enseignement conférait à chacun, sur examen, le niveau équivalent à sa valeur propre dans la hiérarchie des fonction publiques, jusqu’à la royauté[7]. Dans la Chine ancienne, où l’autorité revenait au collège des Lettrés, tous les degrés s’y obtenaient à l’examen, de même que tous les emplois publics. L’attribution des offices n’était pas à la discrétion du pouvoir politique ; l’empereur n’était pas libre de désigner son premier ministre, ses généraux ou ses hauts fonctionnaires en dehors des individus sélectés pour leurs aptitudes et leur niveau intellectuel par l’examen des corps enseignants, sur lesquels l’empereur n’avait aucun pouvoir. Dans des pays sous l’influence chinoise, comme l’Annam, ce système de sélection aux emplois publics, premier ministre inclus, par des examens à teneur philosophique fut en vigueur jusqu’aux dégâts causés par la colonisation française.

L’anomalie dans l’anarchie politique actuelle, c’est que les détenteurs du pouvoir se sélectent eux-mêmes en s’élevant par la violence et la ruse ou par une coalition d’intérêts. Un pouvoir qui se légitime lui-même ressemble à un étudiant qui se décernerait lui-même ses diplômes. Un homme digne d’exercer la souveraineté ne s’improvise pas ; il se sélecte et s’éduque par un maître qu’il doit avoir au-dessus de lui. Avant de conduire une locomotive, le mécanicien doit satisfaire aux exigences de l’examen et du contrôle ; l’erreur qu’on ne commettrait pas dans les chemins de fer, on la laisse commettre dans la direction des États. C’est l’autorité enseignante qui, en déterminant par l’examen le niveau des individus, doit leur ouvrir les fonctions publiques correspondant à leurs aptitudes.

Le projet synarchique de Saint-Yves ne vise pas à confier le rôle directeur dans la société aux corps enseignants ou aux ministres des cultes. Il ne s’agit pas de remettre le pouvoir entre les mains du prêtre ou du professeur, mais de reconnaître à ceux-ci, en tant que détenteurs de la magistrature morale et de la direction des consciences, la primauté non de leur personne mais de leur fonction. Le caractère normal du pouvoir est d’être soumis à cette autorité, lorsqu’elle tient son rang et remplit son rôle, sous peine pour lui de perdre devant l’opinion publique toute autorisation intellectuelle ou morale. En dehors de cette garantie, le pouvoir passe à l’état maladif et répand la maladie dans tout le corps social.

Les détenteurs du pouvoir ont besoin de connaissances que seule l’autorité peut leur transmettre. Ces connaissances liées à des applications contingentes n’atteignent pas le niveau atteint par les représentants de l’autorité, qui recherchent le savoir pour lui-même et non dans un but pratique. Cette connaissance désintéressée reste néanmoins nécessaire à ceux dont les fonctions relèvent au domaine de l’action[9].

Les grands hommes ne suffisent pas à faire le bien de l’humanité, car la politique pure, qu’elle soit monarchique ou républicaine, en est incapable. Seule une autorité véritable, arrachée de toute compromission avec le pouvoir, peut transformer en génie bienfaisant un homme de talent politique. En dehors de ce contrôle, ses qualités individuelles risquent de produire des catastrophes.

Dans les régimes purement politiques, le pouvoir opère des réformes sous la poussée empirique des intérêts. Une autorité légitime aurait pour fonction d’étudier scientifiquement les projets de réformes, avant de leur donner son aval. Un corps savant autonome, socialement efficace, empêche de commettre certaines fautes imputables à la cupidité irresponsable de dirigeants économiques et politiques, à l’exemple, entre mille, de la pollution de l’air, des eaux et des sols, ou de l’érosion provoquée par le remembrement rural. Le pouvoir temporel concerne le monde du changement, qui n’a pas en lui-même sa raison suffisante ; dès qu’il manque d’une orientation juste, il provoque des désordres.

Un tempérament tourné vers l’action, propre à l’exercice du pouvoir, diffère d’une nature propre à exercer l’autorité, qui suppose des penchants pour la réflexion et la méditation. Mais l’action que n’éclaire pas la connaissance n’est qu’agitation désordonnée. Platon dit que les maux du genre humain ne cesseront pas tant que la sagesse et la puissance politique ne convergeront pas dans l’État à cause des différences de nature de leurs représentants[10]. La métaphore de l’aveugle portant le paralytique évoque les rapports normaux entre les deux instances, dont les domaines sont distincts et complémentaires. Chacun supplée par ses facultés aux lacunes de l’autre ; l’homme du pouvoir engagé dans l’action est aveugle, tandis que le représentant de l’autorité, centré sur la contemplation, est comme immobile. L’apologue souligne toutefois que c’est le paralytique, monté sur les épaules de l’aveugle, qui guide et dirige celui-ci, pour marquer la primauté de la contemplation sur l’action[11].

Le contrôle du pouvoir comporte, quand les circonstances l’exigent, un droit et un devoir de remontrance. Le monarque, n’étant que dépositaire du pouvoir, pouvait perdre cette délégation. Le rôle du sacerdoce ne consiste pas à prêcher la soumission aux gouvernés tout en couvrant l’iniquité des gouvernants. Le « Droit divin », à l’origine, ne consistait pas à couvrir de prétextes religieux les caprices d’un monarque, mais dans la délégation du pouvoir par l’autorité spirituelle, ce qui implique son contrôle par le sacerdoce.

Exemples dans l’histoire

Dans sa Lettre à Louis XIV, Fénelon, archevêque de Cambrai, ose flétrir la politique de guerres de ce roi et l’exhorter à préférer la vie de ses peuples à une fausse gloire. Ses remontrances offrent un plus digne exemple d’autorité authentique que les flatteries courtisanes de Bossuet.

Les textes anciens attestent que les maitres spirituels de Chaldée et d’Égypte savaient rappeler à leurs devoirs jusqu’aux détenteurs de la moindre parcelle de pouvoir. La tradition chinoise exigeait des lettrés qu’ils aient le courage de censurer un pouvoir arbitraire et d’admonester, voire de renverser, un mauvais empereur et ses ministres corrompus ; durant quatre mille ans, le corps des lettrés osa se dresser contre les souverains qui tendaient à rendre leur pouvoir personnel[12]. La Bible montre Samuel, après avoir sacré Saül roi, réprimander ce monarque perverti par le pouvoir[13], comme le fera Nathan vis-à-vis de David[14]. Dans la Chrétienté du Moyen Age, les papes pouvaient délier de leur devoir d’obéissance les sujets d’un souverain qui contrevenait à ses devoirs.

En l’absence même d’une procédure répressive, le simple désaveu public peut désarmer les gouvernants en les discréditant auprès des gouvernés. Il suffit que l’autorité puisse en appeler à la conscience publique pour dissuader n’importe quel dirigeant de risquer d’en arriver à une situation aussi inconfortable.


[1] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1981, p. 41.

[2] René Guénon, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, Véga, Paris, 1984, p. 27-28.

[3] Julius Evola, Révolte contre le monde moderne, Ed. de l’Homme, Montréal, 1972, p. 126.

[4] Mânavadharmacâstra XI, 31-34.

[5] Saint-Yes d’Alveydre, Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1981, p. 377.

[6] Françoise Le Roux, Les Druides, PUF, Paris, 1961.

[7] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1981, p. 648.

[8] Dernière phrase de son livre, La Formation de l’esprit scientifique.

[9] René Guénon, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, Véga, Paris, 1984, p. 39-40.

[10] Platon, République, V, 18.

[11] René Guénon, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel, Véga, Paris, 1984, p. 67-68.

[12] Saint-Yes d’Alveydre, Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1981, p. 230.

[13] 1 Samuel XIII, 13-14.

[14] 2 Samuel XII, 1-15.

Les formes politiques élémentaires

Portrait d’Antoine Fabre d’Olivet

Les trois puissances universelles, lorsqu’elles dominent chacune sans aucun mélange des deux autres, donnent naissance à des formes politiques simples : la théocratie pour la Providence, la république pour la Volonté humaine, et la monarchie pour le Destin.

La théocratie était pure chez les Hébreux, où un souverain pontife établi par Moïse régissait le peuple au nom de Dieu. La république était pure chez les Athéniens, quand des magistrats appelés archontes dirigeaient le peuple en son nom. La monarchie était pure chez les Assyriens, entièrement livrés aux mains d’un monarque absolu.

Les moyens de ces régimes sont : la foi en la Divinité pour la théocratie, l’horreur de la servitude pour la république pure, et l’orgueil national joint à la terreur qu’inspire le souverain pour la monarchie pure.

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Les individualités remarquables

Józef Piłsudski

Les individus qui comptent pour quelque chose dans l’ordre politique peuvent être classés parmi les hommes que Fabre d’Olivet appelle providentiels, volitifs ou fatidiques, selon qu’ils vivent de la loi correspondante à l’une des trois puissances qu’il voit en œuvre dans le monde : la Providence, la Volonté humaine ou le Destin. Leur rang à l’intérieur de ces classes dépend de leur enthousiasme, de leur force ou de leur talent. Leurs opinions sont parfois tranchées, parfois mitigées, mais les seuls qui laissent un souvenir en tant qu’individualités remarquables sont ceux qui ont adopté des opinions fermes.


Selon l’époque, les hommes providentiels ont pu être appelés des théocrates ou des « inspirés », les hommes volitifs des républicains, des démocrates ou des révolutionnaires, les hommes fatidiques des monarchistes, des conservateurs ou des réactionnaires. Dans l’Antiquité, Socrate et Platon ont été des hommes providentiels, Démosthène et Cicéron des hommes volitifs, Philippe de Macédoine et Jules César des hommes fatidiques.

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Pascal Bancourt - Écrivain