Ce récit, extrait du célébrissime recueil des Mille et une Nuits, offre un exemple de la richesse symbolique dont les contes traditionnels étaient porteurs. Son résumé ci-dessous sera suivi de son interprétation.
Un pauvre pêcheur se rendit dès l’aube au bord de la mer, conformément à son habitude. La première fois où il lança son filet, il ramena une carcasse d’âne. La seconde fois, il retira de son filet un panier rempli de gravier. La troisième fois ne lui rapporta que des coquilles, des débris d’os et des tessons de verre. Mais la quatrième fois, il remonta un vase scellé de plomb, portant l’empreinte du sceau de Salomon. Il ouvrit le cachet de plomb ; une fumée s’éleva du vase et donna forme à un gigantesque génie. Ce djinn s’était autrefois rebellé contre Dieu ; pour le châtier, Salomon l’avait emprisonné dans ce vase qu’il ferma d’un couvercle de plomb, sur lequel il imprima son sceau, avant de jeter le vase à la mer. Des siècles d’enfermement avaient à tel point énervé le génie qu’il s’était juré de tuer celui qui le délivrerait. Sitôt libéré, il annonça au pêcheur son intention de le mettre à mort.
Le pêcheur regretta d’avoir libéré cet ingrat, mais il garda la tête froide. Il mit en doute le fait qu’un djinn si volumineux soit capable de rentrer dans un vase aussi étroit. Le djinn, mis au défi, en donna la démonstration ; il se dissout en fumée et s’insinua dans le vase. Aussitôt, le pêcheur referma l’orifice avec le couvercle de plomb, dont le sceau de Salomon retint le génie prisonnier. Pour fléchir son geôlier, bien décidé à rejeter le vase à la mer, le djinn s’engagea, par un serment solennel, à le rendre riche s’il le libérait. Le pêcheur finit par rouvrir le vase. Quand le djinn eut repris forme, il tint parole ; il conduisit son libérateur près d’un vaste étang, et lui prescrivit de lancer son filet dans ce lac. La pêche donna quatre poissons, un blanc, un bleu, un jaune et un rouge. Le génie conseilla au pêcheur d’aller porter les poissons au sultan. Puis il disparut sous terre.
Le pêcheur alla offrir le résultat de sa pêche au sultan, qui lui fit verser quatre cent dinars. La cuisinière du palais mit à cuire les poissons. Quand elle les retourna dans la poêle, le mur s’ouvrit, et une belle jeune fille en sortit. Elle toucha l’un des poissons de sa baguette et l’interrogea : “ Poisson, poisson, es-tu dans ton devoir ? ” Les quatre poissons levèrent la tête tous ensemble et répondirent : “ Oui, oui ; si vous comptez, nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents ”. Les poissons furent réduits en charbon, et la jeune fille rentra dans le mur qui se referma.
Le vizir, mis au courant, demanda au pêcheur de lui ramener quatre autres de ces poissons, que la cuisinière fit frire. Quand elle les retourna dans la poêle, le vizir assista à la même scène avec la mystérieuse jeune fille. Le sultan, tenu à son tour informé, se fit apporter par le pêcheur quatre autres poissons colorés, que le vizir fit cuire lui-même devant le sultan. Dès qu’il les eut retournés, le mur s’ouvrit, mais cette fois-ci, un géant noir parut. Avec un bâton vert, il toucha l’un des poissons en lui demandant s’il était dans son devoir, et les quatre poissons lui firent la même réponse. Le géant les réduisit en charbon, puis il se retira dans le mur qui se referma.
Le pêcheur guida le sultan jusqu’à l’étang, et dont l’eau limpide laissait voir les poissons colorés. Le sultan, résolu à élucider l’énigme, fit dresser son campement sur place. La nuit venue, il s’éloigna vêtu en homme ordinaire. Ce qu’il découvrit fait l’objet d’un autre conte des Mille et une Nuits, « Le prince aux jambes de marbre ». Il apprendra alors que les poissons colorés avaient été autrefois les habitants d’un pays qui furent métamorphosés par un sortilège : les musulmans en poissons blancs, les parsis en poissons rouges, les chrétiens en poissons bleus, et les juifs en poissons jaunes.
Les eaux où le pêcheur jette ses filets sont les eaux du psychisme. Les quatre fois où il effectue sa pêche correspondent aux quatre niveaux de profondeur que traverse cette exploration de l’âme. Des trois premiers lancers, effectués dans les eaux psychiques d’une propreté douteuse, l’homme ne retire que des déchets, à commencer par ceux de sa nature animale que figure la carcasse d’âne. Les deux essais suivants ne ramènent que de la fange et des détritus.
En revanche, la quatrième fois, l’homme touche le fond de son âme, dont il extirpe la Puissance vitale que les anciens alchimistes extrayaient de façon intentionnelle. La mémorable image du génie sortant du vase fait allusion à la libération de la force profonde de l’être. Cette énergie élémentaire, que le sceau de Salomon neutralise en la tenant recluse dans le vase, existe à la racine de l’être humain ; elle est enfouie dans les couches profondes de la psyché, assimilées aux fonds marins, et confinée dans le noyau central de l’âme comme dans un container.
Le sceau de Salomon évoque l’Acte divin qui imprime à la Substance primordiale ses formes et ses limites. Rien au monde n’existerait si le Sceau divin ne contraignait cette Puissance universelle à se plier aux déterminations qu’il lui impose. On représente le sceau de Salomon comme une étoile à six branches inscrite dans un cercle, et formée de la superposition de deux triangles inversés.
Les deux triangles entrecroisés symbolisent l’Esprit divin pénétrant la Substance élémentaire pour formater tout ce qui existe dans l’univers que symbolise le cercle. Pour que la figure soit complète, il faudrait inscrire dans l’entrecroisement des triangles le nom de Dieu, qui scelle l’union entre l’Esprit et la Substance. L’âme humaine résulte elle aussi d’un rapport entre sa Matière fondamentale et le Principe divin qui lui donne forme. Briser le sceau de Salomon signifie rompre cet équilibre ; en conséquence, l’âme, déliée de sa rigidité, laisse échapper l’énergie brute qu’elle emprisonnait comme dans un récipient hermétiquement scellé. Toute confrontation avec le “génie”, cette puissance qui réside au fond de la psyché, fait planer une sérieuse menace car elle peut entraîner une crise destructrice de la personnalité. Le conte prête un aspect effroyable à cette réalité substantielle de l’être humain, en raison du pouvoir dévastateur que libère sa force vitale lorsqu’elle se déchaîne, et de la facilité avec laquelle elle résorberait la forme humaine si on la laissait surgir.
Le processus initiatique oblige le candidat à entrer en contact avec cette énergie dissolvante afin de la mettre en œuvre dans le travail sur la forme humaine ; mais pour que la confrontation ne tourne pas au désastre, l’initié doit conserver une vigilance sans faille. L’art alchimique s’employait à libérer cette puissance tout en gardant fermement le contrôle sur son déploiement. Un sujet qui déclencherait en lui cette force aveugle sans être préparé à dominer ses débordements en finirait la victime impuissante. Dans le conte, le pêcheur n’a cédé à aucun mouvement de panique qui lui aurait été fatal. En conservant toute sa lucidité, il déjoue la menace et s’assure de la maîtrise des événements ; le génie, puissant mais manœuvrable, va dès lors le guider dans son cheminement intérieur qui le conduira aux sources de la révélation. L’épreuve affrontée avec succès confère au candidat une vision épurée, l’action de ce facteur décapant ayant pour effet d’assainir le mental et l’entendement. À l’avenir, l’homme n’extraira plus des déchets de ses eaux psychiques ; il puisera dans un foyer salubre l’authentique nourriture spirituelle que figurent les poissons colorés.
Le lac aux eaux poissonneuses désigne l’Âme universelle, la Substance psychique du monde. Cette eau est à l’image du grand Agent subtil, l’Océan fluidique dans lequel baigne l’univers. Quand la conscience atteint une limpidité équivalente à celle de l’Eau divine, elle capte dans l’Âme du monde la sagesse que symbolisent les poissons. À cet effet, le pêcheur se sert de son filet ; cet ustensile formé de cordes et de nœuds reflète la Hiérarchie céleste. Entre la Divinité et la matière inerte, il existe tout un réseau d’intermédiaires, assimilable à un immense filet reliant entre eux ces divers plans. Quand l’intellect humain réussit à manier le filet, c’est-à-dire à assimiler ce lien entre les différents états de conscience, il recueille les poissons, images de la Sagesse contenue dans les Eaux universelles.
L’homme qui réussit à attraper et à « cuisiner” les poissons du lac recueille la Sagesse ainsi que la force régénératrice, inhérentes à ce réservoir de toute vie qu’est l’Eau primordiale. La scène, trois fois répétée, où l’on cuit les poissons fait allusion à l’opération alchimique par laquelle le Feu de l’Esprit débloque la puissance contenue dans cette Eau primordiale, dont il faut rappeler qu’elle réside dans la profondeur de l’âme. Cette libération des forces provoque l’ouverture du mur ; elle délie la rigidité terrestre de la forme humaine pour laisser surgir, sous l’image d’êtres surnaturels, les facultés transcendantes que cette rigidité tenait entravées. L’opération se reproduit à chacun des trois états de conscience progressifs que personnifient les témoins successifs de la scène : la cuisinière, puis le vizir, et enfin le roi.
Les deux premiers niveaux de conscience permettent d’aborder la Force de Vie sous l’aspect avenant d’une jeune fille d’une remarquable beauté. Quand vient le tour du sultan, le sujet passe au niveau d’éveil supérieur ; dès lors, à la belle femme succède le géant noir quelque peu inquiétant. Cette apparition révèle l’âme dans sa profondeur obscure, avec son immense potentiel de force et de fécondité auquel font allusion la couleur noire et la stature imposante de cet homme. Après le côté bienveillant qu’affiche l’âme subtile sous la figure d’une gracieuse jeune fille, cet aspect moins engageant est celui d’une énergie brute, que seul peut affronter sans dommage un initié parvenu au niveau que personnifie le sultan.
La jeune femme, puis le géant noir, touchent les poissons de leur baguette afin d’entrer en contact avec cette puissance qu’ils s’emploient à révéler. Ces deux créatures interrogent les poissons par une brève formule chargée de signification : “Poisson, es-tu dans ton devoir ?” Les poissons confirment d’une seule voix : “Oui ; si vous comptez, nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents”. Ces paroles sibyllines que prononcent les poissons cuits résument une véritable leçon de sagesse : le bénéfice que l’homme tirera de la Force de Vie qui anime le monde sera fonction de l’attitude qu’il adoptera au cours de son existence.
La première formule : “Si vous comptez, nous comptons”, s’applique à l’individu qui “compte”, c’est-à-dire qui mesure et limite ses efforts ; les poissons avertissent cet homme parcimonieux que le bénéfice qu’il obtiendra de la Force de Vie lui sera également compté et limité.
Au niveau supérieur se trouvent les individus concernés par ces paroles : “Si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres”. À l’homme qui s’acquitte avec justice de ses dettes, en honorant les devoirs qui lui incombent et en s’efforçant de réparer les fautes qu’il aurait commises, les poissons annoncent que la Force de Vie se reconnaîtra débitrice à son égard.
La meilleure des attitudes, celle qui contente les poissons parce qu’elle permet à la Force de Vie de l’emporter, consiste à “fuir” : « Si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contents« . Cette fuite équivaut au “lâcher prise” que préconisent les traditions spirituelles lorsqu’elles recommandent à l’homme de s’abandonner à la Providence. Pour que la Force de Vie triomphe dans l’être humain et qu’elle rayonne sur le monde à travers lui, il faut que l’ego individuel s’efface afin de lui céder le terrain.
Le déploiement de la puissance contenue dans les poissons produit, dans les sphères psychique et spirituelle, des effets comparables en termes de révélation aux phénomènes extraordinaires que décrit le conte. Il ne subsiste plus ensuite des poissons qu’un résidu noirci immangeable. Leur forme vivante devient comme un déchet inutilisable, après que l’énergie qu’elle contenait se soit déployée et consumée. Pour communier une nouvelle fois à cette source de vie, l’homme doit retourner pêcher cet aliment de sagesse dans l’Âme spirituelle du monde, en se servant des filets du Ciel.
Le sultan aura une explication sur les poissons aux quatre couleurs : ils figurent les quatre religions, les poissons blancs désignant les musulmans, les rouges étant les parsis, les bleus les chrétiens, et les jaunes les juifs. Les inspirateurs des Mille et une Nuits regardaient ces quatre religions comme autant de voies vers la sagesse, ce qui dénote un esprit bien éloigné d’un certain sectarisme répandu aussi bien à leur époque qu’à la nôtre. Le maléfice qui change en poissons les représentants des quatre religions réduit la sagesse de ces traditions spirituelles à l’état de potentialité dans l’eau, l’atmosphère psychique du monde. Toute quête initiatique prend néanmoins appui sur l’enseignement que dispense la religion. C’est en « cuisinant » les poissons colorés qu’on extrait la richesse que recèlent ces formes religieuses, dont le potentiel fait accéder la conscience à un état d’éveil supérieur.