Le prétendu fond occulte du nazisme

Les spéculations sur l’ésotérisme nazi et les dessous occultes du Troisième Reich flattent un certain goût pour le paranormal et le sensationnel que ne contentent pas les explications d’ordre social, politique ou économique. Divers auteurs ont prétendu éclairer la folie tragique du nazisme par des influences surnaturelles que révélerait une lecture « ésotérique » de l’histoire.

Les interprétations « occultistes » du nazisme prétextent l’insuffisance des sciences sociales et humaines, à leur état actuel, pour expliquer de tels phénomènes d’agitation collectives. Les analyses marxistes, psychanalytiques ou combinant les deux laissent un gout d’insatisfaction. Comment un marginal comme Hitler, qu’au début personne ne prenait au sérieux, a-t-il pu durant plus de vingt ans marquer l’Allemagne de son emprise ? Comment sa doctrine d’une lamentable indigence, martelée dans ses discours, a-t-elle pu entrainer les foules, mais aussi des intellectuels qu’on aurait crus inaccessibles à de telles inepties ? Tant de faits terribles, d’actes cruels et aberrants commis avec l’obéissance servile de la multitude devaient s’expliquer par d’autres facteurs.

Une littérature à sensation

La parution en 1960 du best-seller de Louis Pauwels et Jacques Bergier, Le Matin des magiciens, contribua à propager dans le grand public des affabulations sur les racines occultes du national-socialisme. Ce pavé truffé d’hypothèses, et d’une rigueur historique discutable, ne rejette pas les éléments d’explications d’ordre politique ou socio-économique, mais en partant de la constatation que les sciences actuelles et les critères historiques habituels ne suffisent pas à tout expliquer, il soutient que les événements ne deviennent compréhensibles que sous l’éclairage d’un ésotérisme nazi, et trouve plus convainquant d’évoquer le rôle qu’auraient joué certains cultes et cosmogonies étranges.

Le Matin des magiciens ouvrit la voie à la production de nombreuses autres publications aussi peu argumentées, d’une crédibilité douteuse, destinées au grand public. Parmi ces ouvrages on peut citer ceux de Werner Gerson (Le nazisme, société secrète, 1969), André Brissaud (Hitler et l’ordre noir, 1969), René Alleau (Hitler et les sociétés secrètes, 1969), Jean-Michel Angebert (Hitler et la tradition cathare, 1971), Travor Ravenscroft (La Lance du Destin, 1973), James Herbert Brennan (The Occult Reich, 1974), François Ribadeau Dumas (Hitler et la sorcellerie, 1975), Robert Ambelain (Les arcanes noirs de l’hitlérisme, 1984) ou Jacques Sourmail (Allemagne, une histoire secrète, 2012).

Cette littérature à sensation se caractérise par une connaissance approximative du sujet, l’absence de bases historiques sérieuses et la répétition d’affirmations inexactes, parfois extravagantes, sans souci de vérifier la fiabilité des sources. Les spéculations sur l’« histoire secrète » du national-socialisme soutiennent des hypothèse les plus farfelues, comme celles d’une communauté initiatique démoniaque sous-jacente au Troisième Reich, de l’action secrète de « Supérieurs Inconnus », celle de magiciens ou de grands prêtres d’un culte satanique, d’une lutte des dieux derrière les événements apparents, de l’action d’un courant magique luciférien, d’une « centrale d’énergies » orientée vers le mal…

Rudolf Hess

Les extrapolations sur le paganisme nazi et sur les liens du national-socialiste avec l’occultisme ou le mysticisme prennent appui sur des cas particuliers montés en épingle ; Rudolf Hess, Alfred Rosenberg, Heinrich Himmler et les hauts dirigeants de la SS sont connus pour s’être intéressés aux théories occultistes et au paranormal. Cette démarche attribue cependant une influence excessive, sur le plan doctrinal, à ces dignitaires suspectés d’avoir inspiré la « doctrine secrète » du nazisme et d’avoir refondé un culte néopaïen.

Les historiens, dans leur majorité, ne verront dans ces fantaisies que des impostures ou des élucubrations sans fondement, motivées par le chiffre de ventes en exploitant la fascination du public pour le sensationnel. Dans la décennie 1970, le moindre livre sur les aspects ésotériques du nazisme pouvait tirer à des dizaines de milliers d’exemplaires.

Les inspirations dites occultistes du nazisme

Au début du XXe siècle en Allemagne, toute une nébuleuse de doctrines ésotériques et de sociétés secrètes ont précédé l’idéologie nazie, leurs concepts clefs mêlant occultisme, pangermanisme, racisme, antisémitisme, messianisme fondé sur la suprématie aryenne et invocation d’une mythologie germanique préchrétienne. Avant le Troisième Reich, une série d’organisations, de clubs, de conjurations ou de groupes plus ou moins élitistes autobaptisés « ordres » ou « loges » ont foisonné en Allemagne et en Autriche. Le roman d’Edward Bulwer-Lytton, La Race qui nous supplantera, inspira même la création à Berlin d’une communauté secrète, la Société du Vril, le vril étant cette formidable énergie dont la maîtrise assurerait la domination du monde.

Cet ésotérisme d’extrême droite se nourrissait de doctrines exotiques comme l’armanisme de Guido List, l’ariosophie de Lanz-Liebenfels ou la théozoologie, et d’éléments récurrents comme la pensée völkisch, le paganisme nordique, les forces du Sang et de la Terre, la foi en la race germanique des Seigneurs menacée par les Juifs…

Parmi toutes ces organisations secrètes ou quasi-secrètes, l’une en particulier fera parler d’elle et nourrira bien des fantasmes : la Société Thulé.

La Société Thulé

Emblème de la Société Thulé

Divers auteurs parmi lesquels figurent Louis Pauwels et Jacques Bergier, Werner Gerson, Jan van Helsing et Jacques Sourmail ont attribué un rôle de « centre magique », de moteur occulte ou de foyer d’énergies du nazisme à la Société Thulé, une société secrète initiatique qui aurait exercé une influence essentielle sur le mouvement nazi à ses débuts. Il est vrai qu’avant que la Société Thulé dépérisse dans les années 1920, certains de ses membres, dont Karl Harrer, fondèrent en 1919 le DAP, le Parti des Travailleurs Allemands, que Hitler transformera en 1920 en NSDAP, le parti nazi. D’autres dignitaires du parti puis du régime nazi furent adeptes de la Société Thulé, ou sont soupçonnés de l’avoir été ; parmi eux figurent Gottfried Feder, Hans Frank, Rudolf Hess, Alfred Rosenberg et Dietrich Eckart, qui fut le maître à penser d’Hitler avant qu’il se fâche avec lui.


Rudolf von Sebottendorf

Un aventurier féru d’ésotérisme, Rudolf Glauer, alias Rudolf von Sebottendorf, qui avait vécu en Orient, créa en 1918 à Munich une branche du Germanenorden, l’« ordre des Germains » (fondé à Leipzig en 1912), qu’il baptisa Société Thulé ou Ordre de Thulé. Le même personnage, dans son livre paru en 1933, Bevor Hitler kam (Avant qu’Hitler n’arrive), se flatte de présenter le parti nazi comme étant une émanation de son groupe d’extrême droite pseudo-mystique.

À l’origine, la Société Thulé était un groupe d’études sur l’Antiquité germanique, l’ésotérisme völkisch et les anciens mythes païens, à l’instar de multiples groupuscules völkisch qui fleurirent en Allemagne après 1918. Comme l’explique l’historien Stéphane François (Les Mystères du nazisme : aux sources d’un fantasme contemporain, 2015), ce fut moins une société ésotérique adonnée aux rituels magiques qu’un groupement d’extrême-droite antirépublicain et antidémocratique, nationaliste, raciste et antisémite, comme il y en eut beaucoup en Allemagne à l’époque. Certains de ses membres marquaient un attrait pour l’ésotérisme völkisch, mais cela n’avait rien d’exceptionnel dans les milieux de ce genre[1].

De la Société Thulé, le parti nazi récupéra le salut « Heil und Sieg ! », devenu « Sieg Heil ! », ainsi que certains éléments symboliques comme la croix gammée. Avant que l’Ordre de Thulé n’arbore la swastika, ce symbole universel, connu pour son effet fascinant, était déjà répandu depuis le XVIIIe siècle dans les milieux ésotériques allemands. Il fut repris par des mouvements nationalistes qui l’associèrent à la race aryenne ou nordique.

Hermann Rauschning

Des auteurs d’inspiration occultiste, comme Werner Gerson (Le nazisme, société secrète, 1969), ont présenté comme une certitude qu’Hitler était un initié de la Société Thulé. Cette allégation se fonde sur le témoignage, largement remis en cause, d’Hermann Rauschning (Hitler Speaks, 1939). Mais les historiens restent sceptiques vis-à-vis de ses affirmations que rien ne certifie. Si Hitler a pu connaitre des membres de l’Ordre de Thulé, rien n’indique qu’il fréquenta cette organisation, et s’il le fit, écrit Stéphane François (Les Mystères du nazisme, 2015), la Société Thulé fut loin d’être la matrice du nazisme. Le même historien réfute également les assertions de Louis Pauwels et de Werner Gerson, qui attribuent au théoricien et géographe Karl Haushofer une influence ésotérique sur l’idéologie nazie, et qui font de ce personnage un membre important de l’Ordre de Thulé et de la Société du Vril.

Quant à soutenir que la Société Thulé, ou d’autres groupements ésotériques, aient été inspirés par des êtres surnaturels, guidés par des dirigeants invisibles ou porteurs de forces surhumaines, cela relève de la liberté laissée à chacun de croire à toutes sortes d’assertions.

La tentation d’une religion néopaïenne

Thor, détail du tableau de Mårten Winge, 1872

Des tenants de l’ésotérisme nazi ont voulu voir dans le national-socialisme la résurgence de l’ancienne religion nordique, qui aurait survécu dans les limbes après avoir été supplantée par le christianisme. Dès 1940, Lewis Spence (Occult Causes of the Present War) identifiait un courant païen dans le nazisme. La musique de Wagner n’a pas peu contribué à exalter dans les têtes l’ancienne mythologie germanique. L’idée d’un paganisme intrinsèque au national-socialisme découle surtout de la présence bruyante, dans les instances du Troisième Reich, de dirigeants imprégnés de ces croyances, comme Hess, Rosenberg ou Himmler. Rosenberg et Himmler s’essayèrent à recréer un culte néopaïen fondé sur un bricolage mythologique.

Heinrich Himmler

Au sein du régime, Himmler, entiché d’un néopaganisme germanique, mit en place des rituels à base de doctrines ésotériques pour la formation « initiatique » de l’encadrement SS. Alors que les SS moyens n’étaient que des robots façonnés par un dressage abrutissant, le « cercle intérieur » de leurs chefs accédait à la doctrine secrète selon leur rang. Cette bouffonnerie atteignit au moins un objectif : convaincre ces hommes supérieurs qu’étaient les SS qu’ils se situaient au-delà du bien et du mal. Cependant, comme l’ajoute l’historien Stéphane François, une partie des dignitaires nationaux-socialistes, comme Goebbels, Goering ou Speer, se moquaient du paganisme et des obsessions irrationnelles d’Himmler, auxquelles ils n’adhéraient pas du tout ; et bien d’autres dirigeants n’avaient que faire de ces thématiques[1].

Alfred Rosenberg

Le théoricien « officiel » du régime, Alfred Rosenberg, prônait une religion refondée mêlant ésotérisme, néopaganisme germano-nordique et spéculations völkisch, appuyée sur une mystique du sang et de la race ; mais l’influence de Rosenberg a été largement surévaluée. L’homme était fort peu apprécié au sein des principaux responsables nazis. La soi-disant « Bible » du national-socialisme, Le Mythe du XXe siècle, loin de faire autorité dans les cercles dirigeants, y fut très peu lue ; en revanche, ses textes lui attirèrent l’inimitié des membres chrétiens du parti. Hitler lui-même confessa à Albert Speer ne les avoir jamais lus dans leur intégralité (Martin Broszat, L’État hitlérien : l’origine et l’évolution des structures du Troisième Reich, 1985).

L’attitude du régime nazi montra ainsi certaines ambiguïtés ; il dut tolérer les théories occulto-aryennes délirantes de certains de ses membres, comme Himmler et la SS, alors que Hitler, soucieux de ne pas liguer contre lui l’ensemble des chrétiens, ne se déclara jamais en faveur d’un tel culte.

Otto Skorzeny

On a écrit notamment qu’Himmler aurait chargé l’officier SS Otto Skorzeny d’organiser une expédition en vue de retrouver le saint Graal. Interrogé après la guerre à ce sujet, cet ancien SS démentit cette absurdité, avouant qu’à l’époque il ne savait même pas ce qu’était le Graal. Ces histoires à Himmler, ajoute-t-il, faisaient rigoler tout le monde. La confusion venait sans doute du nom de code « Alaric » qui fut donné aux opérations qu’il mena pour récupérer Mussolini, car selon une légende, Alaric, après avoir pillé Rome, aurait ramené dans le sud-ouest de la France le Graal, que les Romains avaient volé à Jérusalem[2]. Le plus comique fut peut-être qu’après la guerre, Skorzeny reçut des propositions financières alléchantes pour qu’il révèle où se cachait cet objet sacré !

Hitler et l’occultisme

L’idée d’un Hitler porté sur l’occultisme résulte en partie des conversations que rapporte Hermann Rauschning dans Hitler Speaks (1939), mais les historiens mettent en doute la crédibilité de son livre. À supposer qu’Hitler ait éprouvé dans sa jeunesse quelque intérêt pour les idées mystiques et occultes, il n’en fit pas une ligne politique. Richard Weikart (The Roots of Hitler’s Evil in Books and Culture, 2001) affirme, en accord avec d’autres historiens, qu’Hitler ne portait aucun intérêt à l’occultisme ou aux expériences surnaturelles. En privé, il méprisait les tentatives d’Himmler de faire revivre les anciens rites païens ; Otto Skorzeny (déjà cité) confirme l’opinion désobligeante qu’il exprimait sur le mythe SS créé par Himmler. Hitler n’avait guère besoin de plonger dans de telles divagations pour entretenir sa folie.

On a pas moins fait d’Hitler un médium qui aurait été possédé par des forces obscures démoniaques après avoir été initié par la Société Thulé. Selon Pauwels et Bergier, il parait avéré que cet individu médiocre à la base, frustré et agité par de fortes passions, était en contact avec les « Supérieurs Inconnus », et qu’il fut le support de puissances surnaturelles, l’agent de redoutables énergies cachées qui se servirent de lui plus qu’il ne s’en servit…

À la base de ces forces obscures, Jacques Sourmail (Allemagne, une histoire secrète, 2012) voit la résurgences des dieux sanguinaires, Wotan, Thor ou Odin, qui régnaient autrefois sur les peuples germaniques, et qui tentèrent de prendre leur revanche sur le christianisme. Le nazisme fut, dans son essence, « le réveil de Wotan », une puissance surnaturelle morbide qui avait le pouvoir de prendre possession de certains individus prédisposés, comme ce fut la cas avec Hitler.

Cependant, pour comprendre en quoi consistent ces forces qui peuvent pousser les hommes aux catastrophes les plus absurdes, il n’est pas besoin d’évoquer des dieux sanguinaires ni des conjurations occultes ; il suffit de connaitre ce que la science redécouvrira peut-être un jour sur le fonctionnement de la vie psychique, individuelle et collective.

Explication sur les forces « surhumaines »

Julius Evola

Quand le philosophe métaphysicien Julius Evola, qui avait connu de l’intérieur le nazisme allemand, fut interviewé au sujet du fond occultiste ou de magie ténébreuse dans le national-socialisme[3], il confirma qu’il s’agissait là de pures fantaisies ; on pourrait tout au plus parler de caractère « démoniaque » dans le cas de tout mouvement qui, sur la base d’une fanatisation des masses, crée l’équivalent d’un tourbillon psychique centré sur le chef démagogique qui, en se servant d’un mythe, parvient à déclencher cette sorte d’hypnose collective. Un tel phénomène, courant dans l’histoire, n’a rien d’occultiste ou de magique au sens propre, même s’il possède un fond obscur encore ignoré de la science moderne.

Il faut savoir que toute pensée, toute volition et toute impulsion passionnelle de l’homme imprègne l’atmosphère psychique dans laquelle baigne le monde physique. Ces émanations de plusieurs individus, en convergeant et en s’agrégeant autour d’une idée-force, peuvent donner naissance en une sorte d’entité collective qui va entrainer dans son tourbillon psychique d’autres individus, lesquels vont également la nourrir de leur propre énergie. Ces égrégores psychiques peuvent communiquer leur force à des institutions politiques ou religieuses. Si de telles dominations sont de nature instinctives et passionnelles, elles vivent en dévorant dans l’ordre invisible comme dans le visible ; elles aspirent les énergies des individus de même nature qu’elles, tout en les emportant dans leur exaltation.

Notre époque a supprimé les dieux pour les remplacer par des idoles laïques qui exigent et obtiennent bien davantage de dévotion, comme la Nation, l’Empire, la Classe sociale, le Parti, le Peuple… Ces « divinités », qu’on croit purement abstraites, sont anthropophages ; elles réclament du sang et des sacrifices humains, qu’on ne leur refuse pas. On peut alors parler de dieux dévorateurs, de puissances invisibles qui hantent et manipulent les individus dans l’atmosphère fluidique ; on peut même les appeler Wotan ou Odin, par référence à d’anciens mythes, pourvu de savoir que c’est l’homme qui crée ces déités sinistres en les tirant et en les animant de sa propre substance psychique. Leur prêter une existence autonome antérieure aux humains n’est digne que d’une littérature fantastique.

La volonté humaine ne cesse de générer de tels êtres collectifs dont la puissance grandissante finirait par tout dévorer, s’il n’était dans la nature de la volonté humaine de s’affaiblir en se divisant. En revanche, dans des périodes troublées et agitées, pour peu que paraisse un homme fatidique capable, sans qu’il le sache lui-même, de fixer ce flot d’énergie psychique, il disposera d’un agrégat de forces redoutable. Il n’est pas nécessaire qu’il ait été initié par une quelconque société secrète pour déployer un tel pouvoir ; il suffit qu’il soit doté d’une disposition innée et, surtout, d’une conviction obtuse dans les idées qu’il agite. Pour Hitler, l’obsession antisémite et l’orgueil racial et national ont constitué de tels fixateurs.

S’il est relativement facile de créer de telles dominations instinctives, ces dernières ne meurent pas sans avoir provoqué leur lot de ravages et consommé quantité de chair et de sang. L’égrégore communiste a fini par dépérir après avoir broyé des millions de vies, tandis que pour effacer l’égrégore nazi, encore plus virulent, il n’a pas fallu moins qu’un déluge équivalent à un « crépuscule des dieux ».

1945, fin de la guerre en Europe. Berlin en ruines

[1] Volker Saux, Nazis et occultisme : aux sources d’un fantasme, geo.fr, 15 juin 2016.

[2] Christian Bernadac, revue Les dossiers secrets du IIIe Reich, avril 2007, p. 60 & 62.

[3] Julius Evola, le Visionnaire foudroyé, Copernic, 1977, p. 115-116.

L’origine des Guanches

Statues de Guanches de l’île de Tenerife

Qui sont les Guanches

L’archipel espagnol des Canaries, situé dans l’océan Atlantique au large des côtes du Maroc, est constitué de sept îles : Tenerife, Fuerteventura, Lanzarote, la Grande Canarie, La Palma, La Gomera et El Hierro. On appelle Guanches leurs anciens habitants. Leur nom dérive de Guanchinet, lui-même composé de deux mots de la langue indigène : Guan (homme) et Chinet (Tenerife). Cette appellation, applicable initialement aux premiers habitants de Tenerife, s’est ensuite étendue à tous les indigènes des sept îles.

Les premier observateurs normands, puis espagnols, qui accostèrent aux Canaries furent très étonnés d’y découvrir une population au genre de vie primitif, qui ignorait l’usage des métaux et des tissus et n’utilisait que des outils en pierre, mais qui paradoxalement possédait l’écriture, une législation élaborée et quelques connaissances en astronomie, et qui pratiquait une religion aux rituels compliqués.

Statues de Guanches à Fuenteventura

Ces insulaires ne communiquaient pas d’une île à l’autre car ils ne connaissaient pas la navigation. Les îles étaient gouvernées par des rois, princes ou capitaines, assistés par des conseillers. Elles vivaient en autarcie, avec leurs propres usages ; néanmoins, elles présentaient des similitudes dans leurs coutumes, leur forme de gouvernement, leur mode de vie et leurs langues, ce qui indique pour leurs populations une origine commune.

La conquête des iles Canaries se déroula entre 1402 et 1496. Les Espagnols, après s’être heurtés à de farouches résistances, accablèrent les Guanches d’atrocités et abolirent leurs structures sociales. Les aborigènes furent soit exterminés, soit réduits à l’esclavage ou, à défaut, soumis aux iniquités et à la discrimination des conquérants. À supposer que l’ethnie guanche n’ait pas disparue, elle fut assimilée, de façon plus ou moins contrainte, à la culture espagnole et se fondit peu à peu dans la société des colons. Quand les ethnologues commencèrent à s’intéresser aux Guanches, il était déjà tard, car il ne subsistait que peu de traces de leur culture.

La thèse de leur origine nord-africaine

Statue sur l’île de Tenerife

Bien des chercheurs se sont interrogés sur l’origine des Guanches. Ces peuples, que les premiers observateurs ont décrits comme ayant une belle stature, le teint clair, les cheveux souvent blonds et les yeux bleus, furent assimilés aux Berbères par leur apparence physique. Leurs dialectes, différents d’une île à l’autre, étaient également proches de la langue de ce peuple nord-africain.

En relevant bien d’autres similitudes entre les coutumes et la culture des aborigènes canariens et celles des peuples libyques et berbères, on en vint à conclure que les ancêtres des Guanches provenaient d’Afrique du Nord. Parmi les preuves de leur origine nord-africaine, on signale des restes d’écriture guanche, comme à Garafía ou à El Julán, identiques à d’autres inscriptions trouvées en Lybie et en Algérie, ainsi que des ressemblances dans les toponymes, le vocabulaire ou le système numérique de ces peuples. La génétique plaiderait également pour une origine berbère ; les tests réalisés sur des momies guanches établissent que leur ADN est étroitement lié à celui des Nord-Africains d’ascendance berbère.

On a supposé que ces premiers habitants des iles Canaries seraient arrivés sur ces terres au moyen d’embarcations rudimentaires, que les courants marins auraient entrainées vers le large depuis les côtes de l’Afrique.

La thèse de l’origine nord-africaine des Guanches soulève néanmoins des objections. Comment expliquer l’ignorance, en matière de navigation, de ces autochtones qui ne possédaient aucune embarcation et qui ne savaient même pas communiquer d’une île à l’autre ? Cette théorie supposerait également que des hommes et des femmes issus d’une civilisation élaborée, qui auraient débarqué sur ces îles avec leur équipement, voire en important des graines et des animaux domestiques, se seraient par la suite abâtardis au point d’avoir perdu non seulement toute connaissance en matière de navigation, mais tout souvenir relatif à leur origine.

En revanche, la mémoire collective des Guanches véhicule une tout autre explication quant à leur présence sur ces îles isolées du reste du monde.

La thèse de leur origine atlante

Des témoignages rapportent que ces premiers Canariens, qui se croyaient seuls au monde, disaient être les rescapés d’un gigantesque cataclysme qui, plusieurs millénaires auparavant, avait anéanti toute l’humanité.

La capitale de l’Atlantide selon Platon

Cette croyance recoupe l’hypothèse qui considère les îles des Açores, de Madère et des Canaries comme des vestiges d’une île beaucoup plus vaste, l’Atlantide, qui fut engloutie sous les eaux à la suite d’un cataclysme. Le témoignage le plus ancien au sujet de la mystérieuse Atlantide nous vient de Platon, qui en parle dans Timée et Critias, après avoir recueilli ses informations d’un prêtre égyptiens de Saïs par l’intermédiaire de Solon et de Critias. Un grand nombre de recherches menées au sujet de ce continent énigmatique ont donné lieu à de nombreuses publications qui, pour l’essentiel, reconnaissent sa réalité. Au XVIIIe siècle, José de Viera défendit avec cohérence la véracité de l’Atlantide en fonction des modèles scientifiques de son époque[1].

Les ressemblances et les points communs qu’on a constatés entre les anciennes civilisations de l’Amérique, de l’Afrique et de l’Europe permettent de regarder l’Atlantide comme un foyer culturel qui, à son époque, aurait rayonné sur ces trois continents. Des auteurs ont relevé l’étrange parenté existant entre les Guanches des Canaries, les anciens Égyptiens et les Amérindiens. Certains sites funéraires attestent que les anciens habitants des Canaries ont pratiqué la momification. Comme au Pérou ou en Égypte ancienne, ils embaumaient quelques-uns de leurs morts ; le musée archéologique de Tenerife renferme une riche collection de leurs momies. La même île de Tenerife recèle à Güimar un site archéologique spectaculaire, avec plusieurs pyramides à degrés dont la structure, bien que de dimension plus modeste, rappelle celles du Pérou et de l’Amérique centrale. On remarque la perfection de leur forme, l’ajustement exact de leurs pierres et leur orientation Nord-Sud sur l’axe du solstice d’été.

L’une des pyramides à degrés sur le site de Güilmar, dans l’île de Tenerife

Plusieurs théoriciens ont affirmé que les Guanches descendraient des survivants de la catastrophe qui a englouti l’Atlantide. Dès le XVIIe siècle, le jésuite allemand Athanase Kircher émettait cette hypothèse, reprise au début du XIXe siècle par J.B.M. Bory de Saint Vincent[2].

Les quelques individus qui vivaient sur les hautes montagnes du continent atlante, devenues les îles Canaries après sa submersion, ont probablement pu échapper à sa destruction. Ces hommes devaient être pour la plupart des pâtres vivant dans les hauteurs, dépourvus d’instruction dans les arts et les sciences. Après la catastrophe qui les plongea dans la stupeur, les groupes de rescapés se retrouvèrent isolés, ayant perdu leurs repères ainsi que l’essentiel des connaissance qui avaient assuré à l’empire atlante tout son éclat. Il est toutefois remarquable que ces descendants de la très vieille civilisation atlante n’en aient pas perdu toutes les connaissances théoriques et techniques, ce qui suppose que des détenteurs de ce savoir aient également survécu au cataclysme.

Les migrations des Atlantes vers l’Est

On croit les Guanches originaires d’Afrique du Nord en raison des similitudes linguistiques et culturelles qu’on a relevées avec les peuples berbères, mais l’explication peut tout aussi bien se trouver dans le sens inverse. Les Atlantes, en effet, avaient fondé plusieurs colonies en dehors de leur île, dont la plus brillante donna naissance à l’Égypte. La civilisation des mégalithes sur la façade atlantique de l’Europe, ainsi que les populations berbères et libyques d’Afrique du Nord, comptent parmi d’autres résultats de leurs émigrations vers l’Est.

Albert Slosman[3] voit une preuve de la migration des Atlantes depuis la côte atlantique du Maroc jusqu’en Égypte dans le fait que les noms de lieux berbères, au Maroc et au Sahara, peuvent s’écrire en hiéroglyphes égyptiens. Marcelle Weissen-Szumlanska[4] a illustré la thèse selon laquelle des colonies venues de l’Atlantide se sont installées en Égypte en suivant la « route du Sahara », qui partait des côtes de l’Atlantique pour aboutir à la vallée du Nil. Au néolithique, le Sahara, loin d’être un désert, était un foyer de vie, couvert d’une riche végétation et abritant plusieurs civilisations ; la désertification se serait produite progressivement par la suite, à partir d’environ 5600 ans avant notre ère.

L’Afrique du Nord, espace de migrations des Atlantes jusqu’à la vallée du Nil

Ainsi que le souligne Michel Armengaud, si l’on admet que la première civilisation de l’Égypte tire son origine d’une colonisation atlante, il n’y a rien d’étonnant à ce que les migrations issues de ce continent aient marqué de leur passage leur itinéraire en Afrique du Nord. Le peuple Guanche se pose dès lors comme un relai digne d’intérêt entre ces deux foyers culturels[5].

Le 7 avril 2023.


[1] José de Viera y Clavijo, Noticias de la Historia general de las Islas Canarias (1792) – Ed. Serra S/C de Tenerife Goya, 1950.

[2] Athanase Kircher, Le monde souterrain, 1602-1680 ; J.M.B Bory de Saint Vincent, Essais sur les îles Fortunées et l’antique Atlantide ou précis de l’histoire générale de l’archipel des Canaries, Ed. Baudoin, Paris, 1804.

[3] Albert Slosman, Les survivants de l’Atlantide, Robert Laffont, Paris, 1978.

[4] Marcelle Weissen-Szumlanska, Origines atlantiques des anciens Égyptiens, Éditions des Champs-Élysées, Paris, 1965.

[5] Michel Armengaud, L’Atlantide, mythe ou réalité ?, Diffusion rosicrucienne, Le Tremblay, 2017.

Les apparitions mariales


Il importe de respecter l’entière liberté de chacun de croire aux apparitions de la Vierge Marie. Le phénomène comporte néanmoins des aspects obscurs, propres à susciter le scepticisme y compris chez des croyants convaincus.

Les récits de ces visions, souvent écrits des années après les faits allégués, s’avèrent parfois discordants. Ils n’apportent, pour la plupart, aucune réponse de fond aux questions que pose la foi. Les messages de la Madone rapportés par les voyant(e)s sont en général d’une plate banalité ; ils se réduisent à des rappels à la prière, à la repentance et à la pénitence. On y trouve parfois des prédictions et des menaces apocalyptiques en punition du péché des hommes. Les « secrets » de La Salette parlent de grands malheurs qui frapperont la France et le monde, avant la conversion de tous les pays. Le Pape Pie IX, dit-on, n’aurait vu dans ces propos qu’un « ramassis de sottises ». Le curé d’Ars, pour qui une apparition n’était pas un dogme, répondit à ce sujet à l’abbé Raymond : « Cette apparition de La Salette n’est rien, n’en parlons pas. »

Les phénomènes de cet ordre paraissent relever davantage du psychisme que du spirituel. Ils ont pour origine soit un mensonge monté de toutes pièces, soit une hallucination couplée à l’autosuggestion. Pour ne rien simplifier, il est fréquent que les deux causes s’entremêlent.

La profusion du phénomène

Parmi les apparitions mariales les plus connues figurent celles de Guadalupe en Espagne et son équivalent au Mexique, celles de La Salette, de Lourdes et de Fatima ; mais il a existé une profusion de phénomènes de cet ordre, auxquelles la postérité a réservé des fortunes inégales ; beaucoup d’entre elles sont tombées dans l’oubli.

Le livre de Marc Hallet, Les apparitions de la Vierge et la critique historique, en recense un certain nombre, tout en s’appliquant, pour chacune d’elles, à démonter de façon convaincante la supercherie. Les développement qui vont suivre empruntent pour beaucoup à cet ouvrage.

Dans la quasi-totalité des cas, la réaction des autorité ecclésiastiques vis-à-vis des apparitions s’en tient, initialement du moins, à un scepticisme affirmé, sinon à une ferme condamnation. En présence des manifestations alléguées à Medjugorje en Bosnie-Herzégovine, l’Église locale a réagi en exprimant « ses plus extrêmes réserves ». Si l’Église devait cautionner chacune des prétendues apparitions, il n’est pas un endroit au monde qui ne déborderait de délires visionnaires.

Les mensonges et mystifications

Plus un individu est frustre et d’une intelligence réduite, plus il peut mentir avec aplomb et constance, car il ne perçoit pas les invraisemblances et les contradictions de son récit. C’est ainsi que les enfants « témoins » des apparitions affabulent avec une assurance déconcertante parce qu’à leur âge, ils se soucient peu de la vérité ; ils la discernent d’autant moins que leur instruction est faible ou inexistante. La réalité se confond plus ou moins avec leur imagination. De surcroit, ils sont suggestibles, et d’autant plus réceptifs à leur entourage que la menace d’un châtiment ou la promesse d’une récompense sanctionnera leur acceptation. Ils peuvent mentir par vanité et par malice, pour jouer un rôle qui fera d’eux des vedettes. C’est ce qui arrive quand des adultes réagissent en les mettant sur un piédestal ; ces êtres immatures s’enfoncent alors dans une spirale d’affabulations, alimentées parfois par des suggestions opérées sur eux par des adultes intéressés à entretenir le mensonge.

Il arrive parfois qu’une mystification, qui avait pour origine une plaisanterie ou la volonté d’abuser autrui, réussit si bien que la tentation est forte de la poursuivre. Son auteur se trouve vite prisonnier de son propre de jeu ; enfermé dans un processus de mensonge, il réagit comme un comédien qui préfère persister à mentir plutôt que d’avouer sa malhonnêteté.

On a pu détecter, dans certains cas d’apparitions, des manipulations à but politique ou commercial. À Ezkioga, en Espagne, quelques témoins, profitant d’une situation trouble, ont menti « de bonne foi » pour faire passer leurs idées politiques.

Le sanctuaire de Medjugorje

À Medjugorje, en Bosnie-Herzégovine, la mystification fut soutenue par les franciscains, en conflit avec la hiérarchie ecclésiastique qui leur ordonnait de quitter les lieux ; or la Vierge condamna cette décision et souhaita que les franciscains restent sur place ! Les apparitions de Medjugorje devinrent également une aubaine financière à la fois pour les franciscains, pour des auteurs et des éditeurs, et pour beaucoup d’habitants du village qui profitèrent de la faveur. Une campagne médiatique attira sur place des cars de pèlerins venus de tous pays du monde.

En 1872, des fillettes de Neubois en Alsace affirmèrent que la Vierge leur était apparue. Le curé du village les crut, et les enfants, voyant l’intérêt qu’on prenait à leurs récits, s’enhardirent à broder sur la supercherie. Les pèlerins commencèrent à affluer. Beaucoup de monde trouva intérêt à ce que Neubois devint un nouveau Lourdes, et les faiseurs de brochures, en flattant cet espoir, excitèrent tant la vanité des soi-disant voyantes que la cupidité générale. Cependant, la plaisanterie tourna court quand le curé du village fut remplacé, en 1876, par l’abbé Adam. Le nouveau prêtre, beaucoup moins crédule que son prédécesseur, obtint très vite les rétractations écrites de plusieurs des principales visionnaires, et le dévoilement de leurs mensonges compromit à leur tour celles qui ne s’étaient pas encore rétractées.

Les visionnaires sincères

Cependant, la plupart de ces visionnaires sont de bonne foi, ce qui les rend d’autant plus convaincants. Ce sont en général des personnes sans grande maturité, très facilement impressionnables, qu’en temps ordinaire on tendrait à taxer de cerveaux faibles et dérangés. La plupart sont des enfants, ou des adolescents ayant encore une psychologie enfantine. Dans les différents cas de visionnaires, on trouve des êtres à l’imagination agitée, avec une propension inconsciente à la fabulation, qui prennent leurs rêveries pour la réalité. Leur fantasme devient pour eux une vérité bien plus valorisante que leur banale existence ordinaire.

Un catholique, le professeur Lhermitte, de l’Académie de médecine de Paris, a conclu, au sujet des apparitions de 1932 à Beauraing, en Belgique, qu’elles s’intégraient dans la série des manifestations où l’on voit des enfants aux prises avec des illusions et des hallucinations sensorielles, auxquelles viennent se surajouter des interprétations, des déformations de la vérité sous l’influence d’une pression familiale et sociale[1].

On ne peut écarter la possibilité qu’un phénomène naturel inaccoutumé et mal identifié, comme un reflet lumineux ou la formation d’un nuage dans la vallée, puisse favoriser une apparition hallucinatoire sous l’effet de la paréidolie, la faculté de distinguer par l’imagination des formes précises dans une apparence visuelle qui ne relève que du hasard. Une certaine exaltation, empreinte de mysticité devant l’inconnu, contribue à magnifier la supposée vision.


Les apparitions de La Salette en 1846 eurent pour « témoins » une hystérique mythomane de 15 ans, Mélanie Calvat, et un espiègle de 12 ans avide de renommée, Maximin Giraud. Le curé de La Salette crut ces enfants qui lui dirent avoir vu la Sainte Vierge ; il annonça la nouvelle en chaire, ce qui aida à propulser le mythe. Les récits des apparition de La Salette comportent pourtant un grand nombre de contradictions. La commission d’enquête a même relevé qu’une fois au moins, Maximin avait amplifié le message de la Vierge à partir de la suggestion d’un adulte. Le cardinal De Bonald stigmatisa l’enquête, fondée sur des témoignages partiaux, que mena à sens unique un prêtre qui voulait y croire. Il écrivit à l’évêque du diocèse, de Bruillard, pour le mettre en garde, mais ce dernier avait commencé à acquérir de vastes terres englobant le lieu de l’apparition, et il annonça très vite la pose de la première pierre du sanctuaire de Notre-Dame de La Salette.

Bernadette Soubirous

Bernadette Soubirous, dans son enfance, vécut avec ses parents ruinés dans un misérable cachot humide de Lourdes, où sa santé fragile ne pouvait s’améliorer. Cette jeune illettrée présentait des troubles mentaux, qui suffisent à expliquer les apparitions à caractère hallucinatoire qu’elle eut dans la grotte de Massabielle. À cette époque où le surnaturel et la superstition faisaient partie intégrante de la vie des humbles gens, le bruit de l’apparition se répandit à Lourdes. Le curé Peyramale était convaincu non pas que Bernadette mentait, mais qu’elle était le jouet d’une illusion. Il sermonna l’enfant, lui dit qu’elle avait perdu la tête, en vain ; Bernadette était certaine que la dame lui apparaitrait de nouveau. L’ambiance qui régnait désormais autour d’elle était telle que l’autosuggestion s’était ancrée en elle.

La légende de la découverte miraculeuse de la source à Lourdes, bien que démentie par les enquêtes, continua à circuler parce qu’elle fut colportée par des auteurs peu soucieux de vérifier les faits. La première guérison miraculeuse obtenue par l’eau de la source fut rapportée par des témoins peu fiables, auxquels le curé Peyramale n’accorda aucun crédit. La source n’en reçut pas moins une affluence de malades et d’éclopés. Bernadette elle-même ne croyait pas aux miracles ; à un touriste anglais qui l’interrogea à leur sujet, elle répondit sans ambages qu’il n’y avait rien de vrai à tout cela.

De gauche à droite : Jacinta, Lucia et Francisco

À Fatima, les événements qui se produisirent en 1917 eurent pour principaux protagonistes trois enfants : Lucia dos Santos (10 ans) et ses cousins, Francesco Marto (9 ans) et Jacinta Marto (7 ans). Le 13 mai 1917 marqua le début des prétendues apparitions de la Vierge. Les témoignages de ces enfants furent loin d’être concordants ; les contradictions apparurent dès les premiers interrogatoires. Le curé du village, l’abbé Marquès Ferreira, ne crut jamais à ces apparitions, qu’il disait n’être que des illusions. Néanmoins, le rendez-vous avec la dame le 13 de chaque mois devint une habitude, tandis que des personnes pieuses accompagnaient les enfants en nombre croissant.

Bien que Lucia, qui fut à la base de ces visions, ait pu être qualifiée de mythomane, elle fait exception au cas général car il serait faux de voir en elle une demeurée. Elle était très ignorante étant jeune, mais non moins intelligente. Après avoir appris à lire et à écrire étant adulte, elle dévora des quantités de livres religieux. À 75 ans, elle fut au Portugal une des premières personnes à utiliser un ordinateur, dont elle apprit à se servir sans difficulté. Prosper Alfaric, ayant jugé l’enfant qu’elle était en 1917, trouva chez elle l’état d’âme des gens repliés sur eux-mêmes, qui se font un monde à eux et le tiennent pour réel. Dans des hameaux isolés, où les enfants gardent les troupeaux toute la journée dans des landes désertes, les jeunes imaginations travaillent et se nourrissent d’illusions, qui finissent par prendre plus de relief que la réalité. Lucia apparaît comme un spécimen de mythomane mystique, dupe de ses inventions, dont la contagion s’exerça sur ses cousins Francesco et Jacinta ; tous deux subirent tant son influence qu’ils devinrent hallucinés[2].

Les pseudo voyants ne font souvent que calquer sur leurs visions des images dont ils étaient déjà imprégnés. Il suffit de lire le récit de Catherine Labouré, sur les apparitions qu’elle eut de la Vierge Marie rue du Bac à Paris, pour y voir le produit de l’autosuggestion d’une fille inculte sous l’effet de réminiscences d’images mémorisées. La position qu’avait la Vierge, selon les dires de Catherine, était identique à celle représentée sur un tableau dans la chapelle qu’elle fréquentait. Bernadette Soubirous entendit la Vierge lui dire en patois lourdais « Je suis l’Immaculée Conception ». Après la promulgation par Pie IX, en 1855, du dogme de l’Immaculée Conception, de nombreuses images pieuses de Marie portaient cette expression, de sorte que Bernadette, qui n’en comprenait pas la signification, l’associa inconsciemment à la Vierge.

Les contagions collectives

À diverses reprises, des phénomènes d’hallucinations collectives par contagion se sont produits suivant un même scénario ; un gamin ou une gamine croit voir la Vierge dans un endroit isolé. La curiosité provoque un attroupement sur place. La conviction gagne les esprits, et une foule de plus en plus importante afflue. À mesure qu’elle augmente, elle s’autosuggestionne, et en dépit des avis négatifs émis par l’épiscopat, l’exaltation, fondée sur la naïveté et l’enthousiasme, engendre une épidémies d’hallucinations. D’autres enfants et de nombreux adultes des deux sexes croient à leur tour avoir vu la Vierge. Dès que Bernadette eut ses premières apparitions, d’autres visionnaires parurent et des visions, dites « parallèles » furent signalées à la grotte de Massabielle. Les voyants se multiplient, tant sur les lieux de l’apparition que dans des villages alentours, où on signale des extases et des convulsions. Chacun de ces visionnaires attire vers lui ses dévots, et des attroupements ou des processions se forment un peu partout. Les rumeurs les plus folles encouragent des idées délirantes. À Ezquioga, les visionnaires ne tardèrent pas à prophétiser, les uns annonçant la destruction de Paris par le feu, d’autres celle de Marseille, d’autres encore celles de Barcelone et de Saint Sébastien qui seraient englouties.

La foule à Fatima au moment du miracle solaire.

Parmi les prodiges qu’on a rapportés, en sus des guérisons miraculeuses, figurent des phénomènes célestes. Le 13 octobre 1917 à Fatima, beaucoup de témoins parmi la foule, ayant fixé le soleil, assurèrent qu’il effectua plusieurs bonds en tournoyant et en changeant de couleur, qu’il fonça vers la terre et regagna sa place. Il n’y eut aucune concordance ni cohérence dans ces témoignages ; la course du soleil en plein ciel fut décrite de façons très diverses. D’autres personnes, en revanche, ne virent rien, sans doute parce qu’elles prirent la précaution de ne pas fixer trop intensément le soleil.

Le « miracle solaire » de Fatima ne fut que le plus célèbre d’une série de psychoses collectives du même ordre. Les apparitions pullulèrent, en dépit de l’hostilité d’une grande partie du clergé portugais, que le pseudo prodige solaire ne convainquit nullement. En des endroits divers, les uns virent le soleil danser, tournoyer et changer plusieurs fois de couleur, d’autres aperçurent en plein jour des étoiles traçant des courbes dans le ciel. En 1933, à Onkerzeele en Flandres, alors que la foule regardait le soleil à peine voilé par des nuages, on crut voir voler devant l’astre un disque tantôt vert tantôt pourpre.

À Lourdes, l’agitation devint telle que la police dut fermer la grotte. Les visionnaires-comédiens s’éloignèrent, tandis que les croyants se calmèrent peu à peu et se tournèrent à nouveau vers Bernadette. Par la suite, le préfet dut ordonner de rouvrir la grotte, des directives étant venues du gouvernement à la suite de pressions exercées par des gens influents.

Au Pays basque agité en 1931 par des événements politiques, un vif sentiment irréligieux se développa ; le gouvernement fit enlever les crucifix dans les lieux publics. En réaction, toutes sortes de d’apparitions furent signalées ici et là. À Ezkioga, l’enthousiasme et l’emportement mystique entrainèrent des manifestations singulières : les uns mimaient la flagellation tandis que d’autres, étendus au sol ou sur une estrade, paraissaient se faire crucifier. L’évêque mit un frein aux exaltations en multipliant les condamnations, mais comme plusieurs visionnaires s’entêtaient, il transmit le dossier de l’affaire à Rome au Saint-Office, qui déclara les apparitions « totalement dépourvues de caractère surnaturel ». Ce jugement, aussitôt publié sur ordre de Pie XI, entraina la déconfiture des derniers visionnaires d’Ezkioga et de leurs partisans.

L’accréditation officielle des apparitions

Souvent, la reconnaissance officielle d’une apparition mariale par l’Église s’éclaire dans son contexte historique et politique. À Guadalupe, en Espagne, il s’agissait pour le clergé local de marquer le coup pour contrer la foi musulmane. Au Mexique, un Indien eut la vision d’une dame dont il crut entendre qu’elle se nommait Notre-Dame de Guadalupe, un nom qu’il avait sans doute entendu prononcer à propos du célèbre sanctuaire espagnol. Son récit s’avéra utile pour évangéliser les Indiens, qu’il fallait convaincre de renoncer à leurs divinités ; l’image de la Vierge apparaissait identique à l’une des déesses qu’ils avaient adorées.

Au Portugal, un putsch militaire imposa en 1926 la dictature de Salazar. Alors que le cardinal de Lisbonne, Mendes Belo, ne crut jamais aux apparitions de Fatima, à sa mort, on nomma à sa place Cerejeira, un ami personnel de Salazar. Peu après, l’évêque local, da Silva, reconnut la légitimité des apparitions et du culte qu’il avait lui-même mis en place, et que Salazar ne cessa de favoriser pour des raisons politiques. Dans les années 30, la crainte du péril communiste motiva les évêques à organiser des pèlerinages à la Vierge pour préserver le pays d’un tel fléau.

Le sanctuaire de Lourdes

Dans la plupart des cas, l’Église, après avoir désavoué l’emballement suscité par les apparitions, finit par récupérer le mouvement tout en le canalisant. De surcroit, bien des pressions, pour l’essentiel d’ordre financier, s’exercent dans ces affaires, les pèlerinages représentant une véritable manne pour une région. Les autorités ecclésiastiques consacrèrent les sanctuaires de La Salette, de Lourdes et de Fatima. Elles n’eurent qu’à s’en féliciter, car la réunion de foules animées d’une telles conviction produit un effet multiplicateur chez les participants, qui reviennent de leur pèlerinage plus convaincus que jamais. En 2019, le pape François, bien qu’il n’ait pas reconnu les apparitions de Međugorje, autorisa les pèlerinages officiels sur le site.

Pour éviter que les voyants à l’origine des visions ne dévient au détriment de leur image, on s’efforça de les cloitrer. Mélanie et Maximin furent placés dans un couvent où on tenta de leur donner un peu d’instruction, mais ce fut un échec. En 1866, Bernadette entra au couvent à Nevers sous le nom de Sœur Marie-Bernard, où elle resta jusqu’à sa mort en 1879. L’évêque Da Silva envoya Lucia, seule survivante des trois visionnaires de Fatima, étudier chez les Sœurs à Vilar, un faubourg de Porto ; on fit ensuite d’elle une religieuse. Sitôt que l’évêque l’eut éloignée, il acquit à Fatima une vaste superficie de terrain sur lequel on bâtit une chapelle et un hôpital, songeant sans doute à l’accueil des pèlerins malades.

Importance de la Vierge Marie

Le succès que rencontrèrent les apparitions mariales, tout discutable que soit leur réalité, ne soulève pas moins une interrogation. Pourquoi est-ce la Vierge Marie qui se manifeste plutôt que le Christ Jésus, ou un archange, ou même un saint ou un apôtre ?

La réponse fait appel au « féminin sacré », dont la résurgence est une tendance propre à ces derniers temps, que ce soit chez les chrétiens ou chez les néopaïens. Elle répond à un besoin, celui de raviver, dans le contexte actuel, la croyance en la « Déesse », le principe divin féminin que presque toutes les traditions spirituelles du monde ont perçu et vénéré. La notion ne concerne pas seulement l’aspect féminin de la Divinité, mais la composante spirituelle de l’âme humaine, que personnifie également la Vierge Marie. Cette dimension méconnue de l’être intérieur ne demande qu’à s’exprimer en tant que source d’énergie et d’inspiration.

Dans le cas des apparitions mariales, les psychanalystes jungiens parleraient d’un archétype présent dans l’inconscient collectif, ce qui renvoie à un phénomène d’ordre psychique plutôt que spirituel.

Le féminin sacré est présent dans le christianisme depuis son origine, mais le contexte historique et politique a fait que les hiérarchies ecclésiastiques, peu préoccupées de diffuser son enseignement, ont limité sa perception à la dévotion à la Vierge Marie. La composante sentimentale de la croyance se polarisa ainsi sur cette figure, dont l’aspect bienveillant et protecteur apparait plus manifeste que celle de Dieu le Père, ou même que celle du Christ.

Pour peu que, de surcroit, des visionnaires se voient comme faisant l’objet des faveurs que la Madone accorde à ses élus, on devine la force qui pourra animer leur conviction.


[1] Jean Lhermitte, Le problème des miracles, Paris, Gallimard, 1956, p. 178.

[2] Prosper Alfaric, Fatima – Comment se crée un lieu saint, Paris, Cercle E. Renan, 1954, p. 9.

L’affaire Louis XVII

Il n’y a plus guère de « mystère Louis XVII » depuis que des analyses ADN, effectuées en 2000, ont permis d’authentifier le cœur de l’enfant mort en 1795 à la prison du Temple à l’âge de dix ans. Néanmoins, la question s’est posée durant deux siècles ; qu’était devenu le dauphin, fils de Louis XVI et de Marie-Antoinette, emprisonné au Temple avec ses parents ?

L’affaire de la « survivance de Louis XVII » constitua une des énigmes historiques dont on s’est préoccupé au XIXe siècle. Elle a nourri bien des fantasmagories, et elle agita certains milieux politico-religieux aux dessous assez ténébreux, qui embrouillèrent à dessein la question au point de la rendre inextricable. Le plus étrange, dans l’affaire, reste qu’ils réussirent à convaincre même des sceptiques que tel ou tel personnage vivant était bien Louis XVII.

Origine de l’embrouille

La tour du Temple

Revenons sous la Révolution, au temps de la Terreur ; les Montagnards étaient convaincus que le bien de l’humanité exigeait, pour éradiquer la monarchie, d’éliminer physiquement le roi et la reine ; mais que faire du petit dauphin ? Guillotiner les parents ne leur posait aucun problème moral, mais exécuter un enfant risquerait de mal passer et de devenir embarrassant vis-à-vis de l’opinion publique. En même temps, le laisser vivre impliquait le risque que, devenu majeur, il rallie à lui les partisans de la monarchie pour réclamer le trône. On a soupçonné ses geôliers de l’avoir secrètement empoisonné, mais le plus vraisemblable, c’est qu’ils l’ont laissé mourir, faute de soins, de la maladie qu’il avait contactée sous l’effet des conditions de sa détention à la tour du Temple, qui servit de prison.


La mort du dauphin à la prison du Temple n’aurait laissé aucun doute dans les esprits, si certains milieux politiques n’avaient trouvé intérêt à convaincre un maximum de gens que l’enfant royal avait survécu à sa détention. Le mythe de sa survivance, favorisé par des groupes partisans de la restauration de la monarchie, flatta le goût d’une partie du public pour les histoires conspirationniste, tout en offrant aux historiens matière à spéculer. Sa diffusion lors de la première moitié du XIXe siècle permit à une multitude d’imposteurs, ou de mythomanes convaincus de leur véracité, de prétendre être le dauphin secrètement extirpé de sa prison. Parmi eux, un escroc appelé Henri Hébert, qui se donnait le titre de baron de Richemont, abusa de la confiance de ceux qui crurent avoir affaire au vrai Louis XVII.

Éléments troublants

Karl-Wilhelm Naundorff

Cependant, parmi les faux Louis XVII, certains ne furent pas des imposteurs mais des hallucinés. Le plus connu fut Karl-Wilhelm Naundorff (1785-1845). Cet horloger prussien, arrivé à Paris en 1833 dans le plus complet dénuement, réussit à convaincre plusieurs personnes ayant vécu dans l’entourage de Louis XVI, parmi lesquels d’anciens serviteurs de la famille royale ; ces derniers reconnurent en lui le dauphin qu’ils avaient côtoyé à Versailles. Il racontait son enfance avec une vérité saisissante, livrant des détails intimes décisifs pour attester la véracité de ses souvenirs. Agathe de Rambaud, l’ancienne femme de chambre de la Maison des Enfants du Roi, le testa en lui montrant un habit qui avait appartenu au dauphin ; elle lui demanda s’il se souvenait à quelle occasion il l’avait porté aux Tuileries. Naundorff répondit que ce fut lors d’une fête mais à Versailles, et non aux Tuileries, et qu’il ne l’avait plus revêtu ensuite parce qu’il le gênait. La réponse ôta à Mme de Rambaud ses derniers doutes. Naundorff se constitua un entourage de plus en plus nombreux de partisans légitimistes, qu’il regroupa autour de lui pour former sa cour. Le gouvernement de Louis-Philippe finit par l’emprisonner, puis l’expulsa vers l’Angleterre. Il mourut en exil en Hollande, mais ses héritiers continuèrent après sa mort à faire valoir leurs prétentions.

L’ésotériste Éliphas Lévi livre l’explication de ce phénomène qui parait incroyable, mais qui n’est pas irréaliste[1]. Paracelse assure que si, par un effort de volonté exceptionnel, on pouvait s’identifier à une personne autre que soi-même, on connaitrait les plus secrètes pensées de cette personne et on attirerait à soi ses plus intimes souvenirs. Éliphas Lévi évoque un autre exemple où ce phénomène psychique a été reproduit à dessein. La secte des Sauveurs de Louis XVII, composée surtout d’anciens serviteurs de la royauté légitimiste, avait pour obsession de restaurer la légitimité monarchique en rétablissant Louis XVII sur le trône de son père. Jamais les Louis XVII ne leur manquèrent ; ils en eurent successivement sept ou huit, parmi lesquels figura Naundorff, alors exilé à Londres. L’enthousiasme de ces sectaires, exalté dans leur cercle magnétique jusqu’à la folie, était contagieux au point de gagner à leurs croyances ceux-là mêmes qui venaient les combattre. Ces hommes, à force de vouloir un Louis XVII, finissaient par le générer ; ils évoquaient des hallucinations telles que des médiums se faisaient à la ressemblance du type magnétique et, se croyant réellement l’enfant royal échappé du Temple, ils attiraient à eux tous les reflets de cette victime, allant jusqu’à se souvenir de circonstances connues uniquement de la famille de Louis XVI.

Un cas similaire : l’énigme Anastasia

La vraie Anastasia

Le cas Naundorff n’est pas sans rappeler celui de la pseudo Anastasia. Le tsar de Russie Nicolas II, l’impératrice son épouse et leurs cinq enfants furent assassinés par les bolcheviks en 1918 à Iekaterinbourg, mais l’incertitude au sujet de la mort de l’une de leurs filles, Anastasia, compta parmi les mystères du XXe siècle.

Une dénommée Anna Anderson, qui en réalité était une Polonaise du nom de Franziska Schanzkowska, prétendit en effet être la grande-duchesse Anastasia, miraculeusement rescapée de la tuerie. Des tests ADN ont prouvé par la suite la fausseté de ses affirmations, mais cette mythomane affichait une conviction telle que des proches du tsar la reconnurent comme étant sa fille. Le capitaine Felix Dassel, sceptique quant à la survie d’Anastasia, tenta à plusieurs reprises de la piéger en évoquant de fausses informations, qu’elle rectifiait aussitôt ; plus tard, il affirma sous serment l’avoir reconnue.

Des chercheurs furent obligés d’admettre que de simples imposteurs n’auraient jamais pu maintenir leur subterfuge aussi longtemps que le fit cette femme sans être déjoués.


[1] Éliphas Lévi, Histoire de la magie, Trédaniel, Paris, 2008, p. 451-453.

L’Hyperborée et le Nord des origines

Une thèse en vogue dans les milieux ésotériques situe la terre d’origine des Indo-européens dans un pays mythique, à l’extrême nord des territoires habitables, que les Grecs ont appelé Hyperborée. Cette contrée serait également la source commune de toute connaissance révélée, que René Guénon appelle la « Tradition primordiale », à laquelle on a attribué une origine nordique, voire polaire. Les analogies qu’on relève entre les récits légendaires des Indiens, des Grecs, des Celtes, des Scandinaves et des Slaves ont nourri l’idée selon laquelle ces épopées seraient nées d’une même souche, tout comme les langues indo-européennes avant qu’elles deviennent des idiomes distincts.

Les Védas et d’autres livres sacrés indiens parlent de la source nordique de leur tradition ; certains textes védiques désignent une contrée suprême située dans les régions polaires. Des auteurs de l’antiquité grecque, comme Hécatée de Milet, ont parlé d’un peuple mythique hyperboréen dont ils situaient l’habitat à l’extrême Nord de la terre. D’autres auteurs, comme Diodore de Sicile, rapportent divers témoignages sur les mystérieux Hyperboréens tout en s’interrogeant à leur sujet. Hérodote avoue son scepticisme à propos des renseignements qu’il a pu recueillir sur leur compte.

L’origine géographique des Indo-européens

La parenté linguistique entre les peuples dits indo-européens accrédite l’idée d’une origine commune à ces groupes humains, si éloignées qu’ils soient les uns des autres. On a cherché à localiser leur habitat originel dans l’actuelle Russie septentrionale. Les régions de cette zone arctique et subarctique n’ont pas toujours subi le climat glacial qui les rend inhospitalières de nos jours ; la glaciation survenue par la suite a progressivement vidé ces terres de leurs habitants[1]. Des fouilles archéologiques menées à l’embouchure de l’Ob attestent que ce territoire quasi désert fut autrefois fertile et peuplé[2]. Par la suite, les peuples indo-européens seraient descendus par essaims successifs de cet habitat nordique pour se ventiler dans les régions plus ensoleillées d’Europe et d’Asie, les Germains, les Scandinaves et les Slaves ayant été les derniers avatars de ces migrations.

Les sources des mythologies indo-européennes

Cependant, si les ressemblances linguistiques plaident avec une quasi-certitude pour une origine commune des groupes indo-européens, il ne s’ensuit pas que les croyances et les mythologies de ces peuples disséminés entre l’Inde et l’Ouest de l’Europe soient toutes issues de la même racine, et que leurs contes dérivent d’une souche commune. Il parait probable que les premiers indo-européens n’aient été dotés que d’une intellectualité et de croyances rudimentaires, proches du chamanisme ; c’est au contact des civilisations où ils se répandirent qu’ils se sont eux-mêmes civilisés. Quand les Doriens envahirent la péninsule hellénique, ces barbares frustres et ignorants se sont éduqués dans cette contrée où, sous l’influence de la Phénicie, et surtout de l’Égypte, brillait un climat intellectuel florissant. Les Celtes parvenus à l’Ouest de l’Europe héritèrent des restes de la vieille civilisation atlantidéenne dite des Mégalithes, ainsi que des lumières des Ibères d’Espagne. Les Aryens arrivés dans ce qui est devenu l’Iran et l’Inde ont été précédés, sur ces vastes aires géographiques, de civilisations bien plus brillantes et plus savantes que ne l’étaient ces envahisseurs.

Les ressemblances qu’on relève entre les mythologies et les religions des peuples indo-européens, ainsi qu’entre leurs contes populaires, ne constitue pas un argument viable. Elles peuvent s’expliquer par une source commune dans le cas des civilisations du bassin méditerranéen, pour lesquelles l’Égypte a joué le rôle de véritable phare intellectuel. Pour le reste, il est logique que des caractéristiques propres à l’esprit humains ne puissent que s’incarner dans des figures symboliques marquées par de nombreuses similitudes. Les migrations de populations se sont également accompagnées d’emprunts culturels et spirituels. Quand les peuples indo-européens nomades, durant des siècles, circulèrent entre l’Amou-Daria, la Caspienne, le Dniepr et la Vistule, ils ont absorbé les mythes des groupes humains d’Asie qu’ils ont côtoyés, ce qui suffit à expliquer que leurs mythologies apparaissent comme des variantes détachées des théogonies de l’Inde et de l’Iran. Les noms des divinités slaves sont souvent de simples décalques des noms portés par des déités indiennes ou perses[3].

Le symbolisme de l’Hyperborée

Les témoignages des auteurs et des mythes anciens ne font pas moins état d’une contrée nordique ou hyperboréenne plus ou moins fabuleuse. Le lointain souvenir des régions méridionales d’où seraient originaires les Indo-européens entre probablement en jeu dans les références à la souche nordique. Cependant, ces évocations sont pour la plupart des allégories porteuses d’une signification symbolique. Le pôle Nord est regardé comme étant le siège de la Tradition primordiale, et la source de la connaissance révélée, parce qu’il occupe le sommet de l’axe vertical nord-sud, c’est-à-dire une position surélevée par rapport à tout autre endroit du monde terrestre. Une tradition spirituelle est dite issue du Nord en ce sens qu’elle provenait « d’en haut », c’est-à-dire d’une origine transcendante identifiée à l’Autre Monde. La terre des origines, associée à un âge d’or, fait référence à l’état primordial de l’être humain, antérieur à l’involution et aux déviations qui aboutirent à l’état terrestre actuel.

Les différents sites qu’on a appelés Hyperborée devaient correspondre à des centres initiatiques où l’on dispensait le niveau supérieur de l’initiation dite « solaire ». Les Hyperboréens vivant dans un pays fabuleux situé à l’extrême Nord, dont parlent les auteurs anciens, font allusion non pas aux habitants d’une contrée localisable sur une carte, mais aux initiés au plus haut niveau des grands Mystères. Le pays merveilleux peuplé par ces Hyperboréens n’indique pas un territoire géographique mais renvoie à un état de conscience atteint par ces initiés de haut rang, à l’issue du degré suprême de l’initiation. Les mythes grecs attribuent aux Hyperboréens un caractère olympien synonyme de transcendance, de souveraineté intérieure et de stabilité. Le centre suprême, matérialisé par un pays ou par une montagne sacrée, exprime la quintessence d’un état intérieur à l’être humain accompli.

Ultima Thulé et les Iles du Nord du Monde

Il est dit que la religion druidique provenait d’une source nordique à laquelle font allusion les Iles du Nord du Monde. Un texte irlandais, la Bataille de Mag Tured, rapporte que les Tuatha Dé Danann, le peuple mythique qui précéda les Celtes Gaëls en Irlande, avaient appris le druidisme dans les Iles du Nord du Monde avant qu’ils ne l’introduisent en Irlande. Un autre nom parmi les plus employés pour désigner cette terre, encore appelée « l’Ile blanche », fut celui de Thulé. Les Grecs ont fait état de la lointaine et mystérieuse Ultima Thulé, quelques-uns en mélangeant au mythe originel une part de fantaisie qui n’aide pas à éclaircir la question. Polybe (XXXIV, 5) met en doute les descriptions fantastiques laissées par le navigateur Pythéas, qui prétend avoir atteinte Thulé lors de son exploration vers le nord, mais qui semble avoir cédé à la tentation d’en rajouter dans la mystification.

La localisation exacte de Thulé, qui aurait joué le rôle de centre spirituel à une période très reculée de l’antiquité, reste hasardeuse sinon impossible à déterminer. Le fait que le nom de Thulé ait été attribué à des lieux très divers ne permet pas de localiser un centre originel unique dans l’un de ces endroits indiqués, car le nom d’une contrée légendaire pouvait se donner à différents emplacements, par référence au principe sacré que figurait ce pays mythique. À défaut d’éléments précis et avérés, il est vraisemblable qu’il faille comprendre au sens symbolique les désignations comme celles de Thulé ou des Iles du Nord. L’île prend la signification allégorique d’un endroit stable au milieu des eaux tumultueuses, mouvantes et instables, évocatrices du monde manifesté soumis aux perturbations et au devenir. La couleur blanche attribuée à cette île indique la lumière et la sagesse, tandis que sa position septentrionale qui la rapproche du pôle Nord, associé aux étoiles fixes du ciel, souligne la stabilité de l’état de conscience qu’elle symbolise.

La Dacie hyperboréenne

On a également associé l’Hyperborée à une région montagneuse. Pline se fait l’écho de récits fabuleux au sujet des Hyperboréens qui vivaient près des monts Riphées, les Carpates ; on situait dans leur contrée le pôle sur lequel roulait l’axe du monde ; le soleil y donnait pendant six mois, qui ne faisaient qu’un seul jour, suivis les six autres mois par une nuit profonde[4]. La description que reprend à son compte Pline fait allusion à des contrées arctiques, mais il serait inconcevable de prêter à ce pays mythique une signification autre qu’allégorique, celle d’un pôle spirituel transposé dans cette région des Balkans.

L’étude réalisée par Vasile Lovinescu alias Geticus, La Dacie Hyperboréenne, expose des preuves que l’antique terre des Daces, située dans l’actuelle Roumanie, a été le siège d’un centre spirituel remontant à une époque reculée[5]. Des auteurs grecs antiques ont assimilée à l’Hyperborée cette région des Balkans incluant les monts Riphées. Le géographe Strabon, un esprit critique et rationnel, dénie toute réalité aux mythes relatifs aux Hyperboréens dont le pays, disait-on, bordait l’Océan boréal ; il associe ce nom à l’une de ces contrées dites hyperboréennes, la Dacie, et aux Thraces qui vivaient au nord de l’Ister, le Danube[6] , et rappelle que les Grecs appelaient Hyperboréens les peuples qui vivaient au nord de ce fleuve et de la mer Noire[7]. Martial écrit à Marcellinus, partant en guerre pour la Dacie, qu’il ira vers les climats hyperboréens sous le ciel du pôle gétique[8], car Martial appelle Gètes ou Hyperboréens les Daces qu’affronta Domitien après avoir passé le Danube[9]. Le fait d’attribuer à cette contrée le nom d’Hyperborée et de lui reconnaitre un caractère polaire indique qu’elle fut regardée autrefois comme un pôle, au sens spirituel et non géographique du mot, le qualificatif de polaire s’étant appliqué à des centres initiatiques de premier ordre.

Strabon atteste que les Gètes habitant la Dacie reconnaissaient un souverain pontife ; à l’origine de cette fonction, un Gète nommé Zamolxis serait allé compléter son instruction en Égypte. De retour dans son pays, il se fit reconnaitre comme l’interprète des volontés des dieux ; on en vint même à le considérer comme Dieu[10]. Hérodote et Clément d’Alexandrie évoquent ce personnage qui enseigna aux Thraces leur religion[11]. Dans les faits, l’existence des héros mythiques doit le plus souvent s’entendre dans un sens plus symbolique que réel, Zallolxis personnifiant un collège initiatique habilité à dispenser le niveau supérieur de l’initiation dite « solaire ». L’indication comme quoi le personnage aurait achevé son initiation en Égypte autorise à penser que la vieille tradition dacique, tout comme celle de l’ancienne Grèce, a puisé ses sources dans ce pays.

Strabon dit encore que depuis Zamolxis, les grands pontifes des Gètes résidaient sur une montagne sacrée appelée Cogaeonum. Fabre d’Olivet signale que les Grecs ont regardé les montagnes de Thrace comme le pays divin dont ils ont longtemps reçu l’enseignement et les oracles. Le nom grec de la Thrace dériverait d’un mot phénicien signifiant « l’espace éthéré » ; tous les noms qu’a portés la Thrace : la Gétie, la Mésie ou la Dacie, signifient le « pays des dieux », la « demeure divine », ce qui permet de superposer, à la localisation géographique de ces enseignements, une allusion au ciel de l’esprit dont ils portent l’inspiration[12]. On peut dire, tant au propre qu’au figuré, que ces enseignements descendaient d’une montagne sacrée pour instruire les mortels sur terre.

La tradition dacique se diffusa jusqu’en Europe occidentale et septentrionale, comme en attestent les ressemblances que l’on relève entre les contes populaires de ces diverses contrées. Fabre d’Olivet était d’avis que la mythologie nordique et scandinave, dont l’Edda et la Voluspa conservent des fragments, descendait des monts Riphées[13], c’est-à-dire des Carpates, l’ancienne Dacie.

Il est possible que les ancêtres doriens des Grecs, issus de la vague d’immigration indo-européenne descendue du nord de l’Europe, soient entrées en contact avec ce centre spirituel lors de leur marche vers la péninsule hellénique ; ils auraient pu recevoir de ce foyer leurs premières lueurs de vie spirituelle, avant que les lumières de la Phénicie et de l’Égypte ne fassent ensuite éclore la brillante civilisation grecque. Le souvenir de ces premiers instructeurs persista d’autant plus dans la mémoire des Hellènes que les plus éveillés d’entre eux restèrent en contacts avec leurs maîtres hyperboréens de la Dacie.


[1] Julius Evola, Sur la tradition hyperboréenne, dans Ur et Krur, Arché, Milan, 1986, p. 269.

[2] Gaston Georgel, Les Quatre Âges de l’Humanité, Arché, Milan, 1976, p. 257-258.

[3] André Lefèvre, Germains et Slaves, Origines et croyances, Schleicher, Paris, 1903, p. 152-153.

[4] Pline, Histoire naturelle, IV, 26.

[5] Geticus (Vasile Lovinescu), La Dacie Hyperboréenne, Rosmarin, Bucarest, 1996 ; Pardès, Puiseaux, 2003.

[6] Strabon, Géographie, VII, 3, 1-13.

[7] Strabon, Géographie, XI, 6, 2.

[8] Martial, Épigrammes, IX, 46.

[9] Martial, Épigrammes, VIII, 50 & 78.

[10] Strabon, Géographie, VII, 3, 5.

[11] Hérodote, Histoire, IV, 95 ; Clément d’Alexandrie, Stromates, IV, 8.

[12] Antoine Fabre d’Olivet, Les Vers dorés de Pythagore, L’Age d’homme, Lausanne, p. 18-23 & note sous p. 16.

[13] Antoine Fabre-d’Olivet, Les Vers dorés de Pythagore, L’Age d’homme, Lausanne, note sous p. 157.

La prophétie des Papes de saint Malachie

Des prédictions diverses, désignées du nom inapproprié de « prophéties », connaissent une vogue d’autant plus grande qu’elles recoupent le sentiment, très répandu à l’heure actuelle, selon lequel nous vivons la fin d’un cycle et que nous approcherions de bouleversements imminents. Des publications s’efforcent, avec une ingéniosité plus ou moins grande, d’interpréter ces pseudo-prophéties. On ne saurait trop mettre en garde ceux qui seraient tentés d’accorder une confiance excessive à ces prédictions, ou de se laisser impressionner par leur ton alarmiste.

Les discours catastrophistes ne sont pas exclusifs à notre époques ; ils ont connu des fortunes diverses au cours des siècles, mais certains facteurs contribuent de nos jours à les conforter, notamment les transformations accélérées dues au progrès technique, ainsi que le vide laissé par la désaffection croissante vis-à-vis des religions et des cultes traditionnels.

Les sources de la soi-disant prophétie

Parmi les prédictions qui connaissent une réelle fortune à notre époque figure la célèbre « prophétie » des papes dite de saint Malachie. L’intérêt qu’elle suscite ne peut qu’aller en croissant à mesure que l’élection d’un nouveau pape nous rapproche de son dénouement.

L’authenticité de ce texte, de source douteuse, doit toutefois être regardée comme suspecte. Il est fort probable que saint Malachie, à qui on attribue cette « prophétie », ne soit qu’un pseudonyme emprunté à Malachie O’Morgair, l’archevêque d’Armagh en Irlande, qui fut canonisé par le pape Clément III en 1190. Il n’est pas non plus impossible qu’il s’agisse d’un pseudonyme collectif, celui d’un groupe qui aurait rédigé cet écrit.

En 1595, le moine bénédictin Arnold (de) Wion exhiba la « Prophétie des Papes » de saint Malachie, un manuscrit soi-disant écrit par ce saint irlandais, qu’il aurait dénichée dans la bibliothèque du Vatican. Elle consiste en une liste de cent onze devises courtes en latin, attribuées à chacun des papes qui se sont succédé depuis Célestin II (1143-1144). Aucun des contemporains de Malachie qui l’ont côtoyé n’évoque cette prophétie dans leur témoignage. Le texte semble plutôt avoir été produit à la fin du XVIe siècle. Son origine a donné lieu à plusieurs spéculations. Elle serait soit une mystification inventée pour amuser le public, soit un acte de propagande cléricale destiné à légitimer la papauté, en incitant les fidèles à croire au caractère providentiel de la désignation des papes. L’Église n’a toutefois jamais reconnu cette soi-disant prophétie, à laquelle elle ne se réfère jamais dans ses communications ; elle ne lui accordera jamais le statut d’un article de foi.

Le plus probable reste que ce texte n’aurait été qu’un artifice fabriqué dans un but électoraliste, à la veille du Conclave de 1590, par des faussaires partisans du cardinal Girolamo Simoncelli en vue d’orienter le choix du Conclave. La prétendue prophétie serait une sorte de mot d’ordre crypté, destiné à éclairer ceux qui en détiendraient la clé. Le 75e pape, celui qui devait être élu, est désigné par la formule De antiquitate urbis (De l’ancienneté de la ville) ; or la ville d’Orvieto, où naquit Simoncelli, vient du latin urbs vetus (Vieille ville). Par malchance, ce candidat prédestiné rata l’élection ; c’est Niccolò Sfondrati, qui décrocha la tiare après avoir soudoyé les cardinaux dont il obtint les suffrages.

Les devises affectées aux papes

Les devises antérieures à cette élection coïncident de façon parfaite avec les 74 papes qui l’ont précédée, ce qui n’a rien d’étonnant. La plupart consistent en des allusions ou en des jeux de mots inspirés par le nom des pontifes ou par des épisodes de leur vie. Le procédé laisse le champ libre à différentes façons d’interpréter les devises postérieures à 1595 ; libellées dans un langage sibyllin, la plupart sont si confuses et si imprécises qu’elles pourront s’appliquer à différentes personnalités. Elles ne se vérifient qu’a posteriori, souvent en cherchant de façon alambiquée des détails dans la vie du pape, dans ses armoiries, l’ordre religieux auquel il appartient, le lieu de sa naissance, celui du siège ecclésiastique qu’il a occupé… Aucune de ces devises n’a jamais permis de prédire le candidat qui sera élu.

Les armoiries de Paul VI

Il n’est pas toujours facile d’établir un lien convainquant entre les devises et les papes concernés. Certaines parmi celles qui se rapportent à des papes postérieurs à 1590 ont pu frapper par leur justesse et leur pertinence. Ainsi, Religio depopulata (La religion dépeuplée) convient très bien au règne de Benoît XVI (1914-1922), qui fut pape pendant la Première Guerre mondiale, la grippe espagnole et la révolution soviétique qui dépeuplèrent la chrétienté. On peut également reconnaitre la qualité de Fides intrepida (La foi intrépide) à Pie XI (1922-1939), le pape des missions, dont les encycliques condamnèrent ouvertement le nazisme et le communisme. S’agissant de Paul VI (1963-1978), on explique sa devise Flos florum (La fleur des fleurs) par les trois lys présents sur ses armoiries, le lys étant surnommé « la fleur des fleurs ».

Le pape Jean-Paul II

De medietate lunæ (De la moitié de la lune ou Du temps moyen d’une lune) coïncide avec le règne très bref de Jean-Paul Ier (1978-1978), mort trente-trois jours seulement après son élection, soit l’équivalant approximatif d’une « lune ». À l’inverse, De labore solis (Du labeur du soleil) illustre le pontificat de Jean-Paul II (1978-2005), dont la durée, vingt-six ans, recoupe celle du cycle solaire calendaire utilisé dans le comput ecclésiastique ; certains y voient également une allusion à la personnalité « solaire » de Jean-Paul II, le pape qui voyagea beaucoup, et dont le long et éreintant labeur a marqué son époque.

En revanche, on peine à trouver la signification de l’olive dans la devise Gloria olivæ (La gloire de l’olive ou de l’olivier) à propos de Benoît XVI (2005-2013). Quant à la qualification de Pastor angelicus (Le pasteur angélique) attribuée à Pie XII (1939-1958), elle risque de soulever bien des objections, notamment au regard de l’attitude ambiguë de ce pontife vis-à-vis du nazisme et durant la Deuxième Guerre mondiale.

Le pape François Ier

La 112e et dernière prédiction concernerait l’actuel pape François Ier, appelé Pierre le Romain. Cette devise, tout aussi symbolique que les autres, ne veut pas dire que le pape aurait choisi de s’appeler Pierre, car il est d’usage qu’aucun souverain pontife ne reprenne ce nom ; elle ferait plutôt allusion à l’analogie entre la fin du cycle et son début. Cette devise, d’une longueur exceptionnelle, n’annonce rien de moins que la fin de l’Église : « Dans la dernière persécution de la sainte Église romaine siégera Pierre le Romain qui fera paître ses brebis à travers de nombreuses tribulations. Celles-ci terminées la cité aux sept collines sera détruite et le Juge redoutable jugera son peuple ». Beaucoup de spécialistes assimilent la cité aux sept collines à Rome, le siège de la papauté, qui se trouve entourée de sept collines.

Le dénouement de la prophétie

Nous serions ainsi parvenus à une période cruciale, proche de la fin, puisque l’actuel pape François coïncide avec le dernier de la liste, et ce qui doit lui succéder n’a rien de joyeux. Il est probable que peu de gens seraient disposés à prêter foi à une prédiction qui promettrait le paradis sur la terre ; mais il en va tout autrement lorsqu’une prédiction annonce une tragédie, à l’exemple de la fin de l’Église et de son jugement sans complaisance. L’idée de la fin d’un cycle ou d’une époque, que l’on tend à appeler la « fin des temps », recoupe les prophéties contenues dans les Écritures sur la « fin du monde » et le jugement final, portées notamment par les descriptions dramatisées de l’Apocalypse. On aura beau expliquer qu’il s’agit là de visions au caractère symbolique qu’il conviendrait de ne pas prendre à la lettre, leur compréhension littérale n’en a pas moins longuement imprégné les esprits, au point de laisser subsister dans le public des dispositions à prêter l’oreille à un certain catastrophisme.

La basilique Saint-Pierre

S’il ne plaisait à Dieu de détruire Rome et de juger son peuple avant la fin du pontificat actuel, gageons que les partisans de cette « prophétie » trouveront une explication pour justifier un report de l’échéance. Sans doute diront-ils que François Ier n’était en fait pas le dernier pape, mais seulement l’avant dernier à occuper le trône de saint Pierre !

Le 17 décembre 2021.

Peut-on décrypter Nostradamus ?

Pour poser d’emblée les limites de mon propos, je ne compte pas entreprendre une tâche aussi chronophage que déchiffrer les prédictions de Nostradamus. Comprendre la signification de ces quatrains formulés en des termes obscurs, sans lien apparent les uns avec les autres, n’est pas chose des plus faciles.

Les interprètes sont loin d’être d’accord entre eux, et leurs efforts pour décrypter ces écrits énigmatiques n’aboutissent en général qu’à échafauder des hypothèses hasardeuses. Lorsqu’ils croient y détecter des évènements passés, leurs explications restent parfois sujettes à contestations, et lorsqu’ils se risquent à prévoir des évènements futurs, ils trouvent rarement, voire jamais, confirmation. Il y a lieu de se demander si les résultats aléatoires auxquels on risque d’aboutir méritent que l’on consacre à cette recherche tant de temps et d’efforts.

Néanmoins, si des chercheurs opiniâtres veulent s’atteler à cette tâche, il parait souhaitable d’émettre à leur intention quelques indications susceptibles de les guider dans leur démarche, ou du moins de leur éviter de s’égarer.

Qui était Nostradamus ?

Michel de Notre Dame dit Nostradamus, médecin né en 1503 à Saint-Rémi en Provence et mort à Salon en 1566, déploya une réelle efficacité en guérissant les épidémies qui affligeaient la Provence. Sa célébrité tient toutefois aux prédictions qu’il rédigea en vers dans un style énigmatique. Le recueil de quatrains, qu’il publia en sept Centuries à Lyon, en 1555, obtint un réel succès, au point que certains ont parlé de lui comme d’un prophète. Il fut comblé de biens et d’honneurs par Catherine de Médicis et par Charles IX. Sa réputation de devin ne dura pas uniquement de son vivant ; elle a traversé les siècles et continue à intriguer de nos jours.

Les sceptiques ne virent en lui qu’un charlatan qui exploita la crédulité des rois comme celle du peuple. Néanmoins, de fréquentes coïncidences plaident pour la réalité de ses visions de l’avenir. Présenter le sujet de façon à n’y voir que charlatanisme et duperie est un moyen facile d’écarter tout ce qui contrarie un parti pris rationaliste.

Nostradamus, devin ou prophète ?

Le mot de « prophéties », dans son sens exact, ne saurait s’appliquer qu’aux révélations contenues dans les Livres sacrés, et qui proviennent d’une inspiration d’ordre spirituel ; dans tout autre cas, son emploi est un abus de langage, et le seul mot qui convienne alors est celui de « prédictions »[1]. Une prophétie authentique n’est d’ailleurs pas nécessairement une prédiction, mais avant tout une vision ou une révélation ; elle n’a pas pour objectif principal de prédire l’avenir, mais souvent d’alerter les hommes sur les effets de leur conduite.

Nostradamus ne pratiquait pas l’astrologie ; il témoignait même un complet mépris à l’encontre des astrologues de son temps. Au début de ses Centuries, il parle d’un trépied d’airain, ce qui suggère un lien avec quelques opérations magiques. Il est probable qu’il a eu connaissance de certaines sciences traditionnelles efficaces, bien qu’elles n’aient pas été d’un niveau si élevé qu’on soit autorisé à parler de prophétie. Pour que ses textes obscurs donnent lieu à des visions claires, il faudrait leur appliquer les même procédés de divination, qui de nos jours sont complètement perdus, de sorte qu’on ne saurait recommander à quiconque de se fourvoyer dans une démarche de cet ordre.

Peut-on prédire l’avenir ?

Un voyant, fût-il doté du don le plus indéniable, ne peut jamais garantir la certitude de ses prédictions tant que la volonté humaine reste un tant soit peu libre de les modifier. Soutenir que les évènements sont dictés à l’avance par un destin incontournable reviendrait à nier le libre arbitre et la liberté humaine. Un phénomène ne peut être tenu pour inéluctable que dans la mesure où l’homme n’a aucune emprise sur lui, par exemple : un tsunami, un tremblement de terre, le décès imminent d’une personne atteinte d’une maladie mortelle à un stade où l’état actuel de la médecine ne permet plus de la sauver…

Le voyant ne peut percevoir la plupart des évènements futurs qu’à l’état de potentialité, et non tels qu’ils doivent se dérouler avec exactitude. Les prédictions de Nostradamus peuvent aussi bien se réaliser qu’elles pourront ne jamais se concrétiser, ce qui explique qu’elles soient formulées en des termes obscurs. Les juxtapositions de mots, de phrases avec des verbes à l’infinitif, laissent l’impression de visions furtives, de situations imprécises se rapportant à un avenir mal déterminé quant à la date et à l’ordre de succession des événements. Le parti pris de rendre les sentences énigmatiques ne tient pas tant à un souci d’empêcher que leur accomplissement soit contrarié qu’à l’impossibilité de restituer, par des images et des indications trop précises, des visions qui ne s’incarnent pas encore à une époque et dans un contexte clairement définis. Nostradamus ne peut s’éclaircir qu’a posteriori, après que les événements se sont réalisés.

Pour donner un exemple, Nostradamus prédit qu’un empereur naîtra près de l’Italie, que son règne coûtera cher à la France, et que les siens le lâcheront en l’accusant d’avoir trop versé le sang (Centurie I – Quatrain 60) :

Un Empereur naistra pres d’Italie, 

Qui à l’Empire sera vendu bien cher,

Diront avec quels gens il se ralie,

Qu’on trouvera moins prince que boucher.

Une autre prédiction relative à Napoléon (Centurie VIII – Quatrain 57) annonce qu’au sortir d’une période de calamités pour l’Église, ce même empereur s’alliera au clergé, qu’il comblera de faveurs :

De soldat simple parviendra à l’empire,

De robe courte parviendra à la longue;

aillant aux armes, en l’Église au plus pire,

Traiter les prêtres comme l’eau fait l’éponge.

Le règne de Napoléon n’avait cependant rien d’inéluctable au moment où s’est déclenchée la Révolution française. Si Louis XVI avait eu la bonne inspiration de suivre la voie des réformes, à laquelle il avait commencé par adhérer, sa popularité serait demeurée intacte, et il aurait épargné à la France le règne de fer que lui imposa un général arriviste quand les circonstances lui devinrent favorables. Les deux quatrains précédents auraient alors été voués à demeurer à jamais indéchiffrables.

Les sceptiques diront que Nostradamus s’en tire à bon compte, puisque tant que ses élucubrations n’ont pas trouvé leur concrétisation, elles demeurent dans les limbes jusqu’à ce que la fortune ou le hasard leur offre l’occasion de coïncider avec des évènements réels. On ne peut leur dénier le droit de préférer cette explication, qui coupe court à toutes les interrogations.

L’indication de certains noms propres

On trouve parfois, dans les Centuries, la mention d’une ville, d’un lieu ou d’un personnage. Ces indications doivent être prises avec la plus grande prudence. Les noms propres ont souvent donné lieu à des interprétations fantaisistes plus que contestables, à l’exemple celle qui, dans le quatrain 68 de la IVe Centurie, a conduit certains à reconnaitre Hitler dans Hister, qui en réalité est le nom latin du Danube :

En lieu bien proche non esloigné de Venus.

Les deux plus grans de l’Asie et d’Affrique,

Du Rhyn et Hister qu’on dira sont venus,

Cris, pleurs a Malte et costé Ligustique.

Les rares fois où Nostradamus annonce des événements en indiquant des noms ne signifie pas que le personnage impliqué portera ce même nom. Dans une pièce de théâtre, les acteurs appelés à incarner les personnages ne sont pas désignés à l’avance ; on les choisit le moment venu en fonction de leurs aptitudes à interpréter ces rôles. Lorsqu’il s’agit d’événements, les rôles sont fixés, et quelquefois les noms symboliques, mais pas les personnes. C’est au fur et à mesure de leur évolution que les individus se mettent dans la situation de jouer tel ou tel rôle. Inconsciemment ils s’y sont en quelque sorte préparés[2]. Les êtres prédisposés à jouer ce rôle se manifestent en fonction des circonstances, dans la mesure où celles-ci favorisent la production de l’évènement.

Sources d’erreurs les plus fréquentes

Les interprétations plus ou moins extravagantes auxquelles ont donné lieu les Centuries de Nostradamus sont innombrables. Il y a lieu de se méfier des lectures tendancieuses pour lesquelles l’imagination ou la suggestion jouent le rôle principal, car on peut faire dire ce qu’on veut à ces prédictions qui semblent applicables à toutes sortes de situations.

Les interprètes tendent à attribuer une importance excessive à des évènements et à des personnages contemporains qui les touchent personnellement, alors qu’ils paraitraient insignifiants à quelques siècles de distance, que ce soit dans le passé ou dans l’avenir. Il est douteux que la victoire électorale de tel ou tel candidat aux élections présidentielles américaines ou françaises au XXe ou au XXIe siècle ait été jugée importante par un homme du XVIe siècle.

Les Centuries de Nostradamus ne doivent pas être mises sur le même plan que les écrits prophétiques comme l’Apocalypse. Le niveau d’inspiration de ces deux textes n’a rien de comparable, car les visions que rapporte saint Jean dans l’Apocalypse ne sont pas une annonce d’évènements politiques passés ou à venir. Il serait vain de chercher à retrouver dans Nostradamus des thèmes comme la Bête, l’Antéchrist, un règne de mille ans, ou un peuple assimilable à Gog et Magog… L’Antéchrist dont parle l’Apocalypse est un principe métaphysique et non un personnage réel, comme le serait un supposé Antéchrist nazi, communiste ou islamiste, ou un Antéchrist russe ou asiatique qui devrait envahir l’Europe…

Une autre source d’égarement consiste à rapprocher les Centuries avec des prédictions dont la source et l’authenticité paraissent bien douteuses, à l’exemple de celles qui annoncent la venue du « Grand Monarque », dans lequel elles voient un futur roi de France promis à une gloire nationale et internationale… D’autres prédictions de ce genre, comme la célèbre « prophétie des papes » ou « prophétie de saint Malachie », doivent être considérées comme suspectes, même si les interprètes de cette dernière réussissent toujours à trouver une explication plus ou moins forcée aux devises qu’elle affecte à chacun des papes qu’elle dénombre. La plupart de ces prédictions qui circulent sont si confuses et si vagues qu’on peut y découvrir à peu près tout ce qu’on veut, comme on prétend le détecter également dans Nostradamus.

Pour les chercheurs qui ne seront pas découragés par ces mises en garde, il reste à souhaiter bon courage et bonne inspiration pour entrer dans l’esprit de ce texte sibyllin, et pour parvenir à lui trouver des clés de lecture convaincantes.


[1] René Guénon, Le règne de la quantité et les signe des temps, Gallimard, NRF, Paris, 1970, p. 337.

[2] Omraam Mikhaël Aïvanhov, La Bible, miroir de la création, tome 2, Prosveta, 2015, p. 326.

Grandes énigmes

Consultation de l’oracle de Delphes


L’histoire humaine est parsemée de sujets énigmatiques intrigants. Pour certains d’entre eux, il ne s’agit que de fausses énigmes, alors que pour d’autres, l’explication continue à nous échapper.

Ce chapitre se propose de livrer des éclaircissements sur quelques-unes de ces énigmes. Son objectif est de dissiper les erreurs, de tenter d’éclairer les aspects obscurs ou, à défaut, de proposer des clés aux chercheurs qui s’efforceraient d’approfondir le sujet.

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Pascal Bancourt - Écrivain