Sergueï JIRNOV, ancien officier supérieur au service d’espionnage du KGB, nous parle de sujets qu’il connait bien. Du temps de l’URSS, ses brillantes études et son engagement politique lui valurent d’intégrer le très convoité MGUIMO, l’Institut d’État des Relations Internationales de Moscou. En 1992, il démissionne des services de renseignements russes pour travailler comme enseignant, journaliste télévisuel et consultant international. Poursuivi en Russie pour divulgation de secrets d’État, il doit en 2001 s’exiler en France, un pays dont il maitrise parfaitement la langue. Depuis lors, il est régulièrement sollicité par des médias français et internationaux pour apporter son expertise dans les domaines de la géopolitique, de l’histoire secrète de l’URSS et de la Russie, des affaires politico-médiatiques et des relations internationales.
Il est l’auteur de quatre livres, dont le dernier paru, L’Engrenage, analyse les causes et les ressorts de la guerre déclenchée par Poutine contre l’Ukraine. Son témoignage, à la fois impressionnant et captivant, éclaire le mécanisme des évènements qui ont mené le monde au bord du conflit nucléaire. Il dévoile la personnalité du tsar du Kremlin, dont il décrypte les agissements depuis les coulisses du régime, et livre de précieuses indications sur le fonctionnement du pouvoir suprême en Russie.
L’auteur a l’avantage d’avoir connu Vladimir Poutine au sein même des instances du KGB. Il a croisé le personnage à plusieurs reprises, quand ce dernier n’était encore qu’un agent sans envergure en proie à la frustration. Il connait le caractère de cet homme, ses obsessions et ses rancœurs, son cynisme, sa brutalité et son absence d’empathie, sa passion pour le pouvoir, son appétence à manipuler les gens et à les torturer psychologiquement. Ce despote sanguinaire qui a grandi dans les bas-fonds de Léningrad, parmi les voyous et les bandes de délinquants, se révèle être également le digne héritier d’une longue tradition de coups tordus, d’assassinats et d’empoisonnements dont le KGB usait en abondance. Sergueï Jirnov relate l’ascension de cet exécutant gris et insignifiant, dont l’ambition dévorante fut longtemps entravée par ses maladresses mais qui, après avoir essuyé une suite d’échecs, parvint à occuper des postes stratégiques et à étendre son influence au sein du pouvoir d’État.
Poutine a très mal vécu la chute de l’empire soviétique et les révoltes populaires qui l’ont accompagnée. Néanmoins, lui qui, en entrant au KGB, avait juré de défendre le régime communiste, et qui déplorait la fin de l’URSS comme étant « la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle », n’a pas rechigné à servir son mentor du moment, Boris Eltsine, celui qui avait acté la mort de l’Union soviétique en signant les accord de Minsk en 1991 avec la Biélorussie et l’Ukraine. Il se rendit indispensable auprès de ce président alcoolique, malade et impopulaire, dont il écarta les adversaires en les discréditant.
Quand il succéda à Eltsine, les oligarques russes, nouvellement enrichis, crurent pouvoir manipuler ce nouveau dirigeant aussi aisément qu’ils le firent avec son prédécesseur. Très vite cependant, une épidémie de « suicides » et de morts suspectes allait les décimer, ainsi que des personnages haut placés dans les services de l’État, susceptibles de vouloir renverser le nouveau tsar. Tout au long de son règne, les opposants et les journalistes trop curieux furent assassinés.
En même temps, ce grand manipulateur séduit et se fait passer pour l’homme providentiel. Il récupère pêle-mêle la grandeur passée de l’URSS, le néonationalisme russe et la religion orthodoxe nationalisée pour créer sa propre idéologie impérialiste. Il cristallise le sentiment d’humiliation et de frustration, durement ressenti dans la population russe, touchée par l’appauvrissement du pays et par son déclassement en tant que puissance mondiale depuis la fin de l’URSS. Il saura agiter ces blessures, quand viendra son heure, pour prétendre rendre au peuple russe sa fierté perdue.
Depuis vingt ans, toutes les pièces du puzzle s’étalent devant nos yeux. Les crimes de guerre commis en Tchétchénie, en Géorgie et en Syrie n’ont suscité dans le monde que de tièdes réactions. Ce qui se joue en Ukraine dépasse le cadre d’un conflit régional terriblement meurtrier, mais géographiquement circonscrit ; ce sont les États-Unis et l’Europe que défie Poutine. Des services de renseignements et des chercheurs avisés avaient déjà averti qu’il s’en prendrait un jour à l’Ukraine ou aux pays Baltes, mais les politiciens occidentaux, ne voulant pas croire les Cassandre, ont négligé leurs alertes. La lâcheté des Occidentaux en Syrie ne fit qu’encourager le tsar noir à exploiter leur manque de courage politique.
Sergueï Jirnov met en garde les adversaires de Poutine : l’homme ne comprend que le langage de la force, et ne respecte que ceux qui lui tiennent tête. Il teste les réactions de son adversaire en avançant pas à pas, pour voir jusqu’où il peut aller, et il regarde avec mépris ceux qui, selon lui, font preuve de faiblesse et de veulerie en parlant de conciliation. Emmanuel Macron, qui a voulu jouer la carte de la négociation et de la diplomatie, n’a pas compris son adversaire et ne sait pas jouer sur le même terrain que lui. Dans ce dialogue de sourds opposant le petit délinquant, issu des bas-fonds de Léningrad, au bourgeois français bon élève, les protestations du président français se heurtent à la mauvaise foi de l’autocrate russe, qui n’a cessé de lui mentir. Les appels de Macron aux Ukrainiens pour qu’ils acceptent de céder le Donbass à Poutine ne lui valurent, de la part de ce dernier, qu’un peu plus de mépris.
Poutine trouve une quantité de raisons fallacieuses pour attaquer l’Ukraine, qui ne l’a jamais menacé, mais à qui il ne pardonne pas sa volonté de s’émanciper de la tutelle du « grand frère » russe et de se tourner vers l’Occident. En pratiquant l’inversion accusatoire, il reproche aux États-Unis et à l’OTAN de s’ingérer en Ukraine, d’y avoir déclenché une campagne de terreur et d’avoir soutenu les « nationalistes radicaux », alors que lui-même ne s’est pas privé de promouvoir son candidat pro-russe, Viktor Ianoukovitch, aux élections présidentielles. Ses agissements commis dans le Donbass avant l’opération militaire ont alimenté un conflit interne dans la province. Ses désinformations touchent non seulement la Russie, mais aussi l’Occident. Il ne se gêne pas pour s’immiscer dans le jeu politique interne de pays comme la France ; il utilise les réseaux sociaux pour relayer des insinuations et des fausses révélations.
Cet autocrate prend les décisions tout seul, sans être forcément au courant des réalités, que son entourage craint souvent de lui révéler. Aucun conseiller n’ose le contredire ; les récalcitrants tombent vite en disgrâce. Suspicieux par nature, il a placé au cœur du pouvoir ses anciens collègues du KGB, les seuls en qui il ait quelque confiance. Du temps de l’URSS, le KGB, fidèle serviteur du pouvoir suprême, avait fini par servir au Politburo ce qu’il voulait entendre, par crainte de lui déplaire. Parvenu au pouvoir, Poutine a cédé lui aussi à la drogue du mensonge pour se bâtir une vision tronquée de la réalité, avec pour résultat de le pousser à commettre de multiples fautes stratégiques.
Son initiative en Ukraine a tourné à la catastrophe militaire. Les généraux dociles, les seuls qu’il accepte d’entendre, lui ayant vendu une guerre éclair et sans accroc, il a fantasmé sur une opération qui mettrait ce pays à genoux en quelques jours ; mais rien ne s’est passé comme il l’avait imaginé. Coupé de la réalité, ce « grand stratège » a accumulé les fautes. Il a mal évalué l’état d’impréparation de son armée, les défaillances dans son équipement et son approvisionnement, et la capacité de résistance de l’armée et de la population de l’Ukraine. Le maitre du Kremlin était convaincu du désir des russophones ukrainiens d’être rattachés à la Russie ; il s’est heurté à la farouche résistance de la majorité d’entre eux. Il n’a pas pris au sérieux l’humoriste Zelensky, qui s’est révélé à l’épreuve être un leader incontesté et un maitre en communication, et qui a gagné la guerre des images. Il a sous-estimé la réaction groupée des pays européens et de l’OTAN, dont il a abouti à renforcer les liens, ainsi que l’importance des sanctions qui allaient s’abattre, tandis que ses alliées, la Chine et l’Inde, se tiennent prudemment à distance, ne tenant pas à être entrainés dans une aventure aussi hasardeuse.
Les vagues de sanctions économiques imposées par l’Occident paralysent des secteurs de l’industrie en Russie et vident les magasins. Les pénuries arrivent et, avec les défauts de paiement, le pays risque à terme la ruine. Cependant, l’arme des sanctions, selon Sergueï Jirnov, a été mal utilisée. Un blocus total et immédiat de l’économie russe, ainsi qu’une aide massive d’armes à l’Ukraine, auraient été plus efficaces que des sanctions progressives, car ces dernières impressionnent assez peu un dictateur qui ne connait que les rapports de force. L’auteur appelle à construire une volonté politique commune forte, notamment pour trouver d’autres sources d’approvisionnement que le gaz russe.
Le spectre de la troisième guerre mondiale, que l’on croyait écarté, se pointe à nouveau. Le despote a allumé un feu dont il pourrait perdre le contrôle. Plus il subira de revers en Ukraine, plus il risquera de se radicaliser. Il s’agrippera au pouvoir, quitte à sacrifier son peuple et à faire de son pays un paria.
Pour sortir de ce redoutable engrenage à l’issue incertaine, est-il encore possible d’éliminer Poutine ? En dépit des craintes que suscite, jusque dans son entourage, la terrible escalade dans laquelle le tsar mégalo a plongé la Russie, Sergueï Jirnov ne se montre guère optimiste sur la possibilité d’un renversement en interne dans l’immédiat. Plusieurs personnes de son entourage sont tombées en disgrâce ou ont disparu ; et ceux qui restent sont trop occupés à guerroyer entre eux pour songer à abattre le despote. La censure et la propagande, à l’œuvre depuis des années, ont endormi l’opinion dans un récit ultra-patriotique.
Devons-nous donc envisager le pire ? L’auteur dresse un état des protocoles secrets de la dissuasion, des moyens de destruction dont dispose Poutine et du risque réel qu’ils impliquent, mais aussi des freins que pourrait rencontrer leur déclenchement. L’une des questions clé demeure : combien de temps encore le peuple russe endurera-t-il la situation ?
Il faut saluer le courage de Sergueï Jirnov, qui est bien placé pour connaitre les risques personnels auxquels il s’expose. Son ouvrage, qui nous engage à considérer les évènements avec une lucidité sans complaisance, confirme l’intérêt et la pertinence de ses analyses dont il fait preuve lors de ses prestations télévisuelles.