L’économie moderne fonctionne grâce à un ressort commercial propre à faire mouvoir des structures colossales, que Fabre d’Olivet appelle le crédit. Le mot désigne une chose à laquelle on ajoute foi, en raison des appuis et des ressources qu’on lui voit ou qu’on lui attribue. Ce ressort est l’ouvrage de la Volonté humaine qui, au prix d’une tension sans cesse renouvelée, se force à croire en sa réalité ; que cette foi repose sur des choses réelles ou fictives, le fait de cesser de croire à leur existence réduirait le crédit au néant. Cette invention, dans laquelle se sont épuisées les combinaisons du génie moderne, est supposée réunir la Liberté et la Nécessité. Un tel ressort ne nait pas spontanément et ne résulte pas d’un coup de tête ; il nécessite un calcul lent et réfléchi, ainsi qu’un effort persévérant. En effet, comme toute convention sociale, le crédit n’est rien d’autre qu’une illusion fondée sur la croyance. L’obstacle que doit surmonter cette entreprise tient au fait que la réflexion ébranle l’illusion, alors qu’il faut au contraire qu’elle la fortifie pour que cet artifice demeure viable[1].
A l’origine de cette construction abstraite, il faut un élément matériel qui inspire la confiance ; c’est le commerce et la puissance maritime qui ont fourni cette base dans les États où le crédit s’est affermi, comme les villes d’Italie, des Flandres et de la Hanse, la Hollande, l’Angleterre et les USA. L’essor des chemins de fer au XIXe siècle et de l’aéronautique au XXe siècle ont ensuite relégué la puissance maritime au second plan. Depuis le XIXe siècle, ce qui assure au crédit sa garantie consiste dans la puissance industrielle et, depuis le XXe siècle, dans le progrès technique. L’adaptation aux technologies nouvelles entraine chaque fois des remises en cause, génératrices de crises sociales et économiques, mais il suffit que des centres de prospérité surnagent dans le monde pour fournir au système un gage de continuité suffisant.
Le crédit a rendu viables des inventions audacieuses, comme la dématérialisation de la monnaie, passée des pièces métalliques aux dépôts bancaires et aux paiements électroniques. Il accrédite des situations marquées par un décalage flagrant entre les chiffres abstraits et la réalité matérielle, entre la valeur des titres cotés en bourse et les possibilités réelles de l’économie. Il cautionne le surendettement faramineux des États que ces derniers ne pourront jamais rembourser, et dont certains ne viendront même pas à bout de l’accumulation des intérêts sur leur dette. Au lieu de s’alarmer de ces déséquilibres trop évidents, on continue à jouer le jeu, car il serait trop dangereux de ne pas maintenir cette illusion collective.
Un système à ce point hypothétique reste toutefois à la merci d’une crise de confiance. Face aux dérapages auxquels l’exposent la spéculation et la volatilisation de l’argent, le maintien de la confiance exige l’instauration de mécanismes rigides censés réguler son fonctionnement. Ces règles sont conçues par la Volonté humaine, mais seule la Nécessité peut assurer leur fiabilité à travers la rigidité des contraintes légales et réglementaires. Depuis le krach de 1929 aux USA, l’interventionnisme étatique a plusieurs fois été nécessaire pour servir de caution à cette construction qui reste susceptible à tout moment de s’écrouler.
[1] Antoine Fabre d’Olivet, Histoire philosophique du Genre humain, L’Âge d’homme, p. 374-379.