Une thèse en vogue dans les milieux ésotériques situe la terre d’origine des Indo-européens dans un pays mythique, à l’extrême nord des territoires habitables, que les Grecs ont appelé Hyperborée. Cette contrée serait également la source commune de toute connaissance révélée, que René Guénon appelle la « Tradition primordiale », à laquelle on a attribué une origine nordique, voire polaire. Les analogies qu’on relève entre les récits légendaires des Indiens, des Grecs, des Celtes, des Scandinaves et des Slaves ont nourri l’idée selon laquelle ces épopées seraient nées d’une même souche, tout comme les langues indo-européennes avant qu’elles deviennent des idiomes distincts.
Les Védas et d’autres livres sacrés indiens parlent de la source nordique de leur tradition ; certains textes védiques désignent une contrée suprême située dans les régions polaires. Des auteurs de l’antiquité grecque, comme Hécatée de Milet, ont parlé d’un peuple mythique hyperboréen dont ils situaient l’habitat à l’extrême Nord de la terre. D’autres auteurs, comme Diodore de Sicile, rapportent divers témoignages sur les mystérieux Hyperboréens tout en s’interrogeant à leur sujet. Hérodote avoue son scepticisme à propos des renseignements qu’il a pu recueillir sur leur compte.
L’origine géographique des Indo-européens
La parenté linguistique entre les peuples dits indo-européens accrédite l’idée d’une origine commune à ces groupes humains, si éloignées qu’ils soient les uns des autres. On a cherché à localiser leur habitat originel dans l’actuelle Russie septentrionale. Les régions de cette zone arctique et subarctique n’ont pas toujours subi le climat glacial qui les rend inhospitalières de nos jours ; la glaciation survenue par la suite a progressivement vidé ces terres de leurs habitants[1]. Des fouilles archéologiques menées à l’embouchure de l’Ob attestent que ce territoire quasi désert fut autrefois fertile et peuplé[2]. Par la suite, les peuples indo-européens seraient descendus par essaims successifs de cet habitat nordique pour se ventiler dans les régions plus ensoleillées d’Europe et d’Asie, les Germains, les Scandinaves et les Slaves ayant été les derniers avatars de ces migrations.
Les sources des mythologies indo-européennes
Cependant, si les ressemblances linguistiques plaident avec une quasi-certitude pour une origine commune des groupes indo-européens, il ne s’ensuit pas que les croyances et les mythologies de ces peuples disséminés entre l’Inde et l’Ouest de l’Europe soient toutes issues de la même racine, et que leurs contes dérivent d’une souche commune. Il parait probable que les premiers indo-européens n’aient été dotés que d’une intellectualité et de croyances rudimentaires, proches du chamanisme ; c’est au contact des civilisations où ils se répandirent qu’ils se sont eux-mêmes civilisés. Quand les Doriens envahirent la péninsule hellénique, ces barbares frustres et ignorants se sont éduqués dans cette contrée où, sous l’influence de la Phénicie, et surtout de l’Égypte, brillait un climat intellectuel florissant. Les Celtes parvenus à l’Ouest de l’Europe héritèrent des restes de la vieille civilisation atlantidéenne dite des Mégalithes, ainsi que des lumières des Ibères d’Espagne. Les Aryens arrivés dans ce qui est devenu l’Iran et l’Inde ont été précédés, sur ces vastes aires géographiques, de civilisations bien plus brillantes et plus savantes que ne l’étaient ces envahisseurs.
Les ressemblances qu’on relève entre les mythologies et les religions des peuples indo-européens, ainsi qu’entre leurs contes populaires, ne constitue pas un argument viable. Elles peuvent s’expliquer par une source commune dans le cas des civilisations du bassin méditerranéen, pour lesquelles l’Égypte a joué le rôle de véritable phare intellectuel. Pour le reste, il est logique que des caractéristiques propres à l’esprit humains ne puissent que s’incarner dans des figures symboliques marquées par de nombreuses similitudes. Les migrations de populations se sont également accompagnées d’emprunts culturels et spirituels. Quand les peuples indo-européens nomades, durant des siècles, circulèrent entre l’Amou-Daria, la Caspienne, le Dniepr et la Vistule, ils ont absorbé les mythes des groupes humains d’Asie qu’ils ont côtoyés, ce qui suffit à expliquer que leurs mythologies apparaissent comme des variantes détachées des théogonies de l’Inde et de l’Iran. Les noms des divinités slaves sont souvent de simples décalques des noms portés par des déités indiennes ou perses[3].
Le symbolisme de l’Hyperborée
Les témoignages des auteurs et des mythes anciens ne font pas moins état d’une contrée nordique ou hyperboréenne plus ou moins fabuleuse. Le lointain souvenir des régions méridionales d’où seraient originaires les Indo-européens entre probablement en jeu dans les références à la souche nordique. Cependant, ces évocations sont pour la plupart des allégories porteuses d’une signification symbolique. Le pôle Nord est regardé comme étant le siège de la Tradition primordiale, et la source de la connaissance révélée, parce qu’il occupe le sommet de l’axe vertical nord-sud, c’est-à-dire une position surélevée par rapport à tout autre endroit du monde terrestre. Une tradition spirituelle est dite issue du Nord en ce sens qu’elle provenait « d’en haut », c’est-à-dire d’une origine transcendante identifiée à l’Autre Monde. La terre des origines, associée à un âge d’or, fait référence à l’état primordial de l’être humain, antérieur à l’involution et aux déviations qui aboutirent à l’état terrestre actuel.
Les différents sites qu’on a appelés Hyperborée devaient correspondre à des centres initiatiques où l’on dispensait le niveau supérieur de l’initiation dite « solaire ». Les Hyperboréens vivant dans un pays fabuleux situé à l’extrême Nord, dont parlent les auteurs anciens, font allusion non pas aux habitants d’une contrée localisable sur une carte, mais aux initiés au plus haut niveau des grands Mystères. Le pays merveilleux peuplé par ces Hyperboréens n’indique pas un territoire géographique mais renvoie à un état de conscience atteint par ces initiés de haut rang, à l’issue du degré suprême de l’initiation. Les mythes grecs attribuent aux Hyperboréens un caractère olympien synonyme de transcendance, de souveraineté intérieure et de stabilité. Le centre suprême, matérialisé par un pays ou par une montagne sacrée, exprime la quintessence d’un état intérieur à l’être humain accompli.
Ultima Thulé et les Iles du Nord du Monde
Il est dit que la religion druidique provenait d’une source nordique à laquelle font allusion les Iles du Nord du Monde. Un texte irlandais, la Bataille de Mag Tured, rapporte que les Tuatha Dé Danann, le peuple mythique qui précéda les Celtes Gaëls en Irlande, avaient appris le druidisme dans les Iles du Nord du Monde avant qu’ils ne l’introduisent en Irlande. Un autre nom parmi les plus employés pour désigner cette terre, encore appelée « l’Ile blanche », fut celui de Thulé. Les Grecs ont fait état de la lointaine et mystérieuse Ultima Thulé, quelques-uns en mélangeant au mythe originel une part de fantaisie qui n’aide pas à éclaircir la question. Polybe (XXXIV, 5) met en doute les descriptions fantastiques laissées par le navigateur Pythéas, qui prétend avoir atteinte Thulé lors de son exploration vers le nord, mais qui semble avoir cédé à la tentation d’en rajouter dans la mystification.
La localisation exacte de Thulé, qui aurait joué le rôle de centre spirituel à une période très reculée de l’antiquité, reste hasardeuse sinon impossible à déterminer. Le fait que le nom de Thulé ait été attribué à des lieux très divers ne permet pas de localiser un centre originel unique dans l’un de ces endroits indiqués, car le nom d’une contrée légendaire pouvait se donner à différents emplacements, par référence au principe sacré que figurait ce pays mythique. À défaut d’éléments précis et avérés, il est vraisemblable qu’il faille comprendre au sens symbolique les désignations comme celles de Thulé ou des Iles du Nord. L’île prend la signification allégorique d’un endroit stable au milieu des eaux tumultueuses, mouvantes et instables, évocatrices du monde manifesté soumis aux perturbations et au devenir. La couleur blanche attribuée à cette île indique la lumière et la sagesse, tandis que sa position septentrionale qui la rapproche du pôle Nord, associé aux étoiles fixes du ciel, souligne la stabilité de l’état de conscience qu’elle symbolise.
La Dacie hyperboréenne
On a également associé l’Hyperborée à une région montagneuse. Pline se fait l’écho de récits fabuleux au sujet des Hyperboréens qui vivaient près des monts Riphées, les Carpates ; on situait dans leur contrée le pôle sur lequel roulait l’axe du monde ; le soleil y donnait pendant six mois, qui ne faisaient qu’un seul jour, suivis les six autres mois par une nuit profonde[4]. La description que reprend à son compte Pline fait allusion à des contrées arctiques, mais il serait inconcevable de prêter à ce pays mythique une signification autre qu’allégorique, celle d’un pôle spirituel transposé dans cette région des Balkans.
L’étude réalisée par Vasile Lovinescu alias Geticus, La Dacie Hyperboréenne, expose des preuves que l’antique terre des Daces, située dans l’actuelle Roumanie, a été le siège d’un centre spirituel remontant à une époque reculée[5]. Des auteurs grecs antiques ont assimilée à l’Hyperborée cette région des Balkans incluant les monts Riphées. Le géographe Strabon, un esprit critique et rationnel, dénie toute réalité aux mythes relatifs aux Hyperboréens dont le pays, disait-on, bordait l’Océan boréal ; il associe ce nom à l’une de ces contrées dites hyperboréennes, la Dacie, et aux Thraces qui vivaient au nord de l’Ister, le Danube[6] , et rappelle que les Grecs appelaient Hyperboréens les peuples qui vivaient au nord de ce fleuve et de la mer Noire[7]. Martial écrit à Marcellinus, partant en guerre pour la Dacie, qu’il ira vers les climats hyperboréens sous le ciel du pôle gétique[8], car Martial appelle Gètes ou Hyperboréens les Daces qu’affronta Domitien après avoir passé le Danube[9]. Le fait d’attribuer à cette contrée le nom d’Hyperborée et de lui reconnaitre un caractère polaire indique qu’elle fut regardée autrefois comme un pôle, au sens spirituel et non géographique du mot, le qualificatif de polaire s’étant appliqué à des centres initiatiques de premier ordre.
Strabon atteste que les Gètes habitant la Dacie reconnaissaient un souverain pontife ; à l’origine de cette fonction, un Gète nommé Zamolxis serait allé compléter son instruction en Égypte. De retour dans son pays, il se fit reconnaitre comme l’interprète des volontés des dieux ; on en vint même à le considérer comme Dieu[10]. Hérodote et Clément d’Alexandrie évoquent ce personnage qui enseigna aux Thraces leur religion[11]. Dans les faits, l’existence des héros mythiques doit le plus souvent s’entendre dans un sens plus symbolique que réel, Zallolxis personnifiant un collège initiatique habilité à dispenser le niveau supérieur de l’initiation dite « solaire ». L’indication comme quoi le personnage aurait achevé son initiation en Égypte autorise à penser que la vieille tradition dacique, tout comme celle de l’ancienne Grèce, a puisé ses sources dans ce pays.
Strabon dit encore que depuis Zamolxis, les grands pontifes des Gètes résidaient sur une montagne sacrée appelée Cogaeonum. Fabre d’Olivet signale que les Grecs ont regardé les montagnes de Thrace comme le pays divin dont ils ont longtemps reçu l’enseignement et les oracles. Le nom grec de la Thrace dériverait d’un mot phénicien signifiant « l’espace éthéré » ; tous les noms qu’a portés la Thrace : la Gétie, la Mésie ou la Dacie, signifient le « pays des dieux », la « demeure divine », ce qui permet de superposer, à la localisation géographique de ces enseignements, une allusion au ciel de l’esprit dont ils portent l’inspiration[12]. On peut dire, tant au propre qu’au figuré, que ces enseignements descendaient d’une montagne sacrée pour instruire les mortels sur terre.
La tradition dacique se diffusa jusqu’en Europe occidentale et septentrionale, comme en attestent les ressemblances que l’on relève entre les contes populaires de ces diverses contrées. Fabre d’Olivet était d’avis que la mythologie nordique et scandinave, dont l’Edda et la Voluspa conservent des fragments, descendait des monts Riphées[13], c’est-à-dire des Carpates, l’ancienne Dacie.
Il est possible que les ancêtres doriens des Grecs, issus de la vague d’immigration indo-européenne descendue du nord de l’Europe, soient entrées en contact avec ce centre spirituel lors de leur marche vers la péninsule hellénique ; ils auraient pu recevoir de ce foyer leurs premières lueurs de vie spirituelle, avant que les lumières de la Phénicie et de l’Égypte ne fassent ensuite éclore la brillante civilisation grecque. Le souvenir de ces premiers instructeurs persista d’autant plus dans la mémoire des Hellènes que les plus éveillés d’entre eux restèrent en contacts avec leurs maîtres hyperboréens de la Dacie.
[1] Julius Evola, Sur la tradition hyperboréenne, dans Ur et Krur, Arché, Milan, 1986, p. 269.
[2] Gaston Georgel, Les Quatre Âges de l’Humanité, Arché, Milan, 1976, p. 257-258.
[3] André Lefèvre, Germains et Slaves, Origines et croyances, Schleicher, Paris, 1903, p. 152-153.
[4] Pline, Histoire naturelle, IV, 26.
[5] Geticus (Vasile Lovinescu), La Dacie Hyperboréenne, Rosmarin, Bucarest, 1996 ; Pardès, Puiseaux, 2003.
[6] Strabon, Géographie, VII, 3, 1-13.
[7] Strabon, Géographie, XI, 6, 2.
[8] Martial, Épigrammes, IX, 46.
[9] Martial, Épigrammes, VIII, 50 & 78.
[10] Strabon, Géographie, VII, 3, 5.
[11] Hérodote, Histoire, IV, 95 ; Clément d’Alexandrie, Stromates, IV, 8.
[12] Antoine Fabre d’Olivet, Les Vers dorés de Pythagore, L’Age d’homme, Lausanne, p. 18-23 & note sous p. 16.
[13] Antoine Fabre-d’Olivet, Les Vers dorés de Pythagore, L’Age d’homme, Lausanne, note sous p. 157.