Le profil du souverain de justice se définit pour chaque pays organisé sur le modèle synarchique. À l’heure actuelle, la fonction prendrait tout son sens au niveau de l’Europe unifiée, laquelle comprendrait un souverain juge pour le continent ainsi que son homologue pour chaque pays de l’Union, avec le fédéralisme pour les provinces et l’autonomie communale pour les villes.
Avant l’Union européenne, le Saint Empire a été la seule forme institutionnelle qu’a connue l’Europe ; mais de nos jours, il serait inadéquat d’introniser un empereur à la tête du continent, le titre d’empereur impliquant l’idée d’autocratie, sinon d’impérialisme, et de dynastie héréditaire. Il ne pourrait s’agir d’un autocrate puisque ses décisions dépendraient de toutes les compétences exprimées via les Conseils synarchiques, devant lesquels il resterait responsable. On pourrait appeler ce souverain « président » ou « protecteur ».
Dans son intéressant ouvrage intitulé Le livre du sceptre, Joséphin Péladan livre un signalement de cet homme providentiel qu’il appelle « l’homme du Sceptre », tel que devrait le concevoir une véritable civilisation.
Une formule de cet auteur résume bien le profil requis pour ce gouvernant : « Supposez la dépersonnalisation d’un être lucide dans la recherche du bien général et vous aurez la définition de tout homme de Sceptre ».
Profil du souverain juge
Ce qu’il faut pour incarner le rôle, ce n’est pas un personnage paradant en uniforme dans les cérémonies officielles, ni un homme d’exhibition, gavé de réceptions et débitant de vaines paroles en représentation. L’homme digne de tenir le « sceptre » qu’on lui confie ne désire ni le pouvoir ni les honneurs. Il ne veut ni régner ni dominer, car il s’élève bien au-dessus de toute passion politique. Ne mérite d’occuper cette fonction suprême que celui qui a renoncé à l’appétit de puissance, ayant réfréné l’instinct qui pousse quiconque à imposer sa domination dès qu’il en a le pouvoir. Une telle exigence paraitra paradoxale dans le système politique actuel, où l’accession aux postes dirigeants succède à des années de compétition motivées par la convoitise égocentrique. Le souverain de justice, présélectionné par le premier Conseil, l’Autorité sociale, et non pas élu par un suffrage politique, ne cherche pas la popularité, ce qui le dispense de perdre son temps avec des discours démagogiques.
Il n’y a qu’une organisation synarchique qui puisse permettre à ce profil idéal d’émerger.
Le souverain de justice se pose comme l’antithèse du Prince de Machiavel, car il n’a rien d’un intrigant ou d’un aventurier sans scrupule. Il ne croit pas qu’une injustice puisse profiter à un pays, ni qu’un crime soit davantage autorisé à un État ou à une armée qu’à un individu. Plus qu’un souverain, c’est le serviteur du peuple, au vrai sens du mot, et non à l’instar des démagogues qui se prétendent tel dans leur propagande électorale. La souveraineté lui parait être plus qu’une fonction : un sacerdoce. Il obéit à la Norme, et non à sa volonté personnelle, sinon il n’est rien qu’un chef de vanités et d’intérêts.
Il ne se donne pas de grands airs, contrairement à la conception de la monarchie propre à Louis XIV. Loin de ressembler aux types de gouvernants connus de l’histoire, il vit en retrait, dans le silence et la discrétion, non par condescendance, car il reste en contact moral avec les plus petits, mais par souci d’efficacité. L’isolement lui est nécessaire pour peser les rapports incessants que lui soumettent les conseils. La vraie gloire qu’il poursuit est celle qu’attribuent la paix et la justice. Il ne rêve pas d’autres conquêtes que celles remportées sur les mauvais instincts de l’homme. Cette dépersonnalisation parait bien éloignée des figures classiques de la politique, préoccupés davantage de produire de l’effet que de servir la vérité et la justice.
Il ne vit pas entouré d’une cour qui le distrairait de sa fonction solitaire. Il ne joue pas, ne s’amuse pas, et ne cesse de penser. Il ne chasse pas, car la chasse, contraire à la culture de la sensibilité, est un reliquat de barbarie. Les plaisirs qu’il s’autorise consistent à recevoir tour à tour les savants venus lui expliquer leurs découvertes, ou les écrivains et les artistes venus lui parler de leurs créations.
Le souverain juge ne peut pas être un spécialiste dans toutes les matières dont il aurait à traiter. Il ne peut pas maitriser à la fois l’agronomie, l’industrie, la finance, l’urbanisme, l’habitat, l’hygiène, l’éducation, la santé… En revanche, il doit se montrer capable de traduire en actes le grand nombre de rapports qui lui parviennent sur différents sujets. Il n’est pas nécessaire qu’il soit un savant ou un génie ; c’est un individu attentif et rationnel, un esprit de synthèse impersonnel vers qui convergent les aspirations et les lumières. Cet esprit supérieur perçoit l’abstrait à travers le sensible ; à son niveau, la politique exclut toute passion pour demeurer un perpétuel raisonnement.
Mission du souverain de justice
Le premier devoir de l’homme d’État est de nourrir tous les hommes, car on ne prêche pas la justice et la morale à des êtres affamés ou inquiets pour leur sort. Un peuple implique un ensemble de besoins légitimes qu’il faut satisfaire avant toutes choses, faute de quoi on autorise les gens d’en bas à s’insurger.
Un souverain dit de justice ne doit pas se faire le serviteur des passions nationales, ni l’agent de l’égoïsme d’une nation. Loin de s’arrêter au seul intérêt du pays dont il dirige la destinée, il cherche en même temps à servir celui des voisins. Il veut le bien universel et ne favorise pas son peuple au mépris de l’humanité. En toute matière, il devrait suivre l’avis le plus international.
Le souverain juge a pour mission de plier à la justice les intérêts pécuniaires, au lieu de les laisser diriger le gouvernement. Il ne doit envisager que le bien général, n’ayant aucune raison de favoriser une classe sociale sur une autre. Les confits sont inévitables entre l’oligarchie et la plèbe, entre patrons et ouvriers, entre capital et travail. Tout sujet politique implique des intérêts opposés ; ne voir que l’un d’eux est une injustice, et les satisfaire également une impossibilité. Toute antinomie suppose un point d’équilibre médian, dont la recherche ne peut être le fait que d’un arbitre soucieux de concilier les oppositions.
Pour trouver un accord raisonnable, il faut un homme de méthode. Juge et médiateur rationnel entre les passions et les intérêts, il préserve sa lucidité par sa position de recul. Les demandes lui arrivent formulées et documentées par les intéressés. Avant de trancher par décret, il a deux questions à poser à ses conseils et à lui-même : quelle est la solution idéale, abstraite, et quels sont les moyens de la concrétiser. Quand tous les intérêts ont parlé, la décision finale lui appartient sous la forme d’injonctions écrites, précises et exactes. Au-dessous de lui, l’exécutif, l’armée et la police attendent ses ordres à exécuter, sachant que tout emploi exécutif sera surveillé par un mandataire civil.
Le souverain de justice décide avec l’assentiment du premier Conseil qui l’a accrédité, l’Autorité intellectuelle à qui les questions théoriques sont posées sous formes de thèses et qui, après en avoir discuté, vote une équation abstraite. En revanche, la décision que réclame un problème concret ne peut être l’office que d’un homme isolé. En cas de conflit entre sa résolution et le sentiment général, il doit rendre compte aux Chambres délibératives, ce qu’il fera sous forme écrite, avec précision et lucidité ; c’est ainsi que l’avenir, comme le présent, pourront en retour le juger.