Le mot « synarchie » a été employé à tort et à travers sans savoir de quoi il s’agissait, en ignorant tout de la théorie développée par Saint-Yves d’Alveydre. On a accolé ce nom à des groupements pseudo-humanistes et à certaines manifestations d’extrême droite n’ayant aucun rapport, ni proche ni lointain, avec l’œuvre de Saint-Yves, ce qui a donné lieu à de regrettables confusions. Le concept développé par Saint-Yves n’a rien à voir avec le mouvement de technocrates conspirationnistes qui fut actif en France sous la IIIe République et sous Vichy, et qui a repris abusivement l’appellation en se nommant Mouvement Synarchique d’Empire.
Dans l’œuvre de Saint-Yves d’Alveydre, le mot « synarchie », qui signifie « avec principes », désigne la forme de gouvernement organique et synthétique bâtie sur les trois pouvoirs sociaux. Son nom s’oppose à celui d’« anarchie », qui veut dire « sans principe », et qui s’applique à tous les régimes nationaux actuels ainsi qu’aux relations internationales. Dans ses ouvrages appelés « Missions » (Mission des Souverains, Mission des Ouvriers, Mission des Juifs, La France vraie ou Mission des Français), Saint-Yves d’Alveydre définit les trois grands ordres sociaux et expose le moyen d’organiser leur concordance dans cette forme de gouvernement synthétique qu’il appelle synarchie.
La constitution synarchique
La constitution synarchique est trinitaire de même que l’homme, tant individuel que collectif, comprend une triple nature : intellectuelle, morale et physique. Cette triple vie appelle pour fonctions et organes équivalents : les corps enseignants, la justice et l’économie.
Pour Saint-Yves d’Alveydre, les institutions, dont la perfection importe davantage que celle des individus, doivent assurer la collaboration harmonieuse entre ces trois fonctions ; la santé de l’organisme social exige qu’elles soient organisées de façon à coexister sans que l’une n’étouffe les autres. « Rapprochement » est le maître mot que préconise Saint-Yves ; car il s’agit moins d’inventer que de réunir les éléments sociaux que la politique divise et oppose entre eux.
La synarchie trinitaire doit comporter trois chambres représentatives, sociales et non politiques, dont chacune se rapporte à l’un de ces trois ordres d’activités. Le premier ordre appartient à la réunion de tous les corps enseignants, le second, au rassemblement de tous les corps politiques, administratifs et juridiques, et le troisième, au groupement de tous les corps économiques. Ces trois conseils, chargés de préparer les lois, sont élus professionnellement, et non politiquement, au suffrage universel, les délégués étant pourvu d’un mandat impératif, et non d’un blanc-seing total comme dans le parlementarisme moderne.
Les compétences des trois conseils se répartissent comme ci-dessous :
- le premier conseil, celui du pouvoir enseignant : les cultes, les académies, l’enseignement à tous les niveaux jusqu’aux universités, la culture et la presse,
- le deuxième conseil, celui du pouvoir juridique : la magistrature, le barreau, les arbitrages, les prud’hommes, les ministères, les administrations, les municipalités, l’armée, la marine et la police,
- le troisième conseil, celui du pouvoir économique : la banque, la bourse, l’immobilier, l’agriculture, l’industrie, le commerce, la main-d’œuvre urbaine et rurale, les impôts et les intérêts des consommateurs.
La reconstitution de l’Autorité sociale
La pierre angulaire de l’édification synarchique tient dans la reconstitution de l’autorité sociale, rendue indépendante du pouvoir politique. Le redressement de ce premier pouvoir social s’opérera par le rapprochement des facultés enseignantes, des sacerdoces et des corps savants, par leur réciproque animation, leur interaction dans un esprit de tolérance et leur collaboration sans confusion, ni fusion, dans un Conseil de l’Enseignement. Réunir dans cette instance collaborative tous les organes de pensée, de recherche et d’enseignement, les universités, les écoles et les instituts, les arts, les sciences et tous les cultes, c’est redresser l’autorité qui s’imposera aux deux autres pouvoirs, économique et politique, non par la contrainte mais par le seul prestige de son savoir. L’autorité contrôle le pouvoir avec le soutien des mœurs publiques. Les gouvernants tiennent leur autorisation de cette puissance indépendante de la leur ; s’ils viennent à dévier vers le pouvoir personnel, elle peut les rappeler à leurs devoirs, voire les relever de leur autorisation. L’autorité enseignante doit échapper à toute intrusion du pouvoir politique dans son fonctionnement interne ; pour préserver son autonomie, elle doit gérer elle-même ses affaires en disposant librement de ses ressources.
La pierre angulaire de ce projet grandiose, le relèvement de l’autorité sociale par l’assemblée de tous les cultes et de tous les corps enseignants, suppose la bonne volonté des parties appelées à collaborer dans ce premier Conseil. Cependant, il ne suffira pas aux participants à cette assemblée de se montrer tolérants pour qu’elle apporte davantage de lumière qu’une chambre de députés. Prendre conscience de leur vocation sera nécessaire pour qu’ils assument leur rôle d’autorité sociale. Dans cette attente, il serait opportun que, dès à présent, des colloques réunissent des représentants des autorités spirituelles et éthiques de toutes les religions, des éducateurs et des spécialistes des sciences humaines et physiques en vue de proposer aux politiciens des solutions aux grands problèmes.
Le troisième Conseil de l’économie
Le troisième Conseil représente les intérêts économiques du pays, sans intervention ni du gouvernement ni des partis politiques. Il reçoit du deuxième Conseil son code de justice arbitrale, et du premier Conseil les principes des sciences et des arts qui intéressent la vie économique. Il se divise en cinq branches : agriculture, commerce, industrie, finance et main-d’œuvre, et traite des questions concernant notamment la bourse, la banque, les établissements de crédit, les agences de change, l’assurance maladie, les caisses de retraites… Les syndicats de travailleurs auront intérêt à envoyer leurs meilleurs spécialistes dans cette chambre où les syndicats de la finance, de l’industrie, de l’agriculture et du commerce mandateront leurs délégués spéciaux[1].
La loi sociale des gouvernés
La loi politique des États comprend trois pouvoirs que les théories classiques appellent législatif, judiciaire et exécutif. La loi sociale des gouvernés, qui doit lui faire contrepoids, se définit par les trois pouvoirs sociaux : intellectuel, juridique et économique. La souveraineté des trois chambres sociales engendre la souveraineté politique, et la régénère en cas de défaillance. La synarchie opère l’union des deux lois, dont le parallélisme s’établit ainsi[2] :
LOI SOCIALE des gouvernés
Conseil de l’enseignement
Conseil juridique
Conseil économique
LOI POLITIQUE des gouvernants
Pouvoir délibératif
Pouvoir judiciaire
Pouvoir exécutif
La suprématie d’un droit qui s’impose à l’État, chose souhaitable en soi, exige que ce droit émane d’une source autre que l’État ; quand les forces sociales ont été absorbées par le pouvoir politique, l’idée d’un droit autonome dominant l’État perd son sens[3]. Dans le système synarchique, les trois corps politiques ont pour charge d’appliquer les lois que les chambres sociales formulent sous forme de vœux ; ils ne peuvent pas promulguer d’autres lois. Les conseils sociaux agissent sur les conseils politiques : l’enseignement sur le délibératif par la science et le savoir, le juridique sur le judiciaire par la conscience publique, et l’économique sur l’exécutif notamment par le consentement à l’impôt.
Le suffrage universel synarchique
Saint-Yves préconise le suffrage universel dans un usage non pas politique et quantitatif, comme dans les démocraties modernes, mais comme représentation professionnelle et sociale. Les électeurs répartis selon leur fonction sociale forment les trois grands collèges : celui de l’ordre économique, celui de l’ordre juridique et celui de l’ordre enseignant. Chaque individu majeur d’une commune vote dans son collège local pour élire le collège électoral du département, toujours réparti en trois pouvoirs sociaux. Un candidat ne peut se présenter que dans la section à laquelle le rattache sa profession, de sorte que l’agriculture soit représentée par un agriculteur, l’enseignement par un enseignant, et non par un juriste ou un médecin, eux-mêmes ne pouvant être représentés par un agriculteur ou un enseignant. Il faut que le délégué soit spécialisé dans son mandat. Au lieu d’élire un député supposé bon à tout faire, on divise le pouvoir des mandataires en trois chambres distinctes, pour l’enseignement, la législation et l’économie, de façon à avoir trois spécialistes limités à leur mandat spécifique[4]. Les collèges départementaux élisent ensuite le collège électoral central, toujours en votant par profession. Les délégations élues désignent par étages successifs leurs représentants aux assemblées du niveau territorial supérieur. Les mandataires reçoivent un mandat impératif de leur ordre. À cet effet, toute élection doit être précédée de la rédaction, par les électeurs, des cahiers de doléances établis pour chacun des trois ordres. Ensuite, les trois pouvoir sociaux rédigent chacun une synthèse de ces cahiers dans leur domaine propre.
La triple hiérarchie des compétences professionnelles forme les trois assemblées consultatives des gouvernés, dont sortiront les trois conseils législatifs des gouvernants. Parmi ce triple conseil, l’examen puis l’élection sélectionnent un triple fonctionnement ministériel. Le chef du premier ministère, représentant le pouvoir enseignant, prend le titre de Primat. Le chef du deuxième ministère, représentant le pouvoir de justice, reçoit le titre de Grand Justicier ; il est doté des prérogatives de l’exécutif armé de la force matérielle. Le chef du troisième ministère, représentant le pouvoir économique, porte le titre de Grand Économe.
Le souverain de justice
La fonction suprême de chef des trois corps politiques revient au Grand Justicier, car la justice prédomine sur l’exécutif quand elle existe en tant que reflet de l’autorité sociale. Les trois conseils désignent, parmi les individus agréés par l’autorité, celui qui assumera la charge de Grand Juge. Ce souverain de justice est instruit et éclairé par le premier Conseil, dont il reçoit les avis et auquel il doit rendre des comptes. Il ne pourra jamais obtenir le pouvoir par la démagogie, la ruse ou les coalitions d’intérêts, puisque les candidats sont présélectionnés par l’autorité sociale, séparée du pouvoir. Il demeure l’exécuteur impersonnel d’un code applicable à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, auquel il ne pourra pas attenter à sa fantaisie.
L’équilibre entre gouvernants et gouvernés
La synarchie résout l’antagonisme entre gouvernés et gouvernants. Les gouvernés ne sont plus exclus des décisions, ni dupés par les politiciens qui, sitôt élus, trahissent leurs promesses électorales ; les gouvernants synarchiques ne font qu’exécuter les vœux des gouvernés, exprimés par un vote émis dans leurs compétences professionnelles, en dehors de toute démagogie électorale. Les trois corps politiques, ainsi que le deuxième et le troisième collège, reçoivent de l’autorité sociale les enseignements utiles pour exercer leur fonction. On n’accède aux postes publics qu’au moyen de l’examen, et tout dirigeant, jusqu’aux chefs des grands corps politiques, est révocable par décision de l’autorité s’il faillit à ses devoirs ou s’il abuse de ses fonctions.
Dans toute question sociale entrent en jeu des intérêts contradictoires, comme entre les ouvriers et les patrons. Un autre antagonisme oppose les droits individuels et la nécessité collective, car la société n’existe qu’au prix de renonciations consenties par les individus. Entre les oppositions, il faut des médiateurs dotés à la fois d’un esprit d’abstraction et d’une bonne connaissance des réalités. Pour que l’instance médiatrice puisse se prononcer, il est nécessaire que les travailleurs aient une représentation et des cahiers périodiques.
Nulle trace de communisme n’apparaît dans le schéma synarchique. Saint-Yves prédisait qu’on ne pourrait imposer le communisme que dans la pire des dictatures césarienne. La justice sociale ne résulte que d’un équilibre. Le premier besoin à satisfaire en priorité est le droit au travail, y compris pour les plus âgés et les handicapés. Le travailleur a le droit de savoir où va la richesse qu’il crée, et dans quels gouffres elle stagne. En tant qu’être moral, il doit voir ses droits reconnus dans un code, amélioré à mesure que les usages se perfectionnent et se diversifient. Il a droit à l’instruction gratuite, mais aussi à l’accès libre et gratuit à la culture, au théâtre ou au concert s’il n’en a pas les moyens financiers[7].
La synarchie à l’échelon local
Le système synarchique doit s’appliquer également à l’échelon de la commune. Pour le premier ordre, le Conseil de l’enseignement comprend le curé, le pasteur, le rabbin[5], les instituteurs, les professeurs de l’enseignement général et professionnel, et une délégation des parents. Le second Conseil est constitué d’un tribunal d’arbitres locaux élus, avec adjonction d’un jury des anciens. Le troisième Conseil compte les cinq sections : finances, industrie, agriculture, commerce, main-d’œuvre[6]. La volonté populaire déploie ainsi son pouvoir dans l’administration économique et locale. Elle exerce la petite magistrature de ses intérêts immédiats. Le deuxième Conseil, juridique, juge en appel, et le premier Conseil, celui de l’enseignement, en cassation.
Grâce aux trois pouvoirs sociaux, la centralisation et la décentralisation s’appuient mutuellement au lieu de s’opposer. Plutôt que de s’user dans le dualisme entre gouvernants et gouvernés, les intérêts s’expriment autour des trois conseils ; en cas de conflit entre deux conseils, le troisième conseil arbitrera. La synthèse organique rend impossible l’arbitraire. Il en sera de même dans les relations internationales quand elles seront régies selon ce triple arbitrage impersonnel. La synarchie garantit l’équilibre entre le pouvoir central et les libertés locales et régionales, alors qu’aucun des régimes politiques actuels ne se sent assez de force sociale pour concéder à ses minorités nationales une telle autonomie. Les sociétés organisées sur ce modèle sont les seules véritablement démocratiques ; l’égalité des sexes y est indéniable, l’esclavage civil ou domestique y est inconnu. Le despotisme n’y est possible qu’imposé de force et du dehors, car seule la conquête pourrait détruire une constitution d’une telle vitalité, si les conquérants sont aussi criminels que le furent les Romains[8].
[1] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Ouvriers, Bélisane, Nice, 1979, p. 55.
[2] Saint-Yves d’Alveydre, La France vraie, Calmann Lévy, Paris, 1887, p. 145.
[3] Bertrand de Jouvenel, Du Pouvoir, Hachette, Paris, 1972, p. 489-490.
[4] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Ouvriers, Bélisane, Nice, 1979, p. 50-51.
[5] De nos jours, Saint-Yves d’Alveydre y aurait sans doute ajouté l’imam musulman.
[6] Saint-Yves d’Alveydre, La France vraie, Calmann Lévy, Paris, 1887, p. 130.
[7] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Ouvriers, Bélisane, Nice, 1979, p. 50-51.
[8] Saint-Yves d’Alveydre, Mission des Juifs, Ed. Traditionnelles, Paris, 1977, p. 601.