De nombreux politiciens et intellectuels se sont réclamés de Karl Marx, une figure du XIXe siècle qui a exercé une grande influence dans les sciences sociales. Marx n’a pas prétendu fonder une doctrine, mais une méthode de connaissance, qui serait propre également à donner à la philosophie une orientation active. Son « socialisme scientifique », passé à l’état de dogme, a parfois été rendu indigeste par les couches d’interprétations verbeuses dont les théoriciens marxistes l’ont surchargé ; mais sa méthode, dite du matérialisme dialectique, n’en a pas moins fasciné des générations d’intellectuels, y compris parmi ceux classés à droite. Ses analyses des évènements politiques de son époque témoignent d’une très grande perspicacité. Le culte que lui ont voué les régimes qui se sont réclamés de lui, comme en URSS, a infligé à sa mémoire une véritable indignité ; néanmoins, rejeter sa pensée au motif qu’elle a servi de caution à des dictatures et à des sectaires équivaudrait à ne retenir du christianisme que l’Inquisition, ou à ne voir rien de mieux dans l’islam que des fanatiques comme les talibans.
On a accusé Marx d’insensibilité et de froideur, alors qu’il n’eut jamais d’autre mobile qu’une généreuse aspiration à la liberté et à l’égalité ; mais au lieu de ne donner à cette aspiration qu’un fondement moral, il l’appuie sur sa théorie matérialiste de l’histoire, soutenue par ses analyses économiques du capitalisme et de la lutte des classes. Il a lu tous les économistes de son époque, et s’est polarisé sur l’aspect économique de l’oppression sociale. L’exploitation des ouvriers par la bourgeoisie réside, selon lui, dans le régime moderne de production, celui de la grande industrie et de l’extorsion de la plus-value, qui réduit l’ouvrier à n’être qu’un rouage de la fabrique et un simple instrument aux mains de ceux qui le dirigent. Marx s’efforce néanmoins de démontrer le caractère inéluctable du renversement du capitalisme et de l’abolition de l’oppression que fait subir ce régime.
La thèse centrale de Marx voit le moteur de l’histoire dans le développement des forces productives. Chaque régime social et chaque classe dominante a pour « mission historique » de porter les forces productives à un degré supérieur d’efficacité. La domination d’une classe sociale perdure jusqu’au moment où elle bloque le progrès de la production, au lieu de le servir ; dès lors, les forces productives se révoltent, brisent les institutions et les cadres en place, et une nouvelle classe se saisit du pouvoir. Le régime capitaliste, après avoir joué son rôle en développant la production, fait à présent obstacle à son progrès, ce qui le voue à son renversement inéluctable. Les révolutions ont pour tâche d’émanciper les forces productives afin de leur permettre d’atteindre leur essor maximum.
La pensée de Marx se fonde sur une base hégélienne. Hegel croit que l’histoire du monde a pour moteur un esprit en action dans l’univers, et qui tend indéfiniment à la perfection. Marx reprend la dialectique hégélienne, mais en substituant la matière à l’esprit comme moteur de l’histoire. Dans sa vision matérialiste propre à conforter ses aspirations idéalistes, le développement de la technique doit alléger, jusqu’à le faire disparaître, le poids de la contrainte sociale sur l’homme. L’étape supérieure du communisme constituera le dernier terme de l’évolution sociale, quand l’humanité atteindra cet état idéal où la production la plus abondante, obtenue par un moindre effort, mettra fin à l’oppression.
Les marxistes révolutionnaires ont puisé leur force dans leur conviction d’être au service de cette sorte de Providence qu’est le progrès historique de la production, qui favorisera la victoire du prolétariat. Voir ce moteur progressiste à l’œuvre dans le monde revient en effet à croire à l’équivalent d’une puissance providentielle. Cependant, comme Marx rejette la religion, qualifiée d’opium du peuple, au nom d’un matérialisme qui n’a rien de spirituel, il parait plus approprié d’assimiler ce moteur de l’histoire à un Destin plutôt qu’à la Providence. De fait, la pensée de Marx a fait le lit d’hommes fatidiques qui, par son biais, ont conclu un pacte avec le Destin de leur époque.
Les révolutionnaires marxistes-léninistes étaient convaincus que le progrès des forces productives fera avancer l’humanité sur la voie de la libération, même au prix d’une oppression provisoire. Armés d’une telle assurance morale, ils ont pu traiter les idées démocratiques avec mépris, sans que leur impuissance à réaliser la démocratie ouvrière prévue par Marx ne les ait contrariés. Les opprimés en révolte, au lieu de fonder une société non oppressive, ne sont jamais parvenus qu’à remplacer une forme de contrainte par une autre. Leur enthousiasme a armé un Destin encore plus pesant que celui de l’ordre anciens qu’ils ont renversé.
On a mobilisé les masses paupérisées en proclamant que leur exploitation était liée à la propriété privée, et que tout ira pour le mieux quand la propriété deviendra collective. Il se trouve que dans les régimes dits socialistes, la suppression de la propriété privée n’a pas rendu moins pénible le labeur dans les usines ; la foi dans les forces productives est restée un facteur d’oppression des travailleurs, comme sous le capitalisme.
Marx croyait que les appareils bureaucratique, militaire et policier de la domination étatique seraient voués à dépérir quand le socialisme prolétarien rendrait leur existence obsolète ; les régimes dits prolétariens non seulement ont repris ce legs de la société bourgeoise, mais ils ont renforcé les appareils répressifs. Les révolutionnaires ont versé leur sang en croyant pouvoir mettre le système de production au service d’une société d’hommes libres et égaux ; au final, la distinction maintenue entre les fonctions de direction et d’exécution a continué d’asservir ceux qui exécutent à ceux qui décident.
Le développement de la technique n’a pas non plus pour effet automatique d’assurer à tous suffisamment de bien-être et de loisir pour que l’individu cesse d’être aliéné par le travail. Les profits qu’il dégage n’impliquent pas leur répartition équitable ; dans tous les régimes, ils sont accaparés par une classe de dirigeants.
Pour instaurer un vrai régime de liberté et d’égalité, il ne suffira pas de se fier à de supposées forces progressistes motrices de l’histoire ; la justice sociale suppose une transformation de la production, mais aussi de l’éducation et de la culture, ainsi que l’instauration d’un ordre politico-social équilibré sur le modèle synarchique.