Un phénomène universel
Aucun autre sport n’a atteint une dimension aussi universelle que le football. Au Moyen-Âge, les jeux physiques étaient le théâtre local où se rejouait la vie des villages et des bourgs, selon des règles propres à chaque région. Pour cet héritier de ces diverses confrontations locales qu’est le football moderne, la standardisation de ses règles et son hypermédiatisation ont assuré une diffusion et une popularité mondiales, comme en témoigne l’engouement que suscite tous les quatre ans chacune des occurrences de la Coupe du monde.
En tant que sport de plein air, le football permet de réunir des foules de spectateurs dans des stades gigantesques. En même temps, sa pratique demeure accessible à tous les niveaux de la société. Le foot de la rue ou des terrains vagues s’arrange avec les moyens du bord. Il peut se jouer sur n’importe quel sol et ne nécessite ni une surface dure rebondissante, comme le handball ou le basket, ni un terrain gazonné comme le rugby. Il suffit de disposer d’un ballon, tandis qu’un poteau, un arbre ou divers objets comme des plots, des sacs ou des vêtements matérialisent les buts. Le football offre aux uns le rêve d’un avenir différent, qui leur assurerait l’argent et la gloire, tandis qu’il permet aux autres d’échapper au présent et d’oublier sa frustrante réalité.
Un spectacle sportif ayant atteint une telle ampleur devient le miroir d’une civilisation. Au-delà des valeurs proclamées par la société, il révèle la réalité sous-jacente de cette dernière.
Une civilisation qui exclut et discrimine
Les sociétés modernes se prétendent égalitaires et équitables, garantissant à chacun l’égalité des chances. Pour que tous les adversaires dans le jeu puissent se prévaloir de cette parfaite égalité, ils doivent disposer des mêmes droits et des mêmes armes. Des règles codifiées sont donc censées garantir les conditions de l’équité dans les compétitions. Sur le papier, tous les espoirs restent ouverts à tous. Dans les faits, on ne peut parler d’équité ni dans les moyens matériels dont disposent les clubs et les équipes, ni dans la répartition de leurs gains.
Le sport spectacle est une forme théâtralisée de la concurrence sociale, de l’exclusion et du clivage qui prévalent dans la société moderne, sans que celle-ci le reconnaisse. On assiste en fait à des affrontements implacables où chaque point gagné par une équipe est remporté au détriment de l’autre, l’objectif étant de tuer symboliquement l’adversaire en l’écartant ou en l’éliminant de la compétition. Le geste de marquer un but au football n’est d’ailleurs pas sans rappeler le tir du chasseur qui atteint sa proie, ou celui du guerrier qui abat un ennemi ; en l’occurrence, il s’agit de transpercer les défenses de l’équipe adverse pour lui porter un coup funeste, en forçant son espace défendu que matérialisent sa moitié de terrain, sa surface de réparation et sa cage de but.
Les tribus « primitives » font du sport un usage réellement ludique, où l’adversaire est regardé comme un partenaire. Leurs jeux traditionnels se veulent coopératifs plutôt que conflictuels ; ils fonctionnent sur le partage et non sur l’exclusion. La compétition n’y vise pas la domination d’un groupe sur un autre et ne stigmatise pas les perdants. Comme il n’y a aucun enjeu supérieur à celui du plaisir de jouer, les participants à un match ne viennent pas pour vaincre à tout prix. La réussite est celle du collectif et ne passe pas par l’échec de l’adversaire.
Dans le sport moderne, la motivation principale réside au contraire dans la volonté d’affirmer sa supériorité. On ne conçoit pas un comportement autre que la gagne, comme si ce modèle conflictuel était le seul applicable à un jeu sportif.
Dans la pratique « primitive » du jeu, dès que la partie se termine, il n’y a plus ni vainqueur dominant ni vaincu dominé ; tous les participants des deux équipes prolongent le divertissement en dansant ensemble sur le terrain. Dans la pratique moderne du football, seul le vainqueur exulte, tandis que le vaincu, quasiment anéanti, est bien trop accablé par la défaite pour songer à festoyer.
Certaines sociétés primitives faisaient même durer le jeu jusqu’à ce qu’il aboutisse à une parfaite égalité entre les deux équipes. Quand l’une d’elles s’avérait manifestement plus forte que l’autre, on les rééquilibrait en effectuant entre elles des transferts.
Dans le dernier exemple de la Coupe du monde, à l’inverse, on regarderait comme impensable qu’une compétition d’une telle importance puisse se conclure par un résultat ex-æquo. Même quand les deux équipes finalistes, à l’issue de leurs nombreux matches de qualification et d’une épuisante finale de 120 minutes après prolongations (plus les arrêts de jeu), aboutissent à un score nul de trois buts à trois, on ne saurait envisager de partager entre elles le titre de vainqueur, quand bien même serait-il mérité par ces deux équipes. Il faut conclure par l’angoissante épreuve des tirs au but pour rester conforme à la logique exclusiviste, qui exige la mise à mort symbolique de l’un des deux adversaires.
Le transfert du religieux
La société industrielle moderne s’affirme rationaliste et laïque. Dans les faits, la ferveur quasi-religieuse des spectateurs se substitue au sacré. Les spectacles sportifs tiennent lieu des « rites » collectifs où le supporter vit, par procuration, le dépassement et l’accomplissement de soi par un effort exceptionnel, avec pour apothéose espérée l’ivresse de la victoire. Le perdant se voit interdire l’accès à cette « plénitude inégalable », et sa condamnation à être privé d’une telle intensité de vie rejoint l’idée d’une mise à mort symbolique.
À la sécularisation du rituel collectif s’ajoute le phénomène du vedettariat par lequel la vedette, même si elle n’a aucune prétention à commettre une telle usurpation, occupe la place de la Divinité. Le besoin de la transcendance demeure présent en tout homme, même non croyant, car il aspire à dépasser la médiocrité de sa condition ordinaire. La projection hyper-valorisante effectuée sur une idole vivante offre à ses admirateurs et admiratrices un substitut visible, sinon accessible, à un Dieu qui demeure toujours invisible et inaccessible.
Le pseudo-apolitisme
Un lien étroit est avéré entre le sport et la politique autant qu’avec la finance. Dans leur discours officiel, les instances internationales du football se proclament strictement apolitiques, car on ne saurait compromettre la pureté du sport. Dans les faits, ce principe ne s’appliquera pas avec la même rigueur selon qu’il s’agisse du pouvoir politique en place, qui ne se privera pas de récupérer à loisir la liesse populaire provoquée par les victoires de l’équipe nationale, tandis qu’aux opposants à son régime, fût-il despotique et criminel, la FIFA refusera même le droit de déployer une banderole dans les tribunes.
Dans l’Empire romain, les jeux et les spectacles de gladiateurs étaient pour le peuple les appâts de sa servitude, le prix de sa liberté confisquée. Le pouvoir employait ces drogues collectives pour garder sous contrôle des populations abêties par ces vains plaisirs. Le gouvernants modernes ne s’interdisent pas d’agiter des mobiles similaires.
La valeur éducative pervertie
L’acceptation des règles du jeu se pose comme un processus de socialisation. Dans les faits, le football de masse tend davantage à cultiver une mentalité de ghetto identitaire plutôt qu’un esprit d’ouverture. L’exaltation collective aura vite fait de reléguer dans l’oubli les valeurs morales de loyauté, de sociabilité et de fair-play.
On trouve pour excuse aux passions des supporters le rôle cathartique que jouerait le foot spectacle, qui ménagerait pour eux une occasion d’expulser les tensions générées par les contraintes sociales, pourvu que cet exutoire reste contenu par les règles inhérentes à la pratique des rencontres sportives. La réalité oblige à reconnaitre, à travers le comportement des hordes de supporters, qu’on ne maitrise pas les effets, tant individuels que collectifs, que produit cette soi-disant libération.
On se trouve ici en présence d’un paradoxe, car bien qu’on ne puisse tolérer les débordements auxquelles s’adonnent des bandes de supporters, on ne cherche pas réellement à éduquer le public, ce qui tempérerait l’enthousiasme collectif des spectateurs au détriment des énormes profits financiers qu’alimente leur passion.
La culture de l’irrationnel
La société moderne s’affirme rationnelle ; elle s’efforce de se montrer telle dans l’organisation des évènements sportifs ainsi que dans la codification des règles qui s’imposent à la pratique des jeux. En même temps, l’engouement des foules pour le football spectacle n’obéit à aucune rationalité. La ferveur collective escamote la disproportion entre d’une part les efforts déployés lors des matches et l’investissement émotionnel du public, et d’autre part la valeur purement imaginaire de l’enjeu, d’autant qu’à la différence des joueurs, les supporters n’auront aucune part aux gains faramineux empochés par leurs idoles.
À supposer que la vie ne vaille d’être vécue que grâce à ces mouvements d’enthousiasme collectif susceptibles de la pimenter, une semblable ferveur ne dure que tant que subsiste l’espérance de la victoire ; elle ne pourra que chuter aussitôt après la défaite. Or sur les 32 équipes qualifiées pour disputer la phase finale de la Coupe du monde, une seule équipe et ses fans connaitront cette joie « suprême », les 31 autres étant voués à essuyer, à plus ou moins long terme, une déception proportionnelle à leurs espoirs contrariés. Cette réflexion devrait suffire à tempérer l’engouement excessif que les plus ardents supporters vouent à cet évènement, mais ce n’est pas ce que l’on constate.