L’île des Serpents, en ukrainien île Zmiïnyï (острів Зміїний), dans la mer Noire, se situe à une trentaine de kilomètres d’Odessa, et à environ 45 km du littoral roumain et du delta du Danube.
Elle doit son nom aux couleuvres, des animaux sacrées qui la peuplaient dans l’antiquité, mais qui ont disparu depuis longtemps.
Un emplacement stratégique en mer Noire
Celui qui tient ce bout de terre d’une superficie d’à peine 17 hectares pourrait, dit-on, contrôler l’accès à Odessa, le principal port de commerce ukrainien.
Le 24 février 2022, les troupes russes s’emparèrent de l’île durant leur invasion de l’Ukraine ; mais faute de pouvoir tenir cet emplacement sous les bombardements ukrainiens, elles annoncèrent leur retrait le 30 juin suivant.
Si le départ des forces russes marque une victoire pour l’Ukraine, ce n’est pas seulement l’impact stratégique de l’évènement qui peut retenir notre attention ; l’île aux Serpents revêt, sur un autre plan, une forte valeur symbolique héritée d’une époque immémoriale.
Un lieu mythique
Dans l’antiquité, l’île des Serpents était appelée Leukè (« claire »), ou l’« île Blanche ». Pindare[1] et Euripide[2] en ont parlé comme du « brillant paradis » devenu le séjour d’Achille après sa mort à Troie. Ovide et Ptolémée ont évoqué le temple que les Grecs y construisirent en l’honneur de ce héros.
L’auteur roumain Geticus (Vasile Lovinescu) attribue une valeur plus élevée encore à cette île Blanche sur laquelle, dit-il, se trouvaient les ruines d’un sanctuaire d’Apollon. En 1823, une expédition russe enleva tout ce qui restait de ce temple, mais le mémoire de Köhler à l’académie de Saint-Pétersbourg rend compte d’une construction cyclopéenne d’une antiquité très reculée, faite de grands blocs de pierre blanche posés sans mortier[3].
Équivalents dans le monde
Hécatée d’Abdère, cité par Diodore de Sicile, parle d’une autre île Blanche également appelée Leuky, située au nord, de l’océan Atlantique, où se trouvait un temple d’Apollon ; les Hyperboréens qui habitaient cette île célébraient ce dieu chaque jour. On appelait également cette terre « l’île des Bienheureux »[4]. Dans l’Inde, l’« île Blanche », que l’on situe dans les régions lointaines du Nord, est regardée elle aussi comme le « séjour des Bienheureux », et comme la « Terre des Vivants ».
Un autre nom parmi les plus employés pour désigner « l’île Blanche » fut celui de Thulé, ou Tula hyperboréenne. Les Grecs ont fait état de la lointaine et mystérieuse Ultima Thulé qui, selon une idée très répandue, eut le caractère de « Terre du Soleil ». Le nom de Tula a été donné à des régions très diverses, puisqu’on le retrouve aussi bien en Russie que dans l’Amérique centrale ; chacune de ces régions fut sans doute, à une époque plus ou moins lointaine, le siège d’un pouvoir spirituel. On sait que la Tula mexicaine au caractère solaire correspond à la patrie originelle des Toltèques, le « paradis » de leurs héros[5].
Signification symbolique du site
Un nom mythique, comme celui d’« île Blanche », pouvait se donner à des lieux géographiques différents, notamment quand la signification symbolique de ce nom fait référence à la présence d’un centre spirituel. L’île prend alors la signification allégorique d’un endroit fixe au milieu des eaux mouvantes, évocatrices du monde soumis aux perturbations et au devenir ; elle souligne la stabilité de l’état de conscience spirituel, qu’elle symbolise, au milieu de l’agitation psychique et passionnelle. La couleur blanche attribuée à cette terre indique la lumière et la sagesse propres à l’autorité spirituelle.
L’île Blanche ou Thulé se veut à l’image de l’« île sacrée » par excellence, dont la situation aurait été polaire à l’origine, toutes les autres îles désignées par des noms de signification identique n’étant que des images de ce centre suprême. Cette terre sacrée, conçue comme une île solaire, se confond avec le pays légendaire des Hyperboréens, un peuple mystérieux qui, selon d’anciennes traditions, habitait dans l’extrême nord, et dont le pays aurait été la résidence d’Apollon, le dieu de la lumière.
À défaut d’éléments précis et avérés, il est vraisemblable qu’il faille comprendre au sens symbolique les désignations comme celles de pôle ou d’Hyperborée localisable, dit-on, au Nord du monde. Le fait de reconnaitre un caractère polaire à une île ou à une contrée indique qu’elle fut regardée autrefois comme un pôle au sens spirituel, et non géographique du mot, le qualificatif de polaire s’étant appliqué à divers centres initiatiques de premier ordre.
Un très ancien centre spirituel
Cette « représentation » du pôle spirituel a existé, à un moment donné, dans les Carpates, dans l’actuelle Roumanie. Martial appelle le Pôle gétique cet endroit qu’il situe sous le Ciel hyperboréen[6]. Il parait établi que cette région au nord de la Thrace, la Dacie, encore appelée Gétie, a été, à une date très éloignée, le siège d’un important centre spirituel et initiatique nommé Hyperborée. Plusieurs auteurs de l’antiquité ont qualifié d’hyperboréennes les contrées des monts Riphées (les Carpates) situées au nord du fleuve Hister, le Danube[7]. L’île Blanche, située à quelque distance au large de la Dacie hyperboréenne, s’intègre parfaitement dans ce symbolisme géographique universel.
Ce pôle spirituel dacique a étendu autrefois son influence dans un grande étendue de l’Europe, et notamment vers les régions du Dniepr et du Don. Une bonne partie des mythologies préchrétiennes et des contes populaires de l’Europe, chargés de symboles vivants, proviennent de cette source. Ce sujet, abordé dans mon ouvrage Conte-moi l’Ukraine, mériterait de faire l’objet d’une étude approfondie.
Un signe pour l’avenir
La possession de l’« île Blanche », l’actuelle île aux Serpents, représenterait donc pour l’Ukraine davantage qu’un signe encourageant sur le plan militaire, préludant à une victoire future.
Pour quiconque accorde une attention particulière à la signification symbolique des évènements, c’est un rôle potentiel de l’Ukraine dans le domaine intellectuel et spirituel qui transparait ici ; en effectuant un retour vers ses racines millénaires, ce pays pourrait être appelé, dans un proche avenir, à apporter au monde une brillante contribution.
Le 19 juillet 2022.
[1] Pindare, Néméennes, IV, 49-50.
[2] Euripide, Andromaque, v. 1259-1262.
[3] Geticus, La Dacie Hyperboréenne, Pardès, Puiseaux, 2003, p. 33.
[4] Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, II, 47.
[5] René Guénon, Le Roi du Monde, Gallimard, Paris, 1973, p. 82-86.
[6] Martial, Épigrammes, IX, 46.
[7] Pindare, Olympiques, VIII, 46 ; Strabon, Géographie., XI, 6, 2 ; Macrobe, Le songe de Scipion, II, 7 ; Apollonius de Rhodes, Argonautiques, II, v. 675 ; Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, VI, 7 ; Martial, Épigrammes, VIII, 78…