La mythologie égyptienne connait la figure centrale d’Osiris, le dieu qui vécut, souffrit et mourut de mort violente, avant de devenir le juge et le sauveur des âmes dans l’autre monde. Osiris fut un roi légendaire qui gouverna le monde avec justesse et sagesse. Il civilisa les hommes et les arracha de leur animalité ; il leur apprit à se nourrir, leur apporta la religion et la loi. Son frère Seth gouvernait une province en son nom. Seth, jaloux d’Osiris, l’assassina par traîtrise et découpa son corps en quatorze morceaux, qu’il dispersa dans tout le pays.
L’épouse d’Osiris, Isis, réussit toutefois à retrouver les morceaux éparpillés et à reconstituer le corps de son époux, à l’exception de l’organe sexuel qu’un poisson du Nil, le Khat, avait dévoré. Isis essaya par tous les moyens de rendre la vie au corps momifié d’Osiris, mais elle ne parvint à lui insuffler qu’une vitalité réduite. Osiris ne subsistait plus que comme une ombre impuissante au pays des morts, dans le monde souterrain.
Isis réussit néanmoins à remplacer la partie du corps d’Osiris qui lui manquait et à lui transmettre assez de vie pour en recueillir la semence. C’est ainsi que, bien qu’elle ne soit pas parvenue à réanimer le corps reconstitué de son époux, elle put donner naissance à leur fils, Horus, le dieu faucon, l’enfant posthume d’Osiris.
Quand Horus eut grandi, avec l’appui du dieu Thot, il se fit rendre justice vis-à-vis de Seth devant le Conseil des Dieux. Il obtint pour lui la reconnaissance des prérogatives d’Osiris, son père. Une lutte implacable l’opposa alors à son oncle Seth. Dans le chapitre 112 du Livre des Morts égyptien, Seth prit la forme d’un sanglier noir et parvint à crever l’œil d’Horus, mais ce succès fut temporaire, car le dieu solaire, Râ, vint au secours d’Horus pour l’aider à soigner sa blessure. La lutte se poursuivit, et Horus réussit à castrer Seth. Thot mit fin à la lutte entre Seth et Horus, et rétablit entre eux la concorde et la paix. Horus descendit au pays des morts, où il parvient enfin à réveiller et à réanimer Osiris.
Le mythe d’Osiris revêt des significations sur plusieurs plans.
L’origine du monde
La tragédie d’Osiris s’apparente, dans la mythologie grecque, au meurtre et au démembrement de Zagreus par les Titans. Elle fait allusion au passage de l’Unité première à la divisibilité et à la multiplicité, dont résulte l’existence de tous les êtres existants. La création a pour origine ce « sacrifice » de la Divinité unique, qui auto-limite sa possibilité universelle afin de permettre à tout objet créé d’exister de manière autonome vis-à-vis d’Elle. Les Védas indiens parlent du sacrifice initial de Purusha, l’Esprit universel, qui fut divisé par les dévas (Rig-Véda X, 90) ; de ce premier sacrifice naquirent tous les êtres de la création. Dans la Kabbale hébraïque, l’Univers et tous ses êtres proviennent de la fragmentation de l’Adam Qadmon, « l’Homme Universel » déchu et paralysé, dont tous les êtres de l’Univers sont des parcelles. L’Apocalypse (13, 9) évoque l’Agneau égorgé depuis la création du monde. La tragédie d’Osiris durera tant que durera la chute et la misère du monde terrestre.
Le fait que le sacrifice d’Osiris soit un meurtre revient à la même chose, car Seth, son assassin, est comme tous les autres êtres, issu du Principe unique. C’est Osiris lui-même qui, en l’établissant comme gouverneur en son nom, lui a conféré sa puissance.
Le rassemblement des membres épars d’Osiris, ou de Purusha, pour régénérer leur corps désigne le retour à l’Unité du Principe. La reconstitution de l’Homme cosmique, l’Adam Qadmon, s’opère par la réintégration des êtres dispersés dans l’état primordial « adamique ».
Le juste supplicié
Osiris présente des similitudes avec des figures de justes suppliciés : Prométhée, Dionysos, le Christ… Le mythe de Prométhée reflète l’histoire d’Osiris dans son rôle d’instructeur de l’humanité et d’innocent sacrifié. Le destin d’agneau sacrifié échoit également au Christ. Comme Osiris, Jésus Christ vécut une existence de chair, enseigna les hommes, subit la trahison et la mort, et ressuscita. Le Juste sacrifié joue le rôle de médiateur entre le monde divin et le monde terrestre et humain. Sa médiation est rendue possible par son incarnation, qui déjà constitue un sacrifice, car l’incarnation d’un Être divin ne peut s’opérer qu’au prix d’une mutilation, ou d’un renoncement à ses facultés divines.
L’état de l’être humain
La situation d’Osiris évoque également celle de l’élément divin en l’homme ; son découpage en morceaux équivaut à la descente de l’Être dans les mondes matériels, et au démembrement de son ancienne harmonie. En conséquence, le corps se sépare de l’esprit, la raison et la sentimentalité tirent chacune de leur côté, et les sentiments eux-mêmes s’éparpillent sous l’impulsion de désirs souvent contradictoires.
Osiris personnifie l’esprit, le Soi, l’être divin présent en l’homme en tant que reflet de l’Esprit divin universel, tandis qu’Isis, son épouse, figure l’âme spirituelle. Dans l’état actuel de l’être humain incarné, le Soi est comme paralysé, réduit à une quasi impuissance, confiné dans le monde souterrain, c’est-à-dire dans les profondeurs obscures de l’être.
Bien que mort et paralysé, Osiris assume dans le monde inférieur le rôle de juger les morts devant la balance de Justice et de Vérité ; l’homme intérieur et ses actes passés sont examinés par le Soi divin, au moyen d’un instrument de mesure impartial. Osiris, le juge intérieur, prend acte du devenir de chacun en fonction de son comportement. Si l’homme est reconnu justifié, il préside à son salut et à sa résurrection depuis son royaume souterrain, la part obscure de l’être humain.
Le processus initiatique
Le processus initiatique en Égypte faisait référence au mythe d’Osiris tué et morcelé, puis reconstitué, et rendu à la vie. L’initié, qui mourait d’une mort rituelle pour renaître, poursuivait pour objectif de réintégrer l’état originel. Le rassemblement des morceaux éparpillés et la reconstitution par Isis du corps d’Osiris signifient la reconstitution de l’unité primordiale et la restauration de l’harmonie dans l’être humain. Dès lors, l’esprit et le corps, la raison et le sentiment, au lieu de se tirailler, marchent dans la même direction par effet de cette renaissance à la vie divine.
Isis, l’âme spirituelle, parvient à retrouver les morceaux épars d’Osiris, à l’exception de son phallus. L’homme possède en lui les éléments susceptibles de recomposer l’être primordial, sauf celui qui lui manque : la virilité transcendante, image du pouvoir créateur divin. C’est par l’initiation qu’il regagnera ce pouvoir créateur perdu. Tant qu’il n’a pas retrouvé cette clé, Osiris, même reconstitué, demeure paralysé et figé par la mort.
Depuis le monde souterrain, Osiris préside la fertilité végétale ; il fait pousser et croître les plantes. En commandant dans la nature le cycle de la mort, de la germination, de la renaissance et de l’éclosion, il assure symboliquement la transmutation de l’homme vers un autre état de conscience. Cette fonction rappelle le symbolisme du grain dans les Mystères d’Éleusis, où le premier stade de la renaissance se comparait avec la germination d’une graine. L’initié s’employait à irriguer et à purifier en lui la partie centrale, assimilée à Osiris, demeurée à l’état rigide et momifié, et qu’il s’agissait de régénérer et de rappeler à la vie.
Osiris triomphant marque la fin de cette phase de l’initiation, appelée les petits Mystères, qui se terminait avec le retour à l’être accompli. L’appellation d’Osiris s’appliquait aux initiés parvenus à cet état de renaissance. Lorsque le pharaon s’identifiait à Osiris ou à Râ, il ne le faisait pas par privilège royal ni dans un but de propagande politique ; il y était autorisé au titre de sa qualification spirituelle, nullement réservée au pharaon, mais néanmoins requise avant de pouvoir tenir le sceptre.
La lutte entre Horus et Seth
Celui qui consacrera la victoire d’Osiris, c’est le dieu faucon Horus, né d’Isis et d’Osiris après qu’Isis ait reconstitué le corps de son époux. La naissance d’Horus est identique à l’éveil de l’initié. Le chapitre 19 du Livre des Morts égyptien, un texte symbolique qui rapporte le parcours des initiés dans l’ancienne Égypte, parle du rétablissement d’Horus « dans ses droits d’héritage », l’héritage d’Horus évoquant l’état de l’être réintégré dans toutes ses potentialités. Horus, le faucon céleste porteur de lumière, équivaut en Grèce à Apollon. Il symbolise l’être pur, le reflet en l’homme du soleil spirituel, l’Esprit divin. Dans le Livre des Morts, l’initié accompli peut se proclamer comme étant lui-même Horus, car il s’est identifié à l’être intime qui vit de la vérité, à cette part divine en l’homme.
L’antagonisme entre Seth et Horus se lit naïvement comme une lutte entre le méchant et le bon ; Seth a tué Osiris par traîtrise, mais il ne perd rien pour attendre qu’Horus vienne lui régler son compte. En réalité, la complémentarité reste sous-entendue derrière leur opposition. Cette lutte illustre l’interaction des principes à la fois antagonistes et indissociables, qui concourt à l’harmonie du monde.
Seth, l’adversaire d’Horus, est le Seigneur du monde minéral, du squelette, de l’élément solide et figé. Il apparaît comme le principe fixateur qui confère aux choses leur stabilité, le fondement sur lequel l’ordre terrestre est instauré. En même temps, il incarne la faculté génératrice. Dans sa lutte contre Horus, il prend la forme d’un sanglier noir. La couleur noire exprime une réserve de force et de fécondité. Le sanglier détient la puissance vitale et instinctive : il peut désigner la fougue des passions ; au niveau sens cosmologique, il évoque le courant des forces élémentaires.
L’œil unique d’Horus représente le mouvement inverse de Seth : la résorption des formes dans l’Unité non manifestée, le retour au Principe primordial divin. Dans le combat qui oppose Horus et Seth, chacun cherche à atteindre l’organe par lequel l’autre manifeste sa puissance. Seth crève l’œil d’Horus, amoindrissant ainsi le regard de Dieu sur le monde ; il neutralise la puissance qu’a Horus de résorber les formes, son pouvoir de les rappeler à l’Unité divine.
La victoire de Seth est temporaire, car le dieu solaire, Râ, vient au secours d’Horus pour l’aider à soigner sa blessure. C’est à l’initié que revient le soin de retrouver la vision perdue, de guérir son œil intérieur et de le reconstituer pour rendre la vie à Osiris. Le pharaon, en tant qu’initié ayant réussi dans cette tâche, était représenté portant l’uræus sur son front, l’image de l’œil divin régénéré.
La lutte se poursuit, et Horus réussit à castrer Seth. Le sexe de Seth manifeste la faculté génératrice des formes, le courant de la manifestation et le principe de la matérialisation, qui empêche l’être de s’affranchir du monde des formes. Dans la mythologie grecque, Chronos, identifiable à Saturne ou à Seth, subit lui aussi une émasculation, c’est-à-dire une neutralisation de sa puissance fixatrice.
La réconciliation des combattants et la paix entre eux est célébrée au chapitre 183 du Livre des Morts. C’est Thot, le dieu de l’initiation aux petits Mystères, qui met fin à la lutte entre Seth et Horus ; c’est à l’issue de cette phase de l’initiation que l’adepte s’affranchit de sa dépendance envers son état formel, et qu’il résout à son niveau l’antagonisme entre la détermination et l’indéterminé.