Le XIXe siècle a vu croitre le succès des théories matérialistes, dont l’impact sur la mentalité générale fut tel que même les esprits étrangers à cette vision du monde durent s’adapter à sa domination. Le matérialisme répondait sans doute à un besoin de clarifier la pensée en la débarrassant de plusieurs fantasmagories, mais il devint très vite un filtre rétrécissant, un frein réducteur dont les effets dommageables persistent de nos jours.
Le matérialisme, pour résumer ses positions, nie toute existence immatérielle au-delà du monde sensible. Il ne reconnait aucun principe divin, aucune vérité transcendante, et ne conçoit l’âme que comme une notion abstraite. Le monde physique, borné aux corps et aux formes visibles, se suffit à lui-même. La nature s’explique par une conception mécaniste qui ne voit dans les êtres vivants qu’une combinaison aléatoire de molécules, et qui réduit l’homme à n’être que l’une des nombreuses espèces animales produites par l’évolution naturelle.
Les thèses les plus fréquentes soutenues par la vision matérialiste sont exposées ci-dessous, chacune d’elles étant suivie des objections qu’elle soulève.
La fin de la pensée mythique
Selon les thèses matérialistes, les mythes et les religions trouvent leur origine dans un besoin inné qu’éprouve l’homme de calmer son anxiété en cherchant une finalité à l’existence. Les peuples anciens, limités dans leurs capacités cérébrales, ont par superstition divinisé les forces naturelles pour donner naissance aux idoles du polythéisme. L’évolution a ensuite conduit l’humanité à l’étape supérieure du monothéisme et de la pensée abstraite, pour culminer dans le scientisme contemporain.
Les doctrines spirituelles pouvaient autrefois se justifier par les connaissances limitées de leurs époque, mais de nos jours, les mécanismes physiques et biologiques sont suffisamment connus pour qu’aucun principe transcendant soit nécessaire pour interpréter le monde. Plus la science parvient à cerner la complexité du réel, mieux on approfondit sa compréhension, et plus les croyances métaphysiques perdent leur raison d’être.
Réfutation :
Le matérialisme prétend éradiquer les croyances et les mythes, considérés comme des résidus de croyances primitives qui ne sauraient survivre aux progrès de la connaissance. Il s’agit là d’un apriori évolutionniste projeté sur l’histoire humaine. La soi-disant naïveté primitive est une supposition gratuite ; les anciennes civilisations, dans leurs formes élevées, n’ont pas vécu dans la déification fétichiste de la nature, mais dans une compréhension symbolique des phénomènes naturels, regardés comme des symptômes du monde invisible qui sous-tend le monde visible.
Les anciens savants prenaient en compte ces réalités d’un autre ordre, mais ils n’ont pas renoncé pour autant à penser de manière logique. Leur démarche, fondée sur une connaissance atteinte de l’intérieur, cherchait à déceler le principe causal dans toutes les choses, regardées comme des incarnations du flux d’énergie qui imprègne le monde. Le fait de ne pas comprendre leur mode d’expression symbolique, seul capable d’exprimer une pensée non matérielle, n’autorise pas à réduire leur intellectualité à une mentalité primitive. Nier l’existence du suprasensible ne justifie pas qu’on traite d’arriérés mentaux ceux qui se sont penchés sur le domaine.
Le principe d’invariance et de conservation de l’existant
La nature ne poursuit aucun but et aucun objectif ; néanmoins, un mécanisme d’une extrême efficacité assure aux êtres vivants non seulement leur préservation, mais la reproduction invariante de leurs structures. Les organismes sont à la fois exposés à des variations totalement fortuites, et à la fois dotés d’une propriété d’invariance suffisamment puissante pour perpétuer les effets de ces mutations accidentelles. Des perturbations aléatoires et chaotiques sont ainsi répliquées, avec un étonnant degré de fidélité, dans le code génétique de l’ADN.
Réfutation :
La pensée métaphysique voit dans toute mutation l’action de deux principes : l’un, créateur ou informateur – qu’on l’appelle Dieu, l’Esprit ou l’Essence -, l’autre, matériel et plastique, ayant pour attribut une force conservatrice qui assure sa fixité à la Matière « informée » par le Principe créateur. Le matérialisme récuse l’existence du Principe formateur, qu’il remplace par le pur hasard, mais il maintient en place le Principe de fixité et de conservation. Un mécanisme de l’invariance convertit le produit du hasard en une règle scellée par la nécessité. On prétend ainsi faire cohabiter deux choses incompatibles : le chaos et l’ordre.
Une théorie matérialiste, pour être cohérente, ne devrait voir que chaos et absurdité dans un monde sans ordre préconçu, qui exclut toute finalité ; elle se contredit quand elle érige la préservation de l’existant comme l’effet d’une nécessité qui n’a, en soi, aucune raison d’être. Si cette force conservatrice ne procède pas d’une intention initiale, ainsi que le conçoivent les doctrines religieuses et métaphysiques, quelle est donc cette puissance qui permet que des changements aléatoires deviennent invariants ?
Le règne absolu du hasard
Le credo central du matérialisme affirme la contingence de toute existence. La nature est aveugle, ne poursuit aucun objectif intentionnel, et son évolution ne répond à aucun projet initial. La seule hypothèse recevable pour expliquer le prodige de la vie est le hasard absolu et aveugle.
L’homme a émergé dans l’immensité de l’univers par effet du pur hasard, sans qu’aucun destin ni vocation n’aient jamais prévu qu’il doive exister. La diversité et la complexité des organismes vivants est le fruit d’une évolution produite sur des milliards d’années sur la terre, un astre isolé parmi des milliards et des milliards d’homologues dans l’univers. Ce phénomène, statistiquement improbable si on le considère isolément, devient envisageable sur une assiette étendue à un nombre indéfiniment grand.
Réfutation :
Le passage du vivant à l’inerte ne cesse de se produire sur terre, à chaque seconde, par la mort des êtres et des organismes. En revanche, l’inverse, le passage de l’inerte au vivant, n’a jamais pu être observé, et n’a jamais pu être reproduit par l’expérience en laboratoire. L’émergence du premier organisme supposerait la formation, à partir de composés carbonés, des premières macromolécules capables de se répliquer, et que l’une de ces « structures réplicatives » évolue pour donner naissance à la cellule primitive. Comme aucune intentionnalité ne préside à ces phénomènes aléatoires, il en résulte une infime probabilité qu’ils puissent se produire. Les tenants de matérialisme en conviennent volontiers ; ils n’en font pas moins reposer leur explication du monde sur cette hypothèse invérifiée.
La production d’un phénomène statistiquement improbable ne s’arrête pas à la naissance spontanée de la première cellule vivante : elle se renouvelle à chaque évolution d’un organisme vers une forme plus élaborée, ce qui surmultiplie les cas de « hasard constructif » bien au-delà du crédible. On en arrive à admettre qu’une série de réactions chaotiques totalement aveugles ont pu aboutir à donner naissance à l’intelligence humaine dans ses plus hautes manifestations. Prétendre faire sortir le « plus » du « moins » de façon aléatoire, sans qu’aucune intention ne commande le phénomène, est une des absurdités du matérialisme.
La théorie du changement et de l’évolution
Les mutations génétiques s’effectuent par l’adaptation des organismes en interconnexion avec leur environnement. Tous les êtres vivants, y compris les humains, sont les produits du hasard sur lesquels opère la sélection naturelle. La théorie darwinienne, prolongée par la théorie moléculaire de l’hérédité, suffisent à expliquer l’évolution des espèces ; les sujets les moins adaptés à leur milieu disparaissent tandis que les plus aptes survivent, se reproduisent et transmettent à leur descendance leurs caractères héréditaires qui, loin d’avoir été conçus de façon providentielle, restent avant tout le fruit du hasard et du chaos.
Réfutation :
La théorie de 1’évolution des espèces repose sur une confusion entre l’espèce et sa variante. La sélection naturelle peut expliquer certaines évolutions dans le cadre d’une même espèce. On conçoit que les mammifères ruminants se distinguent par leur rapidité à la course parce que les moins rapides d’entre eux se font dévorer par les carnivores. Cependant, on interprète comme étant l’origine d’une nouvelle espèce ce qui n’est qu’une variante à l’intérieur d’une même espèce. On a ainsi prétendu étendre la théorie darwinienne bien au-delà du champ où elle se vérifie. On croit sans preuve qu’elle peut expliquer de supposées transformations d’une espèce à une autre, puis d’un règne animal ou végétal à un autre. Elle n’éclaire pas les raisons qui auraient poussé, par exemple, des amibes ou des poissons à muter d’espèce à espèce jusqu’aux mammifères terrestres. Une doctrine aussi incertaine sur le plan scientifique a été prise inconditionnellement comme un dogme ou une croyance.
À supposer toutefois qu’on ne remette pas en cause la théorie évolutionniste de Darwin, l’explication fondée sur l’adaptation des organismes à leur environnement laisse supposer qu’une pulsion plus ou moins obscure pousserait ces structures à vouloir vivre. Cette croyance en une tendance à la survie et à l’adaptation des organismes, comme moteur de l’évolution, relèverait d’un mythe d’autant moins avoué qu’il contredirait la thèse de l’absence de finalité ou d’intention initiale dans le processus évolutif. Dans les premiers stades de l’évolution, où il ne faut même pas supposer que les organismes rudimentaires puissent être doués du moindre début de conscience, on ne voit pas en quoi il importerait davantage à des composés fortuits d’être vivants plutôt qu’inertes. Ou alors il faut attribuer à la matière une tendance intrinsèque ou une volonté obscure qui la pousserait à se développer et à évoluer, chose que les tenants d’un matérialisme pur et dur se refusent à envisager.
Les promesses de la science
Des phénomènes, comme la conscience, échappent à une explication « objective » parce que nos connaissances actuelles ne permettraient pas encore de comprendre dans son entier le fonctionnement d’un organe aussi complexe que le cerveau ; mais l’optimisme, encouragé par les avancées scientifiques, reste de mise. Les progrès de la science, croit-on, permettront un jour d’éliminer toute explication attribuant à l’activité mentale et cognitive une cause étrangère aux mécanismes cérébraux d’ordre chimique et biologique. On saura alors affecter telle ou telle faculté cognitive ou sensitive à telle partie précise du cortex ou du thalamus ainsi qu’à tel type de cellules qui, en l’état actuel, restent à identifier.
Réfutation :
Le matérialisme prétend affranchir l’humanité de la pensée mythique, mais avec le scientisme, il érige sans se l’avouer un mythe de remplacement. On se flatte que le mystère sera un jour dissipé ou, à défaut, que les progrès de la connaissance permettront de le circonscrire à un point de plus en plus réduit. Cette attitude confond la description d’un phénomène, fut-elle au maximum précise et détaillée, avec sa compréhension. En dépit des avancées de la biologie moléculaire, la distinction entre la matière inerte et la matière vivante continue d’échapper à l’intellect, tout comme la notion basique de matière.
De surcroit, la théorie matérialiste qui se réclame de la science pour fonder une explication du monde contredit les principes d’une démarche scientifique. Elle tient pour quasiment assurée une hypothèse érigée en dogme, celle de la génération spontanée, fortuite et aléatoire de la vie, alors qu’un tel phénomène n’a jamais été observé, n’a jamais été produit par l’expérience, et que la possibilité qu’il se réalise se heurte aux règles mathématiques de la statistique et du calcul des probabilités.
Le parti pris matérialiste ne peut aboutir qu’à deux issues possibles ; soit on reste fidèle à la conviction de l’absurdité d’un univers privé de sens, et on renonce à penser et à se poser des questions, soit on cherche une explication en substituant, aux mythes qu’on se flatte d’avoir éradiqués, d’autres mythes que l’on s’est élaborés. C’est ainsi qu’une attitude négationniste a parfois conduit plusieurs de ses tenants à vouloir combler le vide en glissant vers la superstition.